O. PEtUSSIBR, PRECIS DE L'HISTOIRE LA 1 Littérature Française (8« Portraits) il Librairie Dela^ave V présentée) to Zhc Xibrarç of tbe ïïlniveraitç of îToronto b^ Miss F, Bn^lish Ja^ ^PRECIS DE L'HISTOIRE DE LA Littérature Française Georges PELLISSIER Docteur es lettres Professtur de Première ait. Lycée Janson-de-Sailly. I ILLUSTRÉ DE 84 PORTRAITS^ j Soixante-neuvième mille. PARIS LIBRAIRIE DELAGRAVE 15, RUE 80UFFL0T 15, 1920 Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. PQ né T'A PREFACE Ce Précis de l'histoire de la littérature française s'adresse spécialement aux élèves des lycées. Nous avons déjà maints ouvrages du même genre, et fort bien faits sans doute; mais, si les uns sont beaucoup plus étendus, et si d'autres, par l'esprit qu'ils déno- tent, semblent se recommander de préférence aux établissements congréganistes, celui-ci rendra peut- être quelques services. Il se divise en six parties. La première, qui va des origines à la Renaissance, n'a que quatre-vingts pages environ : c'est assez, je crois, pour dire le né- cessaire sur notre littérature du moyen âge. La troi- sième, qui traite du xvii® siècle, est la plus longue. Pourtant j'ai donné, dans la quatrième, sa juste part au xviii® siècle : moins « classique » que le précé- dent, le xviii^ siècle nous intéresse davantage au point de vue de l'évolution philosophique et même de l'évolution littéraire. Quant au xix^ siècle, il occupe deux parties. Cette division m'a paru néces- saire; car le romantisme, qui remplit l'une, et le VI PREFACE réalisme ou naturalisme, qui domine dans l'autre, s'opposent entre eux sur bien des points. Mon objet principal a été d'écrire un livre clair, suivi, méthodique, soit pour sa composition générale, soit pour l'étude particulière des époques, des écri- vains et des œuvres. Au début de chaque chapitre, un résumé en repro- duit l'ordre et en indique le contenu; j'ai fait ces résumés très brefs et j'ai tâché de les faire signifi- catifs. A la fin de chacun sont recommandées quelques lectures. Elles se bornent en général aux livres qu'un élève peut se procurer aisément, ou même qu'il doit avoir sous la main. Je ne mentionne pas certains ouvrages dont le titre aurait presque par- tout reparu, par exemple les Études littéraires de M. Emile Faguet et le Cours de littérature de M. Félix Hémon. Les deux volumes auxquels je renvoie dans les notes, le XV IP siècle par les textes et le XVIII'' siècle par les textes\ ne font point double emploi avec les Recueils de morceaux choisis en usage ; j'ai voulu y mettre sous les yeux des élèves, non pas, à propre- ment parler, les plus belles pages de nos auteurs, mais surtout celles qui peuvent le mieux les intéres- ser k ûPéY9 histoire littéraire, leur en nrésenter les 1. Le XVII' siècle par les textes, 1 vol. in-S», broché, 5 fr., relié, 6 fr. (De- lagrave éditeun, par G. Pellissier. Le XVIII" siècle par les textes, 1 vol. in-8», broché, 5 fr., relié, 6 fr, (De- lagrave éditeur), par G. Pellissier. PREFACE VII divers aspects, leur en expliquer le développement. Un troisième volume du même genre, pour le xix° siècle, sera très prochainement publié. Quant aux astérisques qui figurent dans ce texte, on les trouvera répétés après chaque chapitre, avec l'indication des morceaux où ils renvoient^ Georges Pellissier. 1. Morceaux choisis, par F. Brunetière et M, Pellisson. Classes de Sixième et Cinquième 1 vol. in-12, toile... 2 fr. 50. Classes de Quatrième et Troisième 1 vol. — .... 3 fr. 25. Classe de Seconde 1 vol. — .... 4 fr. Classe de Première 1vol. — .... 'v fr. LITTÉRATURE FRANÇAISE PREMIERE PARTIE LE MOYEN AGE CHAPITRE PREMIER Origine et formation de la langue française. RESUME La Gaule à l'époque de la conquête romaine. Aquitains ; Belges et Celtes, le celtique évincé par le latin. Pourquoi? Invasion des Franks. Leur apport. La langue reste foncièrement latine. Pourquoi? Le latin littéraire et le latin populaire. C'est le latin populaire qui, profon- dément modifié, devient le « roman »>. Caractères du.« roman ». 1^ Les mots. Règles de la formation populaire : persistance de l'accent tonique, suppression de la voyelle médiane, chute de la consonne médiane. Formation savante; les doublets. 2^ La grammaire. Dé- clinaison réduite à deux cas. Autres modifications essentielles. Principales langues romanes. La langue d'oïl et la langue d'oc. Prépondé- rance du « français ». Les serments de Strasbourg (842). « Prose de sainte Eulalie », « Vie de saint Léger » . La versification romane : le compte régulier des syllabes, l'accent, l'asso- nanoe. « Universalité » de la langue française au treizième siècle. lia Gaule primitive. — A€|ui(aiiis, Belges et Celles. — Aussi loin que le.s documents nous permet- tent de remonter, c'est-à-dire un demi-siècle avant notre ère, au temps de la conquête romaine, la Gaule, suivant le témoignage de César, se divisait en trois parties. « La 1 2 1, 1 T T i: n A T i: ii e française première, écrit-il, est habitée par les J^elges, la seconde par les Aquitains, la troisième par ceux qui, dans leur propre idiome, s'appellent Celtes, et que nous ajipelons Gaulois. Tous ces peuples dîffè[i*enl entre eux de lang^ue, de lois, d'institutions. La Garonne sépare les Gaulois des Aquitains, la Marne et la Seine les séparent des Belges. » Les Aquitains, que César trouva établis au sud-ouest de la Gaule, appartenaient à la môme race que les Ibères, dont ils n'étaient séparés que par les Pyrénées; leur langue , à laquelle se rattache peut-êti'e le basque, n'a laissé dans la nôtre aucune trace aulhentique. Quant aux Belges et aux Celtes, ils avaient une commune origine, et leurs idiomes doivent être considérés comme dialectes d'une langue commune; cette langue, de souche indo- européenne , s'appelle le celtique. Au temps où César envahit la Gaule, le celtique était donc parlé par tous les habitants du pays, sauf les Aquitains, cantonnés entre la Garonne et les Pyrénées. lie celtique évincé par le latin. — Pourquoi? — On sait que les Romains, après la conquête militaire, firent la conquête pacifique des Gaulois. Ceux-ci adoptè- rent non seulement les mœurs, Les lois, la religion des vainqueurs, mais encore leur langue. L'éviction de Ti- diome indigène a, sans doute, sa raison générale dans la supériorité de la civilisation latine ; des raisons particu- lières nous expliquent comment cette éviction fut si ra- pide et si complète : ce sont d'abord les exigences du commerce et des affaires ; puis c'est l'ambition des hautes classes, la vanité des classes inférieures; et c'e&t enfin la merveilleuse promptitude d'assimilation qui distinguait déjà nos ancêtres. Ajoutons que la littérature primitive des Gaulois, sacerdotale et occulte, ne s'était jamais con- fiée à l'écriture. L'extermination des dri;ides et des bar- des en ayant dès lors aboli tout vestige, le celtique avait, par là môme, perdu ce qui pouvait le rendre capable de résister au latin. Sa déchéance s'accéléra d'autant plus que le christianisme la favorisait. Suspect à l'autociité politique comme instrument de rébellion, à rautorit'é LE MOYEN AGE Ô ecclésiastique comme asile suprême du druidisme,'il dis- parut complètement au bout de quelques siècles*. Cet idiome, qu'avait jadis parlé la Gaule presque en- tière, à peine si quelques mots en survécurent. On ne compte guère dans notre langue actuelle qu'une ving- taine de « thèmes » dont l'origine soit incontestablement celtique-. t.es Fraiiks adoptent la lani^ue ^allo-romaiiie. — PcMirquoi? — Ainsi nos ancêtres, lorsque les Franks envahirent leur p^vs , s'étaient depuis longtemps assi- milés à la culture latine. On les appelle, non plus les Gaulois, mais les Gallo-Romains. En s établissant sur le sol de la Gaule, les Barbares n'y trouvèrent qu'une lan- gue, celle que pau'lait, aA'-ec de légères différences, toute la « Romanie ». Ils en apportaient une autre avec eux, le tudesque. Mais, tandis qu'à l'époque de la conquête ro- maine, le5 vaincus avaient adopté l'idiome des vainqueurs, ce fut, à l'époque de la conquête franke, les vainqueurs qui adoptèrent l'idiome des vaincus. Quand deux peuples se trouvent en présence sur le même sol, celui dont la civilisation est plus avancée im- pose sii langue à l'autre. Dans le second cas comme dans le premier se vérifia cette loi. Beaucoup de causes spé- ciales contribuaient d'ailleurs à l'éviction du tudesque par le latin. Les Barbares, avant de pénétrer en Gaule, étaient, non des adversaires, mais des admirateurs de la culture latine; aussi s'empressèrent-ils den apprendre lidiome, et leur zèle y fut dautajit plus grand que c'était pour eux un moyen d'augmenter leur ^prestige et de se concilier le précieux appui de l'Eglise. En outre, ils occu- pèrent le pays par invasions successives, et n'y furent jamais qu'à l'état d'infime minorité, noyée dans la popu- lation des Gallo-Romains. Appoint des Franks. — La langue reste foncîè- 1. La langue galloise qui se parte encore aujourd'hui dans l'ancienne ArmoriqHe y a été appoctée vers le vu» siéclapar des colons venus de la Grande-Hretagae. 2. L'influence celtique se fit peut-être sentir davantage dans la syntaxe et dass la prononciation. 4 L I T T É H A T i: R K FRANÇAISE renient latine. — Ces raisons nous expliqueront que ridiome tudesque ait été évincé par le latin. Pourtant les Barbares ne laissèrent pas d'introduire dans la langue des Gallo-Romains un certain nombre de mots, notam- ment les mots appropriés aux nouveaux éléments de civilisation qu'ils apportaient en Gaule. C'est ainsi, par exemple, que presque tous les termes relatifs aux insti- tutions féodales sont d'origine germanique. Mais, en dé- finitive, malgré l'adjonction de beaucoup de vocables, dont la plupart exprimaient des idées ou des objets inconnus jusqu'alors aux populations gallo-romaines, la langue de ces populations demeura cependant latine. Si quelques mots celtiques s'étaient conservés, si plusieurs mots tudesques s'étaient introduits, les mots latins for- maient lidiome même, et quant à la syntaxe, elle ne subissait que des modifications peu sensibles. C'est du latin populaire que procède le « ro- man ». — Ce latin qui avait peu à peu remplacé le cel- tique dans la bouche do nos ancêtres ne fut jamais, sauf pour une élite, le latin littéraire et classique. Chez les Romains, du temps même de la pure latinité, il y avait eu, à côté de l'idiome que parlaient les classes polies, celui qu'employait le peuple des villes et des campagnes. Les deux idiomes s'étaient répandus chez nous, le pre- mier dans les écoles, dans la société cultivée, le second dans les milieux populaires. Plus tard, l'occupation du pays par les Franks eut pour effet la ruine à peu près complète de toute culture littéraire, et, partant, du latin classique, remplacé , d'abord comme langue orale, puis comme langue écrite, par le latin vulgaire. Mais le latin vulgaire se modifie lui-même de plus en plus, et subit à la longue des altérations si profondes, que le temps vient où il doit prendre un autre nom, le nom de roman. Caractères du « roman ». — Le roman est bien une nouvelle langue, qui, fille et héritière du latin, a pourtant sa physionomie propre. Indiquons brièvement les traits particuliers de cette langue nouvelle. Les mots. — Formation populaire. — Toutes les LE MOYEN AGE O modifications par où les vocables latins deviennent romans sont subordonnées à quelques règles, dont les principales portent sur l'accent tonique. L'accent tonique est l'âme même du mot ; il le distin- gue des autres mots qui précèdent ou qui suivent, il le détache, il lui donne son unité, et, pour ainsi dire, son caractère psrsonnel. En portant sur la syllabe accentuée, la voix s'élève, et, par suite, cette syllabe acquiert une importance dominante. Aussi l'accentuation joue dans toute langue un rôle essentiel. C'est elle qui nous expli- que comment se sont formés les vocables romans d'ori- gine populaire. En latin, l'accent frappait la pénultième du mot, si elle était longue, et, si elle était brève, l'antépénultième. Dans le mot gemere, par exemple, ge était la tonique, et ra dans le mot liberare. Or, d'après une loi fondamentale, le mot latin modifié en mot roman garde son accent sur la même syllabe. Les atones postérieures à la tonique, ces atones que la prononciation faisait à peine entendre, disparaissent complètement ou bien ne laissent d'autre trace qu'un emuet. La tonique du mot latin devient, dans le mot français, la dernière syllabe sonore, qui porte toujours l'accent. Gemere a donné 'geindre, et liberare a donné livrer, parce que le premier était accentué sur ge, et le second sur ra. L influence de l'accent tonique se fait aussi sentir aux syllabes qui le précèdent. De là deux nouvelles règles. En latin, l'élévation même de la voix sur la syllabe accen- tuée effaçait la voyelle brève antérieure ;*cette voyelle ne se retrouve plus dans le mot roman * : liberare donne livrer, et non liverer. Et, de même, les Latins articulaient faiblement la consonne placée entre deux voyelles dont la seconde est tonique. Aussi arrive-t-il très souvent qu'elle tombe; sudorem, par exemple, donne sueur. Persistance de l'accent, chute de l'atone précédant ou suivant la tonique, chute de la consonne médiane, voilà les principales règles qui président à la formation du voca- 1. Sauf a, affaibli en e. 6 LITTÉRATURE FRANÇAISE biliaire roman. Sans doute, les mots latins subissent des changements très sensibles; mais beaucoup de ces chan- gements ont leur principe dans la langue classique elle- même. Les mots romans ne sont que des mots latins pro- noncés par un peuple qui ne les écrivait pasv Leur t\\pe orthographique iinit par disparaître, et, quand on com- mença d'écrire, ce n'est plus l'ancien mot latin qu'on écri- vit, mais le mot roman isnu de la prononciation populaire. Foriiij)fi4«n savante. — La langue française ren- ferme un grand nombre de vocables , dérivés aussi du latin, dans lesq«^ de vingt-neuf vers, qui raconte le martyre de sainte Eu- lalie, et la Vie de saint Léger, poème de deux cent qua- rante octosyllabes, divisés en strophes de six. Encore ces deux pièces n'ont elles-mêmes de véritable intérêt que pour l'histoire de notre langue et de notre prosodie. Au point de vue de la langue, nous constatons un progrès sensible : les mots sont moins archaïques, et leur construction se dégage visiblement du modèle latin. Quant à la prosodie, elle n'a rien de commun avec celle des versifications clas- siques; comme la langue, elle est d'origine toute popu- laire. V^ersification romane. — Dans la versification la- tine classique, le temps et ses divisions s'indiquaient par des combinaisons régulières de syllabes brèves ou lon- gues. Mais, outre la métrique savante, il y en avait une L E M O Y E N A G E 9 autre, une métrique vulgaire, qui était fondée sur l'ac- centuation. C'est celle-là que les populations romanes s'approprièrent. Depuis longtemps, la quantité tendait à s'effacer devant l'accent. Vers la fin de l'Empire, les lettrés eux-mêmes ne distinguaient plus bien les brèves des longues. Après l'invasion des Barbares, lorsque la société nouvelle s'est constituée, au moment où la poé- sie va renaître, toute notion prosodique a disparu. La versification rejette la quantité, qui n'est plus sensible à Toreille, et y substitue, comme élément de la mesure, le compte régulier des syllabes. Elle indique par un accent suivi d'une césure chaque fragment de l'unité métrique, ot par l'assonance, devenue plus tard rime, la fin de liaque unité. « Universalité » de notre langue. — Cette langue et cette versification, qui devaient servir d'instrument à toute notre littérature du moyen âge, eurent, en quelque mépris que notre époque classique les ait tenues, deux siècles tout aussi classiques dans leur genre que celui de Louis XIV. On peut parler de 1' « universalité » de notre idiome pendant le moyen âge aussi bien que pendant la période moderne. Au xiii® et au xiv® siècle, il est « euro- péen » : l'Anglais Mandeville et le Vénitien Marco Polo écrivent en français la relation de leurs voyages, Rusti- cien de Pise son roman de Meliadus, Martin de Canale son Histoire de Venise, Brunetto Latini son Trésor. Comme celui-ci le déclare dans sa préface, la « par- leure » française « court par tout le monde et est plus délitable à lire et à ouïr que nulle autre ». • LECTURES Charles Aubertin, Histoire de la langue et de la littérature française au moyen âge, 1883; F. Brunot, Grammaire historique de la lan- gue française, 1889; G. Paris, la Poésie au moyen âge, 1887, la Lit- térature française au moyen dge, 2" édit., 1890; Morceaux choisis ou Chrestomathies du moyen âge : Clédat; Constans; G. Paris et E. Langlois. 10 LITTÉRATURE FRANÇAISE CHAPITRE II ' La poésie épique : les trois cycles. RÉSUMÉ Les trois cycles : français, breton, antique. Le cycle français. CUiansons de geste. Origines germanicpies. Le milieu his- torique et social. Charlemagne, sa légende. Forme technique des épopées françaises : décasyllabes ou alexandrins, laisses, assonance. Deux grandes « gestes » : la geste royale et la geste féodale. Geste royale. La « Chanson de Roland ». Le Roland de l'histoire et celui de la légende. Valeur littéraire du poème. — Geste féodale. Intérêt du cycle français au point de vue hist3ri(iue : tableau des mœurs contemporaines. Succès européen de nos chansons de geste. — Leur décadence progressive. Le cycle breton. Les origines. Harpeurs et lais. Réveil national des Bretons après la conquête normande. Gaoffroy de Monmouth, Wace. Gautier Map ; le saint Graal. Les lais de Marie de France. Héros et légendes du cycle : Artur, Merlin, Yvain,Lancdlot, Percerai, Tristan. La forme technique des romans bretons. — Leur inspiration : la chevalerie ; le merveilleux; conception mystique de l'amour. Chrestiende Troyes (douzième siècle). On ne retrouve chez lui le caractère des légendes primitives qu'à travers son prosaïsme et son positivisme cham- penois. Influence de l'esprit breton. Le cycle antique. Comment s'explique sa populairité. Travestissement des personnages et des mœurs. Principaux poèmes; ils ont bien peu de valeur. — Le « Roman d'Alexandre ». Les trois cyoles épiques. — Les premiers monu- ments de notre littérature sont, au nord de la Loire, des récits héroïques, et, au sud , des chants de guerre ou d'amour. Il y a éclosion spontanée d'une poésie épique dans les pays de langue d'oïl, comme d'une poésie lyrique dans les pays de langue d'oc. Dès le xiu^ siècle, Jean BodeP écrivait : Ne sont que trois matières a nul homme entendant, De France, de Bretag'ne et de Rome la g"i*aTit. 1. Sur Jean Bodel, cf. p. 63. LE MOYEN AGE H Ces « matières », nous leur donnons le nom de cy- cles. Le cycle est proprement un cercle^ ou g-roupe de poèmes qtii ont un centre commun. On compte trois grands cycles : le cycle français, le cycle breton, le cycle antique. Cycle français; ehaiisoiis de geste. — Les poè- mes qui font partie du cycle français sappelleiit chansons de geste. Ge sont des compositions de longue étendue dans lesqiielles le trouvère^ chante^ la geste, c'est-à-dire l'histoire die tel ou tel héros. Le nom de roman s'applique aux poèmes des deux autres cycles; il caractérise ces récits imaginaires qui n'ont ni le fond réel et national, ni le ton ATa-iment héroïque des épopées françaises. Origines gernianiqnes. — Quelle est l'origine du mouvement épique auquel se rattache le cycle français, mouvement |si puissant et si fécond que trois siècles en épuisent à peine la vertu? Tacite parle déjà de certains chants dans lesquels les poètes germains glorifiaient leurs dieux et leurs ht'ros. L'usage s'en était maintenu après la conquête : pas de chef frank établi en Gaule qui n'eût auprès de lui quelque barde pour célébrer sa valeur. Ces poèmes tenaient à la fois de l'ode et de l'épopée, plus courts que celle-ci et d'un ton plus vif, plus longs que celle-là et d'une allure plus narrative. Gn les appelle des cantilènes. Les cantilènes, composées bientôt en roman, préparèrent la formation de l'épopée proprement dite, qui n'attendait que des circonstances et dès conditions favorables. I^e milieH épique. — Ciiarlciuagnê. — Vers le x*' siècle se réalis. Mais ces deux mots sont ici fort obscurs. La signification du premier laisse ks émidit-s dans l'embar- nas, et le Jrecond pont désigner quelque cantilêne anté- rieur^:'. Il faut donc ranger la Chnneon de Roland Yi2iVn\\ ie^^ poèmes anonymes si nombreux au moyen âge; et c'est après tout justice qu'aucuu trouvéïre ne s'attrilme la gloire d'une œuvre collective, à laquelle plusieurs générations ars'aient travaillé. \'alein» lit1*éraire Om poènve. — La Cliansoti de Roland est quelque chose comme notre Iliade. Au délnil du moj^en âge, l'état social, chez nous, rappelle par beaucoup de points celui de la Grèce primitive. Rien d'étonnant si œtte analogie se retrouve entre les poèmes des trouvères français et ceux des aèdes grecs. Est-ce à dire cpie la C/ianson de Roland vaille \ Iliade? Non, certes. La langue du xi* siècle n'a ni force, ni éclat, ni souplesse; et, d'autre part, nos vieux trouvères man- quent d'art et de goût. Pourtant ce poème, dans sa ru- desse, est une oeu^'re vraiment héroicpie. Il nous offre la peinture fidèle des mœurs crontemporaines, avec le mé- lange de la barbarie originelle et d'une grandeur morale qui s'élève parfois au sublime en demeucant simple. Si la composition en est tout unie, les caractères marqués d'un seul trait, le style raide et la versification monotone, nous y trouvons souvent une sobriété énergique , une franchise expressive, des images précises et nettes. Mal- gré la gaucherie du trouvère, quelques scènes peuvent se comparer avec les plus belles de l'épopée grecqïie, au moins pour la forte sincérité de l'accent^. Outre les qualités poétiques, ce qui nous y frappe, c'est la vigueur de l'inspiration guerrière, la; noblesse, parfois même la douceur attendrie et délicate de l'inspiration chrétienne; c'est cet idéal d'honneur et de magnanimité qui plane 1. C;t historique des épopées françaises. — Toutes ces chansons — entre lesquelles deux ou trois, Raoul die Cambrai, par exemple, se distinguent par un véritable mérite littéraire — nous présentent la vivante image de la société contemporaine. Elles sont, a-t-on dit, des chronique^s épiques plutôt que des épopées. Ce nom indique suffisamment et ce qui leur manque à l'endroit de l'art, de la composition, du style, et l'intérêt quelles ont conmie tableaux des mœurs féodales. Leur succès européeii. — Quelle que puisse être la valeur des chansons de geste, elles se propagèrent de très bonne heure en Europe et furent imitées dans toutes les littératures. La Chanson de Roland surtout eut un immense succès. Dès la première moitié du xii® siècle, l'Allemagne la traduisit. Les Normands la répandirent en Angleterre. Maintes des plus vieilles et des plus belles romances espagnoles témoignent que la mémoire du hé- ros fut populaire au delà des Pyrénées. Au delà des Al- pes, on chantait le poème soit en italien, soit en français. Roland et Olivier eurent leur statue dans Vérone, à la parte de la cathédrale. Quatre siècles plus tard, l'Arioste fera son Orlando fitrioso. Décadence eelet, PereevaL, Ti*t«»taii. — Au roi Artur, qui personnifie le génie héroïque et che^ valeresque de sa race, joignons l'enchanteur Merlin, qui symbolise le culte druidique de la nature; Yvain, qu'un désespoir d'amour jette dans la vie errante, et qu'accom- pagne partout le lion arraché par lui autx enlacements d'un serpent; Lancelot du Lac^ qui séduit la reine Ge- nièvre, dispute sa conquête à Artur, et va enfin chercher la paix en un cloître, où il termine pieusement ses jours; Perceval le Gallois, qui, après des aventures, des chutes, des épreuves sans nombre, finit par retrouver le saint Graal, et dans lequel s'incarne la chevalerie ascétique, en opposition avec la chevalerie galante des Yvain et des 1. Ainsi nommé parce que la fée Viviane l'a élevé dans le palais magique qu'elle habite au fond d'u« lac. LE M«OYBN AGE 19 Lancelot; Tristan*, l'amant d'Yseult, que consume la dou- leur de se croire oulrlié, et dont la mort porte un tel coup à sa maîtresse qu'elle-même s-uccombe de désespoir. Fotiue exfcévieure ders poèmes bretons. — Les poèmes de la Table-Ronde diffèrent des rhansons de geste par la forme extérieure. Ils adoptent tout au début les vers de huit syllabes rimant par couple. C'est un rythme aisé, coulant, rapide, peu capable de grandeur, mais dont la grâce et la souplesse s'approprient aux plus fines nuances du sentiment. I>if^éreIM^e entame rhisn>iratîoii des roiti^ans Iwe- toiis e4 celle des eliaui^oiis de geste. — Les légen- des que les romans bretons mettent en oeuvre ont bien, pour la plupart-, lempreinte de leur origine celtique : elles se sont formées dans l'esprit d'une race aux instincts doux, à la sensibilité déliée et pénétrante, à l'imagination tournée d'elle-même vers rinfim, vers le merveilleux. Avec le cycle français, c'étaient encore les mœurs farour- ches de la féodalité; avec le cycle armoricain, c'est la chevalerie, dont se manifestent pour la première fois les aspirations mystiques et les subtiles tendresses. La elieirai«ei*le^ — Le cycle français célébrait la vertu guerrière sous sa forme classique : Roland: ressem- ble beaucoup à Achille. Dans le héros breton apparaît un tout autre type. Tandis que le Tudesque est plutôt brutal, le Gallois est doux, huuiain, pitoyable, il a une exquise aménité. En même temps se marque chez lui ce goût romanesque de l'inconnu qui l'entraîne dans les aven- tures. Nous passons, de la barbarie fn^nke, à un nouvel état social, à une civilisation plus élégante, plus noble, plus poétique. L'âme de la chevalerie est galloise. tûA eonc^eptio)!! de la ua/tiire ; le iiiiei*veillea«« — La conception de la nature que traduisent les légeiudes bretonnes ne dénote pas moins le génie instinctif de la race. Pour les Bretons, l'homme se meut dans une atmosphère de merveilles. A leurs yeux, tout, dans la 1. La légende de Tristan ne fut rattachée qu'après coup à renscmble du cycle. 20 LITTÉRATURE FRANÇAISE création, est animé. Fleuves, arbres, rochers, produits de l'art et de l'industrie humaine, tout a son existence magique, sa personnalité propre, sa figure morale : le bas- sin de Tyrnag ne cuit de viande que pour un brave; à la pierre de Tudwald l'épée du lâche ne s'aiguise pas, elle s'ébrèche. Les sévères poèmes du cycle français n'ad- mettaient d'autre merveilleux que celui de la religion ; les légendes bretonnes nous transportent au sein d'une nature dont l'essence est le surnaturel. Même le chris- tianisme, qui joue un si grand rôle dans le cycle armori- cain, y prend un tour de mysticité romanesque. La conception de l'anioiii*. — C'est surtout en créant un nouvel idéal de l'amour que la poésie bretonne transforma la société féodale. Les poèmes français don- naient à la femme une place infime. Chez les trouvères bretons, l'amour règne en maître. Ils lui prêtent des ivresses passionnées, des langueurs et des mélancolies, de mortels désespoirs et de glorieuses extases. Ils en font une puissance supérieure et mystérieuse. Merlin subit le charme fatal de Viviane ; Yvain ne peut se con- soler d'avoir perdu sa maîtresse; Tristan erre pendant trois ans au milieu de forêts sauvages parce qu'il croit être oublié d'Yseult. Chrestien de Troyes. — Le principal trouvère du cycle breton est Ghrestien, né à Troyes vers 1140. Ses principaux romans s'intitulent : Perceval le Gallois, Cli- gès, le Chevalier au lion, Erec et Ënicle, Lancelot de la Charrette. Prolixes et fluides, ils ont souvent de la grâce, un tour facile, et, parfois, une netteté délicate. Mais on ne retrouve chez Ghrestien le vrai caractère des légendes bretonnes qu'à travers le prosaïsme et le posi- tivisme natifs de ce Champenois. On l'y retrouve pour- tant; on devine ce que le génie gallois avait mis en ses inventions de candeur et de tendresse, d'élégance morale, de dévotion amoureuse et de ferveur mystique. Les am- plifications rimées de Ghrestien ont elles-mêmes un charme pénétrant pour qui veut se prêter à ce merveil- leux d'imaginations subtiles et enfantines. LE MOYEN AGE 21 Les romans bretons se répandent dans toute l'Europe. — Gomme ceux du cycle français, les poèmes du cycle breton furent imités de toute l'Europe. Parmi tant de poètes qui s'en inspirent, citons, en Allemagne, Wolfram d'Eschenbach et Gottfrid de Strasbourg; en • Espagne, les auteurs des Amadis; en Italie, Dante, l'A- rioste, le Tasse; en Angleterre, Chaucer, Spencer, et aussi Shakespeare. La race galloise avait introduit dans le monde un ordre nouveau de sentiments; elle y avait introduit l'idéal de la perfection chevaleresque, la poésie de la nature, les ardeurs, les troubles, et jusqu'aux pré- cieuses mièvreries de l'amour. Le cycle antique. — Le cycle français avait un fond historique; le cycle d'Artur, tout imaginaire dans [ses développements, était du moins une création du génie breton. Quant au cycle de l'antiquité, il met en scène des héros grecs ou romains, et raconte des aventures qui semblent avoir dû offrir bien peu d'intérêt au public du moyen âge. Pourtant, ces aventures et ces héros sont presque aussi populaires que ceux des deux autres cycles. Nous pouvons nous l'expliquer sans peine. D'abord, la plupart des nations chrétiennes faisaient remonter leurs origines jusqu'aux peuples antiques : c'est ainsi que les Bretons descendaient d'Énée par son petit-fils, Brutus, et les Franks, d'Hector, par son fils, Francion. Ensuite, on se représentait les hommes de l'antiquité semblables à ceux du temps présent. L'imagination de nos pères a déjà transfiguré Charlemagne ; elle défigure Alexandre et César en faisant du premier un Chariemagne grec, et de l'autre un Charlemagne romain. Aussi le cycle antique est-il, par là, national. Principaux poèmes. — Les poèmes dont il se com- pose n'ont que bien peu de valeur. Nous nous bornerons à citer les principaux. Benoît de Sainte-More fit le Ro- man de Troie, qui épuise d'un seul coup, en ses trente mille vers, toutes les légendes de la Grèce héroïque. On attribue au même trouvère le Roman d'Énée. Ces deux poèmes sont d'ennuyeuses rapsodies. Le Roman 22 L 1 r T É II A T U R E FRANÇAISE de TIlèbcs, dout nous ne connaissons pas rauteur, délaye une traiduction en prose de Stace; le Roman de Jules César, par Jacot de Forez, paraphrase une traduction en pro>ie de Lucain. L.C « Uoinaii dWlexaiidfe ». — Mettons à part le Roman ti Alexandre (xH^ siècle), le seul qui ait quelque mérrte poétique*. Ecrit par Larafbert le Tors, il fut rema- nié par Alexandre de Bernay. On y trouve des passages qui ne manquent pas de vigueur. En somme, 1 antiquité n'a guère inspiré à nos trou- vères que des œuvres plates et lades; même si elles peu- vent nous plaire un moment par leur simplesse, elles nous lassent bientôt par leur verbiage monotone et puéril. LECTURES Sur le cycle français : L. Gautier, les Épopées françaises, 2*éciit., Î878-Î894; P. Meyer, Recherches sur les Épopées françaises, 1867; G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, 1865, ta Poésie du moyen ds;e, l&Sô; P. Paris, Histoire liliéraii'ede la France, t. XXII. Sur le cycle breton : G. Paris, la Poésie au moyen dge, 1885, His- toire littéraire de la France, t. XXX; P. Paris, les Romans de la Table-Ronde, T86eaux Essais de critique et d'histoire (article sur Renaud de Montauban). Sur le cycle antique : L. Constans, la Légende d'Œdipe dans le Roman de Thcbes, 1881; Joly, Benoit de Sainte-Maure et le Roman de Truie, 1870; P. Moyer, Alexandre le Grand dans la littérature française du nèoyen âge, 1886. Morceaux choisis ou Chrestomatliies du moyen ûg-e : Clédat; Gons- tans; G. Paris et E. Langlois. 1. Il est composé on vers de douze syllabes. Ces vers avaient, paru pour la première fois dans \e Pèlerinage de Charieinagne (deruier tiers du xi» siè- cle). Ils doivent leur nom au grand succès du lioman d'Alexandre. LE MOYEN AGE 23 CHAPITRE m La poésie lyrique. RÉSUMÉ Le lyrisme dans le midi de la France. Les troubadours. Leur métrique. Genres principaux : chanson, sirventé, tenson. Poésie brillante et superficielle. Le lyrisme des trouvères se développe d'abord sans subir l'influence pro- vençale. En quoi il diffère du lyrisme des troubadours : aai pioint de vue de l'inspiration ; au point de vue de la forme. Genres principaux : rxjmances, pastourelles. Vers la fin du douzième siècle, le lyrisme français subit L'influence du lyrisme provençal. La chanson, le jeu-parti, le serventois. Principaux trouvères lyriques du douzième siècle : le châtelain de Coucy. Quesnes de Béthune. Principaux trouvères lyriques du treizième siècle. Gace Brûlé. Thibaut de Champagne; sa grâce, son élégance, son harmonie. Colin Muset; son origina- lité dfi ménestrel populaire, son tour net et vif. La poésie Ij riqiie clans le inîcti *le la FraiLce. — Tandis que la poé.sie épique fleurit au nord de la Franee, c'est la poésie lyrique que cultive le midi. La civilisation méridionale eut, dès les premiers temps du moyen âge, une élégance et une douceur inconnues aux pays de lan- gue tVançaise. Pourtant, les cantilènes des anciens jon- gk'urs parais-sent avoir été assez grossières. Mais, quand lesprit chevaleresque pénétra- dans ce milieu si bien pré- paré à le recevoir, il ennoblit l'ancienne poésie vulgaire, qui déjà s'épurait d'eUe-même; et c'est alors qu'apparu- rent le.s^ troubadours. 0 Les troubadours. — Les troubadours succèdent aux: jongleurs des siècles précédents. Mais ils en diffèrent soit par la haute idf'e qu'ils se font de la poésie, soit par l'indépendance de leur profession, et mênie, en général, par une origine relevée, voire illustre. Les plus connus sont Raymond de Toulouse, Guillaume de Poitiers, Raim- baut d'Orange, Alphonse d'Aragon, Guiraud de Borneil, Bernard de Ventadour, Richard Cœur de lion, et surtout Bertrand de Born. 24 L I T T É H A 1 L H E FRANÇAISE l^ciir métrique. — Appropriées à l'esprit grave des trouvères, au caractère de leurs longues compositions narratives, les formes simples et monotones de la ver- sification épique n'auraient pas été en accord avec les inspirations du génie provençal. Aussi les troubadours inventèrent-ils des rythmes plus variés, plus riches, plus sonores. Ils créèrent une métrique savante. Les stances monorimes et isométriques des jongleurs ne pouvaient elles-mêmes leur convenir : ils y substituèrent les com- binaisons les plus diverses des rimes et des mètres. Aucune versification n'est supérieure à la leur pour la science de l'harmonie, pour l'art d'assortir bs coupes, de diversifier les formes de la stroplie. Genres principaux : elianson , sirveiilé, ten- son. — Les troubadours cultivèrent surtout trois genres : la chanson, poésie amoureuse, la forme la plus artistique du lyrisme provençal; le sirventé', qui est tantôt une invective personnelle, tantôt une satire générale, tantôt un manifeste politique ou un belliqueux défi; la tenson-, sorte de dialogue dans lequel les interlocuteurs débattent une question de galanterie ou de chevalerie. Poésie brillante et superficielle. — Nous ne pou- vons insister ici sur la poésie des troubadours, qui n'ap- partient pas à la littérature proprement française. Elle vaut surtout parla façon, l'art, la technique. Elle a de l'é- clat, mais elle est superficielle et factice. On se demande si ce lyrisme du Midi ne portait pas en soi, même à son époque la plus florissante, les germes dune inévitable et prochaine décadence. La' guerre des Albigeois ne fit sans doute que lui porter le dernier coup. Il avait réduit la poésie à un ingénieux mécanisme ; ses complications ar- dues et puériles excluaient toute sincérité de sentiment. Le lyrisme français. — Son originalité primi- tive. — Le lyrisme des trouvères a passé dabord pour 1. Poème servant, fait originairement par un troubadour pour le service d'uu seigneur. Mais cette étymologie est contestable. 2. La signification étymologique du mot est dispute; on disait aussi con- tension. LE MOYEN AGE 25 une imitation des troubadours. Mais la critique a, depuis longtemps, fait justice de cette erreur. Nous savons que, pendant plusieurs siècles, le nord et le midi de la France eurent chacun leur existence propre. Différence des mœurs, des institutions sociales et de la langue, antago- nisme des intérêts, réciproque aversion, tout s'accordait à les séparer. C'est seulement avec les croisades que les deux peuples, se rapprochant l'un de l'autre, commencè- rent d'avoir entre eux des relations suivies. La poésie du Nord et celle du Midi sont nées à la même époque; elles ont eu longtemps un développement parallèle sans se connaître ; elles ne se sont connues que vers le xii** siècle, et c'est seulement alors que les troubadours ont pu exer- cer quelque influence sur nos chansonniers du Nord. En quoi il diffère du lyrisme provençal. — L'originalité des premiers lyriques français ne peut faire aucun doute, si l'on compare leurs productions avec celles des lyriques provençaux contemporains. Au Midi, la poé- sie est subjective. Le troubadour ne se détache pas de lui- même. 11 chante ses émotions, il fait au public la confi- dence de sentiments tout individuels. Nos trouvères, eux, racontent une histoire de chevalerie ou d'amour sans y rien mettre de leur personne intime. Lyrique parle mou- vement, la romance, forme primitive du lyrisme septen- trional, a l'impersonnalité de l'épopée. Aussi pourrait-on bien souvent la prendre pour un épisode épique, pour une chanson de geste en raccourci. Sa forme extérieure se prête elle-même à cette comparaison. Le style est celui des épopées contemporaines; la versificStion consiste en strophes monorimes d'alexandrins ou de décasyllabes, véritables laisses de quatre ou cinq vers, qui ne diffèrent de la laisse épique que par l'emploi d'un refrain. Les romances. — Nos anciennes romances sont anonymes. Le sujet n'en varie guère. Belle Erembour aperçoit Reinaut de sa fenêtre, et, sans être rebutée par la froideur du comte, qui la croit infidèle, le presse de la joindre, puis se disculpe, triomphe d'injustes soupçons; Belle Isabeau, mariée contre son gré, meurt de saisisse- 2 26 L rr I É R A T u i\ e f » a \ ç a i s e ment en revoyant le chevalier qu'elle aime ; Belle Idoine, du haut de sa tour, encourage le coiiile Garsiles, son amant, à sortir vainqueur d'un tournoi dont elle sera le prix. Nos trouvères niellent peu d'art dans ces récits tout simples. Ce qui nous en plaît, c'est la naïveu'; même de la forme, bien appropriée à celle du sentimenl. Les pastourelles. — ï-^es pastourelles sont des ro- mances champêtres. Elles furent cultivées aussi par les troubadours. Mais celles du Nord ne doivent rien à celles du Midi; au Nord comme au Midi, elles ont leur origine dans l'ancienne poésie populaire. Le sujet en est une aventure d'amour. 11 s'agit le plus souvent de quelque dame qu'un chevalier rencontre dans un « verger », dans une prairie, au bord d'un ruisseau. Parfois ce sont un berger et une bergère dont un galant seigneur trouble les amours. Inniieiiee du lyrisme pro%eiiçal sur le lyrisme* français. — ^ ers la lin du xii^ siècle comnjence une période nouvelle. A l'ancienne romance succède la chan- son, dont le lyrisme provençal a fourni le modèle. Gomme les troubadours, les trouvères, dès lors, ont aussi leurs tensons ou Jeux-partis^, et, sous le nom de serventois"^, leurs sirventés. La poésie septentrionale rivalise avec celle du Midi, qu'elle imite plus ou moins, soit par la combinaison savante des rimes et des mètres, soit par l'ingénieuse expression d'une galanterie délicate, mais souvent factice et maniérée. Le lyrisme français à la fin du douzi<>me siè- cle et au treizième. — La fin du xii« siècle et le XIII" siècle tout entier sont, pour le lyrisme français, pour la chanson surtout, une période de brillante floraison. Tandis que les trouvères épiques sortent toujours des rangs du peuple, on trouve parmi les chansonniers des seigneurs, des princes et jusqu'à des rois. Ce qui atteste la vogue du genre, c'est l'institution des Pays. Le moyen 1. C'était le nom de la tensoo atnonveiise. — Parti a le sens de partage. Cf. l'expression, encore usitée, a^'oir inuiLie a partir. 2. Les serventois furent plus lard des pièces religieuses. LE MOYEN AGE 27 âge appelait de ce nom des assemblées littéraires ayant pour office d'apprécier les chansons que leur soumet- taient les poètes et de décerner des récompenses. Si le lyrisme savant a perdu la simplicité naïve, sou- vent même la sincérité du lyrisme populaire, il a pris des formes plus riches et plus fines. ^lais il sait parfois concilier l'art avec le naturel, et la vérilé du sentiment avec lélégance de la facture. TroiivOres lyriques du douzième siècle. — Les li'ouvères lyriques les plus célèbres du xii^ siècle sont Renaud, châtelain^ de Goucy, et Quesnes ou Conon de Béthune. Le châtelain de Couey. — Renaud assista à la troisième croisade et périt devant les murs de Saint- Jean-d'Acre. D après la légende, il chargea son écuyer de porter son cœur à la dame du Faël, qu'il aimait; ce cœur fidèle tomba entre les mains du mari, qui se vengea de sa femme en le lui faisant manger. Nous avons, du châlclain de Goucy, un assez grand nombre de chansons. La plupart expriment, parfois avec une émotion délicate, les regrets du trouvère partant pour la croisade : il laisse en France son amie; le printemps, pour lui, n'a plus de charme, et le chant des oiseaux, qui jadis le réjouissait, t rneiit ses soupirs et ses pleurs... Quesnes de Itétliuiie. — Quesnes de Béthune se croisa deux fois. C'est lui qui arbora le premier la ban- nière chrétienne sur les murs de Constantinople. A l'en- thousiasme religieux et guerrier se mêlent, dans ses vers, les inspirations de l'amour chevalei«sque; ce qu'il va conquérir en terre sainte , ce n*est pas seulement paradis et fionour, c'est encore l'amour de s' amie. Il a d'ailleurs trouvé, pour célébrer la croisade, d'assez beaux accents. Témoin la strophe suivante d'un de ses meil- leurs poèmes : Dex est assis en son saint héritage : Or i parra se cil le secorront 1. Inteodaut. 28 LITTÉRATURE FRANÇAISE Qui il jeta de la prison ombrage Quand il fu mors en la crois que Turc ont. Sachiez cil sont trop honi qui n'iront S'il n'ont poverte ou vieillesse ou malage; E cil qui sain et joene et riche sont, Ne pueent pas demeurer sans hontage*. Trouvères lyriques du treizième siècle. — Parmi les nombreux chansonniers du xiii° siècle, nous citerons Gace Brûlé, Thibaut de Champagne et Colin Muset. Gace Brûlé. — Le chevalier champenois Gace Brûlé a une facilité aimable et gracieuse. Il habita la Bretagne quelques années, mais en gardant le pieux souvenir du pays natal. Citons un couplet de sa plus jolie chanson : Les oiselès de mon pays Ai oï en Bretagne : A lor chant m'est-il bien avis Qu'en la douce Champaigne Les oï jadis. Thibaut de Clianipagne. — Thibaut, comte de Champagne, né en 1201, devint en 1234 roi de Navarre. On sait quel rôle politique il joua durant la régence de Blanche de Castille. Blanche, raconte la légende, ayant eu d'abord à se plaindre de son humeur turbulente, l'ad- jura de ne plus soutenir contre elle les barons rebelles. « Le comte regarda la roine qui tant estoit belle et sage, que de la grande beauté d'elle il fu tout esbahis. Si lui répondit : — Par ma foi, ma dame, mon cuer, mon corps et toute ma terre est en votre commandement, et n'est rien qui vous pleust et plaire peust que je ne feisse vo- lontiers ; ne jamais, si Dieu plaist, contre vous ne contre les vostres ne serai. — D'ilec se partit tout pensis, et 1. « Dieu est assiégé dans son saint héritage : — Maintenant il apparaîtra si ceux-là le secourront — Qu'il tira de la prison du péché, — Quand il mourut en la croix que les Turcs ont. — Sachez que ceux-là sont honnis qui n'iront pas, — S'ils n ont pauvreté, ou vieillesse, ou maladie ; — Et ceux qui sont en bonne santé, jeunes et riches — Ne peuvent pas demeurer sans déshonneur. » LE MOYCN A(;i: 29 lui venoit souvent eu reuiorubrauce du doulx regard de la roine et de sa belle contenance. » Presque toutes les chansons amoureuses de Thibaut ont précédé son avènement au trône de Navarre. On a aussi de lui des pastourelles, des jeux-partis et des ser- ventois Ces derniers poèmes sont inspirés parla dévo- tion. Thibaut poussait son zèle à un tel point, que, s'étant croisé, il consacra ce vœu en faisant brûler, sous ses yeux mêmes, cent quatre- vingts hérétiques. Il mourut ïan 1253. ]3ans ses chansons, il offre à sa dame le cœur quelle a blessé, il célèbre ou maudit les « douces douleurs », les « maux plaisans » de l amour. Nous trouvons chez Thibaut quelque chose de ce qu'on appellera plus tard un bel esprit. Il exprime ses sentiments avec grâce; mais la recherche et l'afféterie gâtent souvent ce qu'il a fait de meilleur. C'est, en tout cas, parmi nos lyriques, un de ceux qui mettent dans la chanson le plus d élégance et d'harmonie ; et nul autre ne fa peut-être égalé soit poar la pureté du style, soit pour la souplesse de la versifi- cation. CoHu 3Iaset. — L'humble Colin Muset n'est point indigne de figurer à côté du roi de Navarre. Nous n'a- vons de lui que peu de pièces; elles sufiisent à marquer son originalité de ménestrel jK)pulaire. Colin Muset était chargé d'enfants et pauvre. Mais sa misère ne semble pas l'avoir trop attristé. Il faisait con- tre mauvaise fortune bon cœur, et des aubaines imprévues le consolaient parfois de ses déboires. LA chansons qui nous en restent se recommandent par la franchise du tour, par la vivacité du rythme, par un accent net et gai. Il faut encore ranger parmi nos trouvères lyriques du XIII* siècle Rute])euf, Jean Bodel, Adam de la Halle. On. i-etrouvera le premier avec les auteurs de fabliaux, et tous les trois auront leur place entre les poêles drama- tiques. 30 LITTÉRATURE FRANÇAISE LECTURES L. Glédat, la Poésie au moyen âge (collection des Classiques popu- laires), 1893 ; V. Jeanroy, les Origines de la poésie lyrique en France an moyen âge, 1889; G. Paris, les Origines de la poésie lyrique en France, 1892; P. Paris, Histoire littéraire de la France, t. XXIII. Morceaux choisis et Chrestomathies : Clédat; Constans ; G. Paris et E. Langlois. CHAPITRE IV La poésie satirique. — Les fabliaux et le « Roman de Renart ». RÉSUMÉ A la poésie aristocratique et chevaleresque s'oppose une poésie populaire qui est satirique. Le fabliau ; conte en vers de huit pieds, familier et vif, sou- ventlicencieux. Sujets et personnages. Le « Chevalier au barisel ». Le « Vilain mire ». Le « Tombeur Notre-Dame ». Succès des fabliaux. Autres genres satiriques : Débats, Bibles, Testaments. Rutebeuf (treizième siècle). Sa rie. Son humeur indépendante et agressive Le poète : sa netteté pittoresque. Le « Roman de Renart ». Ses origines. Les divers « Renart ». Personnages. Sujet : lutte de Renart et d'Ysengrin. Divers épisodes. Peinture de la société contemporaine. Le « Roman de Renart »» est une perpétuelle dérision de la morale chevaleresque. Notre esprit populaire, qui manque encore de noblesse et d'élévation, y dénote sa vivacité maligne. A la poésie chevaleresque s'oppose une poé- sie populaire qui est satirique. — La poésie épi- que telle que nous l'avons vue se développer au nord de la PVance, la poésie lyrique telle que la concevaient les troubadours et les trouvères, expriment l'une et l'autre ce que l'âme du moyen âge avait de plus noble, de plus iîer, de plus délicat, la vaillance guerrière, la ferveur religieuse, l'amour dans ses émotions généreuses ou ten- dres. Le xi^ et le le xii° siècle sont une époque d'enthou- siasme, de foi, d idéalisme chevaleresque, et la veine gau- loise n'y paraît encore que comme un mince lîlet qui se L E M O Y 1-: X A G 31 perd dans le courant des mœurs héroïques et des magna- nimes sentiments. Même si la malice et la moquerie passent pour être inhérentes à notre race, le genre satirique ne pouvait se faire sa place en plein jour qu'au moment où l'esprit féo- dal avait déjà perdu quelque chose de sa première vi- gueur, où les croyances et les institutions du moyen âge commençaient à décliner. Dès lors se forme comme une contre-partie de la littérature aristocratique. Essentielle- ment populaire, la satire tourne en dérision tout ce qu'a- vaient exalté l'épopée et le lyrisme; elle nous montre l'envers et, pour ainsi dire, les dessous de cette société féodale que les poètes chevaleresques avaient peinte de si brillantes couleurs. Le fabliau. — SHJiels et personnages. — C'est le fabliau qui est la forme par excellence de la satire au moyen âge. Le terme, qui devrait s'écrire et se pronon- cer fab/eau\ signilie proprement une petite fable, un petit conte. Ce conte, familier et vif, souvent licencieux, •s'écrit en octosyllabes à rime plate, et dépasse rarement deux ou trois cents vers. Il ne faut ici que mentionner les sources orientales du genre. Si nos trouvères ont pris bien des sujets à Bidpaï, par exemple, et à Sendabad, deux poètes indiens, les fabliaux, même quand ils n'en inventent pas la donnée, prennent chez eux la saveur du cru gaulois. C'est un genre essentiellement français par sa légèreté moqueuse, sa maligne bonhomie, son tour leste et gaillard. Du reste, les mœurs que peignent ces récits sont ]»resque toujours celles du temps et du milieu dans lesquels vivent leurs auteurs. Les uns empruntentleurs personnages au clergé ; ils racontent quelque histoire pieuse, en y mêlant pres- que toujours des scènes fort libres, que la moralité linale sanctifie comme elle peut, ou bien ils raillent les ecclé- siastiques eux-mêmes, non pas en général ceux de haut rang, non pas même les moines, protégés par les juri- 1. Fabliau est une forme du dialecte picard. 32 L I T T K R A T U H E FRANÇAISE dictions épiscopales et par le tribunal des inquisiteurs, mais plutôt les classes inférieures de la hiérarchie, les humbles curés et desservants, dont les travers ou les vices, connus de tous, peuvent être impunément moqués. D'autres mettent en scène les seigneurs, ne s attaquant à eux qu'avec prudence et leur réservant d'ordinaire le beau rôle. Le plus grand nombre représentent les bour- geois, qu'ils ridiculisent dans leur égoïsme, dans leur avarice, dans leur lourde prud'homie, et dont ils retra- cent complaisammenl les infortunes conjugales. Quant au vilain, ils nous le montrent alliant parfois à sa gros- sièreté native un bon sens iinaud et retoi*s. Résumons, pour mieux donner l'idée du genre, deux ou trois fabliaux parmi les meilleurs que nous ayons. Le « Chevalier au barisel' ». — Un chevalier, qui avait mal vécu, ne voulait faire aucune pénitence. « Allez du moins, lui dit un saint ermite, qui s'était mis en tête de le convertir, allez à la rivière et remplissez-y ce barisel. » Le chevalier pense racheter aisément tous ses méfaits. Il va à la rivière, plonge le barisel dans l'eau; mais il le retire vide. Il recommence, il s'y prend de toutes façons : peine perdue. Cette rivière est sans doute maudite; il essaye d'une autre, et ne réussit pas mieux. Il parcourt le monde en quête d'une eau qui se laisse puiser. Mais, comme il n'a pas encore été touché d une vraie repcntance , son barisel , plongé dans toutes les sources et dans tous les fleuves, n'en ramène pas une goutte. Recru de fatigue, il va trouver l'ermite; et l'er- mite, qui le voit si hâve et si défait, ne peut retenir des gémissements. Cette douleur émeut le chevalier. Il ouvre son âme au repentir; un pleur coule de ses 3'eux, tombe dans le barisel, et le remplit. Le « Vilain iiiîi-e- ». — Un paysan, pour ne pas être trompé par sa femme, avait pris l'habitude de la battre avant d'aller aux champs, assurant ainsi chaque 1. Petit baril. 2. Médecin. LEMOYENAGE 33 matin sa sécurité du jour. Deux messagers passent dans le pays, en quête d'un mire capable de guérir la fille du roi, au gosier de laquelle est restée une, arête de poisson. La femme du vilain signale son mari comme un médecin des plus habiles, mais qui ne veut exercer la médecine qu'après avoir été dûment rossé. Quand les coups de bâ- ton se sont mis de la partie, le vilain s'exécute. Ses tours et ses grimaces, en faisant éclater de rire la jeune prin- cesse, la délivrent enfin de l'arête obstinée. Devenu cé- lèbre, plus de cent malades viennent lui demander la guérison. Il les réunit autour d'un grand feu. u Je vais, leur dit-il, choisir le plus mal en point; je le ferai brûler, et les autres seront guéris en mangeant sa cendre. » C'est, parmi l'assistance, à qui se dira le mieux portant, et tous ont vite fait de détaler. Après cette belle cure, le vilain, que le roi a richement récompensé, retourne chez lui, et, si l'on en croit le conte, s'abstient désormais de battre sa femme. Le « Tombeur^ IVotre-Danie ». — Un tombeur s'était retiré dans le couvent de Glairvaux. Toute sa science ne consistait qu'en jongleries et cabrioles, et le brave homme, désolé de ne pas savoir une seule prière, tremblait qu'on ne le renvoyât. Un jour, en entendant sonner la messe, il a une inspiration. « Par la mère de Dieu! se dit-il, je ferai ce que j ai appris; les autres chan- tent, moi je sauterai. » Il saute si bien, dans un caveau de la chapelle, pendant toute la durée de la messe, qu'il choit finalement de lassitude. Même jeu les jours suivants. Pré- venu par un moine qui a surpris ses bi^rres exercices, l'abbé mande notre homme, se fait tout conter, et, au lieu de le mettre dehors, le félicite et l'engage à continuer de servir Notre-Dame selon ses moyens. Le pauvre tombeur est tellement ému qu'il devient malade. Quand il meurt, la Vierge apparaît à son chevet, entourée d'anges qui re- cueillent son âme^. 1. Faiseur de tours. 2. Parmi les cent cinquante fabliaux que nous avons, bien d'autres pour- raient être signales. Menlioanons au moins Estula, le Vilain qui conquit 34 LITTÉRATURE FRANÇAISE Succès des fabliaux. — Nos fabliaux se répandi- rent de i)onne heure dans l'Europe, et leur succès ne fut pas moins grand que celui de nos épopées. Maints con- teurs italiens, notamment Boccace, les ont mis à profit; Chaucer ne fit parfois que les traduire, et ils furent sou- vent imités en Allemagne. Chez nous, ils forment une espèce de répertoire que, pendant plusieurs siècles , nos conteurs se passent les uns aux autres. Le texte primitif est assez tôt perdu de vue. Mais on le reconnaît aisément chez Marguerite de Navarre, Bonaventure Despériers , Rabelais, et jusque chez La Fontaine. ^lolière emprunte son Médecin malgré lui: au Vilain mire, que nous avons résumé. Autres jE^eiu^es satiriques. — Si le fabliau est la forme la plus populaire qu'ait revêtue la satire du moyen âge, l'esprit satirique en créa d'autres. Les Débats, Disputes ou Batailles, pièces dialoguées, mettent en scène le plus souvent des êtres abstraits, par- fois des personnages réels. Citons la Dispute du croisé et du descroisé, la Bataille du vin et de l'eau, le Débat de l'hiver et de l'été ; ces titres suffisent pour indiquer le ca- ractère du genre*. Les Bibles sont des satires auxquelles leurs auteurs donnent ce titre pour gagner la confiance du public. Guyot de Provins composa une Bible fameuse. Il s y attaque un peu à tout le monde, aux femmes, aux méde- cins, aux légistes, mais surtout au clergé et au pape lui- même. Sa diatribe a plus de deux mille Aers ; et, si le style en est généralement rude, la colère et l'indignation inspirent parfois à Guyot des accents qui ne manquent pas d'éloquence. Dans le Testament, l'auteur met en vers les legs ima- ginaires qu'il fait à ses amis et à ses ennemis. Maints poètes du XIII"* siècle écrivent des pièces de ce genre. paradis par plaid. Saint Pierre et le Jongleur, le Voleur qui voulut descendre sur un rai/on de soleil, le Fablier, la Housse partie. 1. Rabeliùs écrira une véritable «bataille »,cellede la reinu des Andoailles et de Quaresme-prenant. LE 3IOYEN AGE 35 Aucun ne mérite d'être signalé; mais il fallait indiquer au moins une forme satirique que François Villon tirera de l'oubli. Hutcbeuf. — Le plus célèbre représentant de la satire est Riitebeuf. Né sans doute à Paris, on ignore la date exacte de sa naissance. On sait qu'il se maria en 1260. Lui-même nous a parlé de sa femme et de ses en- fants, s'est montré dans son pauvre ménage, sans cotte, sans « vivre », bâillant de faim et toussant de froid, n'ayant pour tout mobilier qu'un lit de paille, une table vermoulue et l'espérance du lendemain. Mais les maux et les tracas d'une existence précaire ne firent qu'aiguiser sa verve caustique. Il se mêla aux querelles du temps, railla la noblesse, prit parti pour l'Université contre les théologiens papistes, harcela de traits piquants les ordres religieux. Vers la fin de sa vie, il se réconcilia avec l'E- glise et abandonna la satire pour traiter des sujets d'é- dification, pour composer des cantiques, des Vies des saints, des histoires dévotes, et même lin « miracle ». Rutebeuf est un poète âpre et rude. Parfois, en pei- gnant ses misères et ses tristesses, il trouve certains accents d'une émotion pénétrante cpie voile l'ironie. Ne lui demandons pas de la douceur et de la grâce. Il vaut surtout par la franchise du ton, par la vivacité d'une hu- meur indépendante, volontiers agressive. C'est d'ailleurs un artiste. Plus qu'aucun autre trouvère du moyen âge, il a le don de l'expression pittoresque en même temps que le sens de la réalité. On peut l'appeler le Villon ou le Régnier du xiii* siècle. • Le « Roman de Heiiart »• — Le poème satirique le plus considérable du moyen âge est le Roman de Re- nart^^ vaste apologue où paraissent, sous la forme de bêtes, tous les personnages de la société contemporaine. Ce roman forme un immense recueil, tout un cycle, ou même plusieurs, de productions successives qui s'embran- 1. Dans l'aucicnae lanoiie, l'animal que uous appelons renard se nommait goupil. liena/t est im nom propre. Ce nom, grâce à la popularité du poème, remplaça le nom comrauu. 36 LITTÉRATURE FRANÇAISE (lient confusément les unes dans les autres. Nombre de poètes y travaillèrent, dont nous ne connaissons |)as les noms. Il en est pour le Roman de Renart comme pour nos anciennes chansons de geste, et nous devons y voir une œuvre populaire, collective, dont le thème se transmet- tait d'une génération à l'autre en recevant de chacune quelque accroissement. Les origines. — Les origines du poème ont été fort débattues. Sans entrer dans des détails auxquels les éru- dits seuls peuvent s'intéresser, disons que, si les plus anciennes rédactions qui nous en restent (milieu du XII" siècle) appartiennent à l'Allemagne, nous devons les regarder elles-mêmes comme faites d'après un ori- ginal français qui se perdit. Aussi bien les fictions dont « Renart ^ est le héros constituaient de très bonne heure une sorte de fonds commun à plusieurs pays de l'Europe septentrionale. Le.s divers « Renart ». — On nomme Ancien Renart les formes primitives de la légende. Notre Renart fran- çais est un remaniement étendu de cet Ancien Renart. Les divers morceaux dont il se compose remontent à deux époques bien distinctes. Dans la première, les trou- vères amplifient, ornent, embellissent le thème de leurs devanciers, mais pourtant respectent l'antique simplicité du sujet en le traitant avec plus de développement et avec plus d'art. C'est là ce qu'on peut appeler l'âge clas- sique du poème. La seconde époque comprend trois suites, intitulées le Couronnement de Renart, Renart le Navel, Renart le Contrefait. Ces suites sont de tout point inférieures au cycle du xiii* siècle; elles s'ingénient à le varier par de bizarres inventions, souvent contraires au caractère primitif de Renart; elles y introduisent les grâces contraintes de l'allégorie et même le pédanlesque appa- reil de la scolastique. Personnages. — Le Roman de Renart a pour prin- cipaux personnages Renart, le Goupil, et Ysengrin, le Loup. Dans les différents épisodes de la lutte qui se poursuit entre Renart et Ysengrin surviennent tour à j L E M t» Y E X A G E 37 tour les divers animaux sous les noms desquels les trou- vères représentent les caractères et les mœurs de leur temps. Ce sont Noble, le Lion, qui concilie un égoïsme inconscient et tout royal avec une débonnaireté poussée (|uelquefois jusqu'à la niaiserie; Brun, l'Ours, person- nage grave, lourdaud, et que sa gloutonnerie expose sou- vent à de cruelles mésaventures; Ghantecler, le Coq, dé- signé tout naturellement pour l'office de trompette dans l'armée du roi; Tybert, le Chat, seul animal dont Renart ait à redouter la finesse; etc. Quant aux deux héros du roman, l'un personnifie la ruse, et l'autre la force brutale. Sujet. — Résumons ici en quelques mots le sujet du grand cycle français. Adam et Eve frappent la mer d'une baguette et en font sortir plusieurs animaux, parmi lesquels le Loup et le Goupil. Ysengrin et Renart épousent deux sœurs. Her- sent et Hermeline. Après une courte période de bon ac-x, cord, le Goupil séduit la femme du Loup, et, mis en fuite par le mari trompé, se retire dans son château de Malper- tuis. La querelle des deux « barons » est portée devant le roi. Noble tient une cour plénière. C'est là sans conteste la scène la plus piquante de tout le poème. Lorsque di- vers animaux ont parlé dans un sens ou dans l'autre, le Lion est assez disposé à se montrer indulgent. Mais voici qu'apparaît Ghantecler, conduisant une charrette où gît une poule traîtreusement assassinée par Renart. Noble condamne à mort le meurtrier. Mais Renart obtient sa grâce en promettant de partir pour la (Jroisade; puis il va chercher un refuge à Malpertuis. L'armée royale l'as- siège, le fait prisonnier; il s'échappe. Finalement, Noble le met hors la loi en invitant quiconque pourra s'en sai- sir à le pendre haut et court sans cérémonie. Ce thème, dont nous venons d'indiquer les traits géné- raux, se développe à travers des incidents et des épisodes de toute sorte. Ici, Renart emmène Ysengrin à la pêche et lui fait tremper la queue dans l'eau pour attirer les poissons; la rivière ayant gelé, le pauvre Loup, que sur- 3 38 L I T r É II A T U R E FRANÇAIS i: prennent des villageois, perd, à cette affaire, l'appendice qui lui a servi de ligne. Là, tombé au fond d'un puits et très embarrassé ])our en sortir, il persuade Ysengrin de lui faire contrepuidsj et le laisse- à sa place avec force railleries. S-e confessant à Hnbort, le Milan, il l'attendrit par- ses démons tratio^ns de repentance, l'attire sous sa patte, le saisit et le dévore. Avisant Tiécclin, le Corbeau, îts », — Les « Castoîe- ments ». — Omettons les Vies des saints, les paraphra- ses des Ecritures, les traductions d'aifteurs profanes, comme, par exemple, du grammairien Càlon [les Distiques] ^ que le moyen âge confondit avec Caton le Censeur, et si- gnalons de préférence des œuvres plus modestes, mais 1. Cf. p. 17. 2. Après l'ysopet de Marie de France (le mot est un diminnlif du nom d'Esope), il y en eut beaucoup d'autres. Citons au moins celui de Lyon, ainsi nommé parce qu'on le découvrit dans celte ville; c'est un recueil anonyme compose au xni» siècle par un poète franc-comtois. Au xiv siècle, Euslache Deschamps écrivit, sous forme de ballades, onze fables assez ingéuieuse- mcnt traitées, mais dont le tour n'a rien de naïf. 42 I.ITTKHA 1 r HE l'HANÇAISE qui nous intéressent davantage, surtout les Dits et les Castoicinents. I^es ])its furent un des genres les plus populaires de l'époque, et la vogue s'en prolongea jusqu'à la Renais- sance *, Parmi ces petits poèmes, certains ne prétendent ({uc décrire tel ou tel objet. Mais d'autres ont un but d'enseignement moral. Le Dit de Guersay fait la leçon aux ivrognes, le Dit de Cointise aux coquettes; h^ Dit du liacheler d'armes célèbre les vertus guerrières. On appelle Castoiements^ des ouvrages qui ont beau- coup d'analogie avec nos traités de morale pratique. Deux méritent surtout d'être mentionnés : le Castoiement d'un père à son fîis et le Castoiement des dames. L'intérêt du premier consiste pour nous en de très curieux détails sur les mœurs du temps Quant au second, Robert de Blois, qui en est 1 auteur, y donne aux femmes toute sorte de conseils sur leur tenue, leurs manières, leur langage. 11 leur recommande de ne pas rire avec excès; de ne pas se servir, dans les repas, le meilleur morceau ; de biens'es- suyer la bouche après boire, mais non à la nappe ; de se conduire modestement avec les hommes, en évitant une familiarité trop libre et une pruderie trop contrainte. Ce poème est un véritable manuel de civilité à l'usage des \lames. iLe « UouMU» clelaiRose ». — L'œuvre la plus célè- /jre de la poésie didactique au moyen âge, c'est le Honian de la Rose. On pourrait lui donner place entre les j>oè- mes -satiriques, car, à le considérer dans son ensemble, l'esprit de satire y domine. Mais sa conception initiale a été celle d un Art d'aimer, et, dans la seconde partie elle- même, il reste encore une composition « doctrinale », qui traite des matières d enseignement les plus diverses, depuis les thèmes de galanterie jusqu'aux questions mé- taphysiques. Le Roman de la Rose est 1 œuvre de deux auteurs. 1. On les appelle, au xvi» siècle, dictons ou blasons. 2. C'est notre mot châtiment, mais avec la signification de semonce. LÉ MOTEX AGE 43 Guillaume de Lorris en fit, vers 1230, la première partie; Jean de Meung, une soixantaine d'années après, en lit la seconde, beaucoup plus longue. («iiillaifine de lorins'.— « Psveliologi^e » €le Pamoiir. — Guillaume de Lorris prétendait composer quelque chose comme une « Psychologie •» de l'amour; Ci est li Romanz de la Rose Ou l'art d'amor est tote enclose. Tel est bien le caractère du poème dans les cjuatre mille vers cju'il en a écrits: Bpiîve analyse* — Un beau jour de printemps, l'au- teur ou lAmant se trouve, en songe, devant un jardin qui, réservé aux plaisirs et aux vertus, reste clos à tout ce que le monde renferme de laid et de vil. Stir les murs extérieurs se dressent sept figures. Haine, Vieillesse, Fé- lonie, Vilenie, Convoitise, Pauvreté et Papelardie, pour lesquelles les portes ne s'ouvriront jamais* L'Amant frappe. Dame Oiseuse (rOisiveté) le reçoit, lui apprend que le jardin appartient à Déduit, qui a pour épouse Liesse, et dont la compagnie habituelle se compose de Libéralité, Jeunesse, Richesse, Grâce, etc. Arrivé près d'une fontaine, il voit de magnifiques fleurs, et, parmi elles, une rose, la plus belle et la plus odorante de toutes; c'est cette rose qui symbolise la femme aimée. L'Amour le perce de cinq flèches (Beauté, Candeur, Sérénité, Courtoisie, Doux-Entretien), puis, après avoir reçu son hommage, lui expose complaisaminant par cjuels moyens on se fait aimer. Bel-Accueil le condtA vers la rose. Au moment où il va la prendre. Danger, Malc-Bouche, Honte et Peur le forcent de reculer. Dame Raison appa- laît alors et prononce un beau discours pour lexhorter à la sagesse. Il n'en renouvelle pas moins sa tentative ; il vient même de baiser la rose, lorsque Jalousie, réveillée par Male-Bouche, élève autour des fleurs une forteresse où elle enferme Bel-Accueil. Désolé, l'Amant exhale ses plaintes en un monologue au milieu duquel s'arrête la première partie du roman. 44 LITTERATURE FRANÇAISE l/aIlég:orie. — L'allégorie s'était depuis longtemps introduite dans notre poésie, et l'on cite plusieurs chan- sons Tort antérieures où paraissent des personnages ana- logues à ceux que met en scène Guillaume de Lorris. Mais ces personnages, ici, sont vraiment des êtres vivants et jouent un rôle actif. L'invention des figures abstraites, qui vont peu à peu envahir le domaine tout entier de notre littérature, a son origine dans la scolastique, familière avec les entités. Rien de plus froid sans doute. Rien aussi de plus con- traire, en apparence, à l'observation psychologique. Pour- tant, on peut y voir déjà le goût d'analyse auquel notre poésie devra plus tard ses chefs-d'œuvre, lorsqu'elle se sera débarrassée d'un faux et vain appareil. Les abstrac- tions du trouvère personnifient des idées, des sentiments, ou même des nuances morales qu'il saisit avec finesse. Au fond, son poème, comme les tragédies que feront, quatre siècles après, les Corneille et les Racine, a pour matière l'âme humaine. Guillaume de Lorris est d'ailleurs un esprit ingénieux et délicat, qui ne manque ni de grâce ni de vivacité, et qui a su parfois prêter quelque anima- tion et quelque couleur à ses figures symboliques. Jean de Meiiiig. — Encyclopédie satirique. — Jean de Meung prend le Roman de la Rose au point où l'a laissé Guillaume de Lorris. Mais il en transforme le caractère. Ce qui était, pour le premier, une œuvre de galanterie exquise et subtile, devient, pour le second, un thème de science encyclopédique et d'universelle satire, dans lequel, sans se soucier d'aucun plan, il étale son érudition pédantesque et met en liberté toutes les au- daces de son esprit agressif. Brève analyse. — Aux quatre mille vers qu'avait écrits Guillaume de Lorris, Jean de Meungen ajoute dix- huit mille environ. Il commence par prêter à dame Rai- son une interminable tirade; sous prétexte de calmer la passion de l'Amant, Raison traite complaisamment toute espèce de sujets, anciens ou modernes, profanes ou sa- crés, historiques ou moraux. Peu convaincu par Tintré- LE MOYEN AGE 45 pide discoureuse, l'Amant va trouver un personnage qui sera peut-être moins rébarbatif, l'Ami, inventé lui aussi par Guillaume de Lorris, mais auquel Jean de Meung fait tenir de hardis propos. L'Ami oppose l'état de nature à la société. Son discours abonde en maximes subversives qui n'épargnent aucune institution établie. Cependant, ému par la douleur de l'Amant, le dieu Amour, qui a rassemblé ses barons, assiège la tour dans laquelle est emprisonné Bel-Accueil. Parmi les chevaliers qui servent sous ses ordres, on remarque Faux-Semblant. C'est une des figures les plus expres- sives du poème, le type de l'hypocrite, le prototype de Tartufe. Pendant que le siège se poursuit, Jean de Meung intro- duit assez gauchement un nouveau personnage, dame JN'ature. Celle-ci débite à son chapelain, Genius, une véri- table « somme » dans le genre de celles qu'avaient déjà rimées tant de poètes, mais bien supérieure pour la net- teté et le relief. Envoyé à larmée des assiégeants, Genius leur lit la charte de Nature, qui réhabilite les jouissances de la chair et attaque avec violence l'ascétisme oppressif du moyen âge. Puis il lance sur la forteresse une torche que lui a remise l'Amour. Les barons s'élancent, et, bientôt vain- queurs, délivrent Bel-Accueil, sous la conduite duquel l'Amant cueille la Rose. Hardiesse et àpreté de Jean de Memig. — Ce qui caractérise cette seconde partie du poème, c est l'â- prcté satirique de Jean de Meung, sa vefve mordante, ses vigoureuses déclamations contre les injustices sociales; ce sont aussi les élans de son sensualisme fougueux, après ces galantes mignardises où s'était complu Guil- laume de Lorris. En conservant les personnages de son prédécesseur, Jean de Meung les rend méconnaissables. J)amc Raison, par exemple, n'est plus, chez lui, la sage monitrice que Guillaume de Lorris charge de prêcher à l'Amant la discrétion et la patience; c'est une haran- gueuse érudite et véhémente, qui met à contribution les 46" LITTÉRATURE FRANÇAISE deux antiquités pour soutenir ses anathèmes contre les riches, les nobles et les prêtres. Deux nouveaux personnages sont d'ailleurs créés par Jean de Meuiig, les plus significatifs du poème : Nature et Faux-Sxîniblant. Nature attaque le célibat religieux, discute les origines de la société, conteste le pouvoir royal, recommande le refus de l'impôt, remet en question le droit de propriété, préconise enfin le partage égal des biens. Il ne faut point sans doute attacher trop d'im- portance à des boutades : laudace de pensée que ces boutades dénotent n'en fait pas moins de Jean de Meung non seulement le successeur des Rutebeuf et des Guyot, mais encore le devancier des Rabelais et des Ronaventure Despériers. Quant à Faux-S(.Mnblant, c'est, en même temps qu'un type, un personnage vivant et actif. Le dieu Ainour ne voulant l'accepter au nombre de ses barons que s'il se fait connaître tel qu'il est, le saint homme trace de son existence un récit qui nous le montre tour à tour moine, chevalier ou bourgeois; car Faux-i^emblant ne représente pas les seuls gens d'église; il est « de tous métiers ». Cette Papelardie, dont Guillaum(î de Lorris nous montrait une froide statue, Jean de Meung, la mê- lant aux autres personnages du poème, lui a prêté une physionomie des plus caractéristiques. Succès et iiifUieiicc du a Itoinau de la Hose ». — Les gracieuses qualités que nous avons louées chez Guillaume de Lorris, et le talent original, vigoureux, hardi, qui, chez Jean de Meung, éclate en virulentes diatribes, en revendications énergiques et passionnées, expliquent l'extraordinaire succès de leur poème et sa très longue influence. Jusqu'à l'époque de la Pléiade, le Roman de la Rose, encore imité par xMarot, qui en donna une nouvelle édition, passe pour l'œuvre la plus consi- dérable de la poésie française. LECTURES Sur le « Roman de la. Rose » : Langlois, Orii>^ine.2; Sainte- Bfeuve, Lundis, t. IX. CHAPITBE YIII . La théâtre. RESUME La poésie draanati(|ue du moyen âge se forme en dehors de toute tradition classique. Origines dui théâtre moderne dans l'Église; Transition du drame liturgique au drame profane : le français substitué au latin; sécularisation progressive. Le « Jeu d'Adam » (douzième siècle). Les « miracles ». JeanBodel et le « Miracle de saint Nicolas » ; Rutebeuf et le « Miracle de Théophile » (treizième siècle). An quatorzième siècle, les « Miracles Notre-Dame » : ils ont très peu de valeur. 60 LIT T É II A 1 U H E F H A N Ç A I S E Au quinzième siècle, les mystères. Trois cycles : le cycle de l'Ancien Testa- ment, le cycle du Nouveau Testament, le cycle des Saints. Composition des mystères : prologue, journées, succession de scènes. — Leur représentrtion. Décor unique et multiple. La Confrérie de la Passion (1402). Médiocrité des mystères : diffusion, platitude, trivialité; ni art ni goût; nulle analyse morale, nul développement de caractère, nulle unité. Le théâtre comique. Ses origines. Adam de la Halle : le « Jeu de la Feuillée n, comédie satirique et fantaisiste (vers 1260); le « Jeu de Robin et Marion », sorte de pastourelle dramatique (vers 1280). Notre comédie se développe sous d'autres formes. Trois genres principaux. Les moralités (clercs de la Basoche) : pièces à intention morale, dont les personnages sont allégoriques. Les sotties (Enfants sans souci) : satires géné- ralement politiques et sociales. Les farces : elles se proposent uniquement de divertir. Supériorité des farces sur les deux autres genres. Franchise du style, verve, observation. La farce de Pathelin. Son succès. Sa valeur. Décadence et disparilîoii du théâtre classique» — La poésie dramatique au moyen âge, aussi bien que la plupart des autres genres, se forma en dehors de toute tradition classique. On sait comment le théâtre latin avait dégénéré en jeux sanglants ou en exhibitions licencieu- ses. Dès les premiers siècles de notre ère, la tragédie est morte, et c'est à peine si la comédie garde un reste de son ancienne popularité. La scène devient, comme l'appellent les Pères de Tiilglise, a un sanctuaire de Vé- nus, une fabrique publique de crimes, une école d'infa- mie », et les représentations qui s'y donnent ne relèvent plus du genre théâtral. Une fois maître de l'Empire, le christianisme fait tous ses efforts pour abolir ces spec- tacles. Et, s'il reste encore quelques traces du drame classique, les invasions frankes vont certainement les effacer. Origine du théâtre moderne dans l'Église, — Quand un nouvel ordre social remplace l'organisation romaine, les théâtres sont depuis longtemps fermés. On a soutenu que je ne sais quelle « faculté dramatique », inhérente à l'esprit humain, s'exerça sans interruption jus- que dans les siècles les plus barbares, et l'on a, comme preuve, allégué des pièces latines composées au x* siècle d'après Térence, mais sur des sujets édifiants, par une religieuse allemande du nom de Hrotsvitha. Quelque LE MOYEN AGE 61 intérêt que puissent avoir ces essais dramatiques, ils appartiennent à la décadence extrême de l'ancien théâ- tre, et non point aux origines du théâtre moderne. Le théâtre moderne a ses rudiments, non point dans les dernières réminiscences de l'art antique, mais dans cette religion chrétienne qui avait inauguré une nouvelle civi- lisation; et, si l'on ne veut pas admettre que la faculté dramatique ait subi une éclipse, ce sont les pompes et les cérémonies de l'Eglise qui nous en présentent les mani- festations significatives pendant la période de confusion, d'anarchie, de stérilité poétique qui précède le moyen âge. Avant que se formât le drame profane, il y eut un drame liturgique faisant partie du culte même, et que des clercs jouaient dans l'intérieur des églises. C'est par une série de transitions insensibles que nous passons des offices religieux au théâtre laïque. La messe avait été primitivement le drame sacré par excellence. Mais, certains jours de fête, il s'y ajouta des représentations qui traduisaient aux yeux les scènes ' apitales de l'histoire sainte. Le jour de Noël, on expo- sait derrière l'autel une crèche, et les prêtres venaient y adorer l'enfant Jésus, dont quelques jeunes garçons, figurant les anges, glorifiaient la naissance par le chant d'un chœur; le jour de l'Epiphanie, trois ecclésiastiques, la couronne en tête et revêtus d'un manteau royal, offraient l'or, l'encens et la myrrhe. A l'office de Pâques, surtout, étaient de véritables drames : Jésus-Christ apparaissant lux pèlerins d'Emmaiis, ou bien, le dimanche même de la Résurrection, trois clercs en chape blanche représen- tant les trois saintes femmes devant le tombeau. Nous avons là comme l'ébauche des « mystères ». Transition du drame litiii*;s:iqiie au drame laï- que. — Le drame liturgique se réduisait primitivement à mettre en action les récits sacrés, dont le texte était débité, tel quel, en latin. Pour être compris du peuple, il fallut bientôt admettre l'idiome vulgaire. Le latin alterna d'abord avec le français*, puis on employa le français 1. Drames farcis. 4 62 LITTÉRATURE FRANÇAISE seul. En même temps, le drame se sécularise peu à peu. Il tire toujours ses sujets de l'Écriture; mais les acteurs sont des laïques, et la représentation a lieu sur la place, dans un théâtre adossé à l'cigliso. Entre la forme pure- ment hiératique du drame chrétien et sa forme purement séculière, il y eut une période transitoire dont nous pou- vons nous faire l'idée par le Jeu d'Adam. Le « Jeu d'Acluui ». — Hiératique, le Jtui d Adam l'est à bien des titres. Nous savons que l'acteur chargé du rôle de Dieu le Père sortait de l'église et y rentrait tour à tour, que les ornements sacerdotaux servaient à la représentation; d'autre part, un « lecteur » récitait, de temps en temps, des passages de la Bible correspondant au sujet, et, comme dans les cérémonies du culte, un chœur chantait les répons. Mais deux traits suffisent pour que cette pièce marque déjà la sécularisation du théâtre : elle est écrite tout entière en français' et elle se joue hors de l'église. Le Jeu d'Adam date du xii® sit'cle. Pénible et dure, la langue en est pourtant nette, beaucoup plus nette que ne sera celle des mystères. Il se compose de scènes déta- chées qui ont pour sujet la tentation et la chute, puis le meurtre d'Abel; à la lin, les prophètes viennent succes- sivement annoncer le rachat du genre humain par le sang du Christ. Les « miracles ». — C'est seulement deux cents ans plus tard que se développera le drame liturgique. Les « miracles » du xiii® et du xiv^ siècle appartiennent à un autre genre. Nous avons, au xiii® siècle, deux miracles : celui de Saint Nicolas, parJeanBodel,etceluide 7y/eo/?////e, par Rutebeuf . Jean Boclel : le « Miracle de saint IXieolas ». — Jean Bodel, originaire d'xVrras, mit sur la scène une légende très répandue et dont il y avait déjà plusieurs versions en latin. Un prince infidèle confie son trésor, sur l'avis d'un chrétien, à la garde de saint Nicolas. Des. 1. Sauf les versets, les leçons et les répons. LE MOYEN AGE 63 voleurs s'en emparent. Le prince menace le chrétien de mort. Celui-ci s;^ met en prière; et, pendant la nuit, le s^iint apparaît aux voleurs, qu'il force de restituer le tré- sor. Bodela transporté l'action en Palestine. La première partie de sa pièce renferme quelques belles scènes, une, entre autres, où les chrétiens [adressent à leur Dieu des invocations vraiment éloquentes. La seconde partie se passe dans un cabaret : ce sont des tableaux de mœurs bien grossiers sans doute, mais animés, vivants, et qui témoignent d'un réel talent d'observation. Untebeuf : le « Miracle de Théophile ». — ^ Le Miracle de Théophile n aussi pour sujet une légende depuis longtemps populaire, celle du vidame Théophile, qui, après avoir vendu son âme au diable pour qu'il le réin- tégrât dans sa charge, est touché de repenlancé et finit par se réconcilier avec Dieu grâce à l'intercession de la Vierge Marie. Si nous y trouvons rarement l'originalité vigoureuse de Rutebeuf, il dénote un écrivain très attentif à la forme, et certains passages en sont émouvants. Les « Miracles IVotre-Dame ». — Du xiv® siècle sont restés une quarantaine de miracles. On les appelle Mwaclcs Notre-Dame, parce que la Vierge y intervient, €n général, pour dénouer 1 intrigue. Ces pièces, plus étendues que les précédentes, ont une action plus com- pliquée. Nos poètes se plaisent à les remplir d'incidents bizarres, d'invraisemblables péripéties. Elles sont d'ail- leurs écrites dans un style lâche, verbeux, plat, que relè- vent à peine, de loin en loin, quelques tr^ts d'observa- tion ou de sentiment*. I.e.s « mystères ». — Trois cycles. — Le nom de mystère apparaît seulement dans les premières années du XV® siècle. On nomme ainsi les représentations de sujets empruntés à l'histoire religieuse. Il y a trois cycles de mystères : le cycle de l'Ancien Testament, le cycle du Nouveau Testament, le cycle des Saints. Quelques drames empruntés à l'histoire profane s'appellent aussi 1. Du XIV» siècle date aussi la pièce touchante de Grisélidis, qui est entiè- rement profane. 64 LITTÉRATURE FRANÇAISE do ce nom', par exemple la Destruction de Troie et le Siège d'Orléans. Le premier cycle comprend un certain nombre de mys- tères distincts ijob, Tobie, etc.), mais surtout l'énorme compilation intitulée Mystère du Vieux Testament, dans laquelle ont été fondues plusieurs pièces originairement indépendantes l'une de l'autre. Au second cycle se rap- portent : sept mystères qui mettent en scène l'histoire complète du Christ, notamment celui d'Arnould Greban, poète manceau (vers 1450) ; dix mystères qui mettent en scène une partie de cette histoire, notamment celui de Jean Michel, intitulé la Passion; cnûn le mystère des Ac- tes des Apôtres, par Arnoul Greban et son frère Simon, qui a plus de soixante mille vers. Quant au cycle des Saints, il renferme une quarantaine de pièces. Composition des niystùres. — Les mystères s'é- crivent en vers de huit syllabes rimant deux à deux. La « fable » proprement dite est ordinairement précédée d'un prologue qui donne l'idée générale du sujet. Elle se divise par journées et non par actes. Mais on en repré- sente chaque jour le plus possible, sans tenir compte de cette division ; on n'a pas à craindre de mal couper un drame dont les parties sont tout bonnement juxtaposées. Leiii* représentation. — Le moyen âge n'avait ni théâtres fixes ni troupes permanentes. Outre les gran- des fêtes catholiques, des occasions solennelles, comme une victoire, par exemple, ou l'entrée d'un prince, don- naient lieu aux représentations théâtrales. Quand une ville se proposait de jouer un mystère, les notables, après avoir obtenu le concours des autorités civiles et ecclé- siastiques, faisaient soit bâtir sur la place publique un théâtre en planches, soit aménager un jeu de paume, un couvent, un collège. En même temps, ils choisissaient un poète pour lui confier la composition du « rollet ». Le rollet achevé, on engageait les futurs acteurs, qui f^e recrutaient dans toutes les classes. C'était le poète, aidé 1. Mystère vieat sans doute de ministcrium = office. LE MOYEN AGE 65 par des « conducteurs du jeu », qui instruisait ce per- sonnel nombreux et bigarré. Quelque temps avant la représentation, toute la troupe menait à travers la ville une procession appelée montre. La scène du théâtre figurait l'univers entier, ciel, terre, enfer. Elle se divisait en compartiments de plain- pied, représentant tous les divers lieux de l'action. C'est ce qu'on appelle le décor unique et multiple. \a. Confrérie de la Passion. — La Confrérie de la Passion, qui se constitua définitivement à Paris en 1402 par lettres patentes de Charles YI, est la plus cé- lèbre des nombreuses associations formées dans toute la France pour jouer les mystères. Composée de gens de nrétier, acteurs d'occasion, elle n'avait rien qui la dis- tinguât de tant d'autres, et ne l'emportait sur les sociétés analogues de province ni par la valeur des pièces qu'elle mettait en scène ni par son talent d'interprétation. Si elle mérite une place à part, c'est quelle a fondé le premier théâtre permanent. Ela])lis d'abord à l'hôpital de la Tri- nité, puis à l'hôtel de Flandre, enfin à l'hôtel de Bour- gogne, les confrères de la Passion se perpétuèrent pen- dant plus de deux siècles, jusqu'tà ce que le triomphe de l'école classique les forçât de louer leur salle à une autre troupe. Valeur littéraire des mystères. — Les mystères sont le plus souvent insipides. On y trouve çà et là quel- que détail d'une heureuse naïveté, quelque trait pathé- tique, quelque dialogue d'un tour assez vif. Mais ces passages bien rares n'en rachètent pointHa diffusion, la trivialité, la platitude. Nul art, nul goût, nulle analyse morale, nul développement de caractère, nulle unité de composition. Ce que le théâtre chrétien pouvait compor- ter de grand et de sublime, nous l'y trouvons presque toujours défiguré par la bassesse du langage et par la grossièreté des enluminures. L'imitation de la vie con- lemporaine y tourna de plus en plus au grotesque. Quand 1. Cf., dans le Mystère de la Passion, la scène, partout citée, où la Vierge Marie supplie Jésus de ne pas s'exposer à la mort. 66 i.n TiinATiRE fiiaxcaise le Parlement de Paris interdit, en 1548, la représenta- tion des mystères, c'était par respect pour la religion, qu'ils exposaient h la risée. Jodelle, quatre ans plus tard, lit jouer la première tragédie. Origines i É stérilité du quinzième siècle. La poésie. Alaia Chartier. Sa réputation. Médiocrité de son œuvre poétique. — Charles d'Orléans (1391-1465). Sa vie. Ballades, rondeaux, chansons. La poésie ne fut guère pour lui qu'un jeu. Il a de l'art, du goût; il allie la con- cision à l'élégance. — François Villon (14 30-?), né à Paris. Sa vie, ses pri- sons. Le « Petit Testament ». Le « Grand Testament ». Le talent de Villon. Poète personnel, il rompt avec l'allégorie. Franchise d'expression, vivacité d'accent, tour précis et net. Dans son existence abjecte, il garde une âme naïve, une imagination fraîche, un cœur capable de sentiments nobles, de jpures affections. La prose. Le genre romanesque. « Aucassin et Nicolette » (treizième siècle) : LE MOYEN A (; E 71 sincérité du sentiment et grâce du style. Les « nouvelles » du quinzième siècle. Antoine de la Salle. Philippe de Commines (1447-151I), né à Renescure, en Flsndre. Sa vie. Commines et Charles le Téméraire. Commines et Louis XI. Notre premier his- torien moderne. Sa préoccupation des causes et des lois. Ses idées sur le régime politique et social des nations. Style de Commines; judicieux et solide, dépourvu d'éclat; il s'accorde avec son tour d'esprit. Stérilité du quinzième siècle, — Quelle que soit lit richesse de sa litlérature dramatique, le xv^ siècle, qui a beaucoup produit, n'a pas laissé grand'chose de dura- l)le. Une première Renaissance sem- blait s'annoncer vers la lin du siècle précédent; mais elle avorta presque aussitôt, par suite des circonstances politiques. Nous ne trouvons guère, en cette période de cent ans, que trois ou quatre écrivains dont la re- nommée ait subsisté. Pour la poésie, Alain Ghartier, le prince d Orléans et Villon; pour la prose, Commines. Alain Cliartier. — Alain Ghar- tier continua la tradition dEustache Deschamps et de Ghristine. Il fut l'écrivain le plus estinjé de son temps. La légende rapporte que Marguerite d'E- cosse, femme du Dauphin, trouvant le poète endormi dans une salle du palais, mit publiquement un baiser sur ses lèvres; et, comme les courtisans s'étonnaient qu'elle accordât cette faveur à « un homme si laid » : « Je n'ai pas baisé l'homme, répondit-elle, mais la|^récieuse bouche de laquelle sont issus et sortis tant de bons mots et ver- tueuses paroles. » L'immense réputation d'Alain Ghartier s'expliquerait beaucoup mieux par certains de ses ouvrages en prose- que par ses poésies. Citons en particulier le Quadrilogiie- invectif, dialogue à quatre personnages, — la France, le Peuple, la Chevalerie et le Clergé, — qu'il publia peu après le traité de Troyes. V\\ sincère patriotisme lui inspire, dans ce livre, maintes pages d'une éloquence généreuse. Quant à ses vers, ils sont bien inférieurs. La 72 LITTÉRATURE FRANÇAISE poésie en ce temps-là consiste en un laborieux divertis- sement qui n'a rien de commun avec la vérité de là vie. Pendant les malheurs des guerres civiles et des guerres <'trangères, Alain Chartier rime les thèmes consacrés de la métaphysique galante. Pourtant deux ou trois pièces qn'û composa vers la fin de sa vie dénotent un vif senti- ment des misères de la France. Cliarles d'Orléans. — Charles d'Orléans naquit, en 1391, du duc Louis, ce prince aimable et séduisant que fit tuer Jean sans Peur, et de Valentine Visconti, une des femmes les plus distinguées du siècle , non seulement par sa beauté, mais encore par les grâces de son esprit. Laissé pour mort sur le champ de bataille, à Azincourl. il resta prisonnier en Angleterre pendant vingt-cinq ans. Lorsque la paix lui eut permis de rentrer, il se retira dans son château de Blois, et y vécut entouré de poètes, qui trouvaient à la fois en lui un protecteur et un émule. Il mourut l'an 1465. Ses œuvres tombèrent de bonne heur4- dans l'oubli, et n'en furent tirées que vers le milieu du xviii* siècle. Les poésies de Charles d'Orléans, qu'il écrivit presque toutes pendant sa captivité, se composent de chansons, de ballades et de rondeaux. Ce n'est pas un poète bien original pour le fond, mais c'est un excellent artiste, le plus délicat comme le dernier en date des trouvères grands seigneurs. Son style se recommande par la pré- cision et la pureté; sa langue nous semble moins an- cienne que celle des poètes contemporains. Charles d'Orléans reste fidèle aux allégories de la poé- tique traditionnelle. Il use en général de symboles plus ou moins ingénieux, qui nous rendent sa sincérité sus- pecte. Des événements tragiques auxquels il assista, nous ne retrouvons chez lui presque aucune trace. Il met dans ses vers, non pas les sentiments de son cœur, mais plu- tôt les caprices de son imagination. Ce qui fait sa supé- riorité, c'est l'art et le goût; il a donné leur forme défi- nitive aux thèmes coutumiers de la galanterie, une forme nette, fine, qui allie la concision avec l'élégance. LE MOYEN AGE 73 François Villon. — 8a vie. — François Villon na- quit à Paris vers 1430. Ses parents étaient de pauvres gens illettrés. Le surnom de Villon, sous lequel il devait se faire connaître, lui vint d'un ecclésiastique, Guillaume de Villon*, qui le protégea. Il fut reçu bachelier en 1449, puis, en 1452, licencié et maître es arts. Déjà lié avec les plus mauvais sujets qu'il rencontrait sur les bancs des écoles ou ailleurs , il devint bientôt le chef d'une troupe de ces garnements qui exerçaient aux dépens des marchands et des bourgeois leur peu louable industrie'-. L'an 1455, maître François, ayant tué un prêtre dans une rixe, est condamné à mort, et, en appel, à l'exil. Peu après, il obtient sa grâce et revient. Mais, à peine rentré, une aventure d'amour, et, probablement, un vol commis au collège de Navarre, l'obligent de repartir. C'est alors qu'il fit le Petit Testament. Il se retire à Angers, puis mène une existence errante. En 1461, nous le trouvons dans la prison de Meung-sur-Loire; il y reste tout un été, et n'est élargi que grâce au passage de Louis XI, en vertu du droit de joyeux avènement. Vers la fin de cette année, il compose le Grand Testament. Sur le reste de sa vie, MOUS n'avons que très peu d'indications, et très suspectes. Il mourut sans doute avant 1470, peut-être avant 1465. Les deux « Testaments ». — Les deux œuvres les plus importantes de Villon sont le Petit Testament et le Grand Testament. Nous savons^ qu il ne fut pas le créateur du genre ; mais il se l'appropria. Il y fit entrer les [inspirations les plus diverses, mêlan^ la tendresse à la raillerie, les graves pensées aux propos bouffons ou même à des grossièretés rebutantes. Le Petit Testament contient une quarantaine de huitains. En distribuant des legs, la plupart imaginaires, Villon lance à ses ennemis, parfois à ses amis, de plaisantes épigrammes, que varient, çà et là, un retour sur lui-même, 1. Ce Guillaume avait pris le nom de son village natal, comme on faisait bien souvent au moyeu àgo. Villon est situé non loin de Tonnerre. 2. Cf. le recueil des Repues franches, qui, du reste, n'est pas de Villon. 3. Cf. p. 34. 74 LITTi:ilATU«iE l^KANÇAISK une note de mélancolie, une pcrinte d'ôm©trion. Le Grand Testantenî, beancotip ipliiH étenAu, fart aux Legs l)arle avec grati- tude de ceux qui 1 ont secouru; il regrette ^es d-ésordres, s€^s Tiilenfes, et, repassant sa jeunesse de « mauvais gar- çon », c'est « à peu » que « le cœur ne lui fend ». Le chantre de Ja ibelle heaulmière et die la geiute saucissière, le compère ignoble de la grosse Margot, a connu l'amour candide et chaste. Le ^•agaband sans feu ni lieu a aimé sa patrie; il s'est souvenu de Jeanne, la bonne Lorraine; il a maudit « qui mal voudi'art au roj'aume de France ». Enfin, rimpudenî railleur, qui faisait la nique au gibet, a trouvé dans lidée de la mort des inspirations d'une gravité pénéti^ante. L'originalité caractéristique de Villan, c'est qu'il fut un poète personne]. 11 ne considère pas la poésie, à la façon de Charles d'Orléans, comme le jeu d'un bel esprit. Il exprime sa propre émotion avec une sincérité que nous préférons aux plus su^btils artifices. NiuUe trace de ces froides allégories 011 se complaisaient les contemporains. Il nargue le jargon scolastique, le pédantisme oifficiel, les conventions à la mode», tout l'attirail factice et com- passé de la jhétOkrique en A^ogue. Il ne chante que ce qu'il sent, il le chante comme il le sent. Sa franchise d'ex- pression, son accent vif et net, la précision et la pureté LE MOYEN AGE y LT de sa forme, en font le plus classique de nos ^ioètes aiiilé- riearenient au xvw^ siècle; et, d'autre part, son lyrisme le rei^d plus proche de nous que ne le sont les classiques eux-iïièiDes. La |»iPose. — tje genre feanaiiesque. — Parmi les prosateurs du xv^ siècle, un seul nous arrêtera, Philippe de Comimnes. Avant de passer à Gommines, il faut pour- tant ditre quelques mots de la littérature romanesque et menti Oirnier un conteur qui a sa place dans notre histoire littéraire, Antoine de la Salle. « Auea,$«$itlti et A'îoolette ». — La littérature rama- nesqiue en prose ne consista d'abord qu'à remanier dan- cieurs poèmes. Ces remaniements, qui se réduisent d'or- dinaire à des paraphrases, sont d im styiLe presque tou- jours plat et v-erbeux. Il faut mettre à \yairt le petit roTiaan dAiicassin et Nicolette, écrit dans la secooade moitivé du XTH® siècle. Aucassin, fils du comte Gann de Beau-caire, s'est épris d'une captive sarr.asine, nomimée Xicolette. Les deux iuraanLs semblent à jamais séjîxarés pai' la ^âiiffié- reoce de race. Mais la passion du jeuoae homme ftriomphe de totts les obstaoles, et il finit par épouser son amante. Ce conit récit, dont le sujet était familier à nos anciens poètes, nous plaît surtout par l'iagénuité du sentiment et la ga-âce du stj^le ' . u \«ruvelles » dui^iuittzâèiiie'sièc^e. — Toutauti-es sont les « nouvelles » du kv* siètcle. Gonirrtes, d'un tcxîir volontiers satirique, licencieuses rpouir la plupart, on y reconnaît l'inlluence des conteurs italir«RS., qui, s'inspi- rant eux-mêfmes de nos anciens trouvères, avaient porté dans leurs œuvres un art bien supérieur. Aiitfm^e de la Salie. — Antoine de la Salle composa les Quinze Joies du mariage, les Cent Mom>elles noin>elles et le Petit Jehan de Saintrc. Dans \cs Quinze Joies du ma- riage, il raille les travers des femmes avec une ingénieuse malice. Les Cent Nouvelles nonvelias, recueil de oonrtes fort libres, ne sont pas de son invention ; maiis il les écri- 1. Il est écrit tantôt en prose, tantôt en vers, et s'intitule chante fabie* 76 L 1 1 T É II A T U H E 1 H A X Ç A I S E vit en un style net, fin, précis, à la fois naïf et piquant. Quant à la chronique du Petit Jehan de Saintré, il y trace le portrait du chevalier accompli ; il célèbre chez son héros toutes les vertus des âges passes, bravoure, générosité, courtoisie, inébranlable constance d'un amour sous l'in- fluence duquel s'exaltent les sentiments les plus nobles de l'âme humaine. Mais ce roman d'inspiration élevée tourne brusquement en satire, et l'auteur iinit par ba- fouer un idéal chevaleresque qui s'accorde si mal avec les idées de son temps. Pliilippc de Coinmine«$. — Sa vîe. — Nous avons laissé l'histoire à Froissart. Entre PVoissart et Gommi- nes, il y a eu une multitude de compositions historiques. Beaucoup sont intéressantes par les renseignements qu'elles fournissent ; aucune n'a grande valeur au point de vue littéraire. Philippe de la Clyte, sire de Commines, naquit en 1447 à Renescure, château de son père, en Flandre, d'une fa- mille bourgeoise, anoblie depuis peu. Il fut élevé par un tuteur qui lui lit apprendre, non le latin, mais les langues vivantes. Ecuyer de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, il s'attacha ensuite à son fils, Charles le Téméraire. On sait dans quelles circonstances il quitta le service de ce prince pour celui de Louis XI, qui trouva en lui son conseiller le plus expert et son plus habile agent diplomatique. Pen- dant le gouvernement d'Anne, il se mêla aux intrigues du duc d'Orléans et fut enfermé dans une cage de fer. Après huit ans de captivité, il rentra en grâce. Charles VIII d'a- bord, puis son ancien protecteur, devenu Louis XII, le chargèrent de négociations importantes. Il mourut l'an 1511. Ses Mémoires parurent douze ans plus tard. Si Froissart avait été, au précédent siècle, le peintre des tournois et des batailles, le représentant de l'esprit chevaleresque, Commines est avant tout un politique, un homme positif, réfléchi, délié, dans le livre duquel nous devons chercher, non pas des tableaux, mais une expli- cation sagace des événements. Ses Mémoires ont mérité d'être appelés le « bréviaire des hommes d'État ». LE MOYEN AGE 77 Coiniiiiiies et Charles le Téméraire. — Com- niines passa les années de sa jeunesse auprès de Charles le Téméraire. Mais tout l'éloignait de ce prince, auquel une ambition brouillonne fit rêver, après son incertaine victoire de Montlhéry, les plus chimériques entreprises. Conseiller d'un homme qui ne prenait conseil que de ses instincts violents et de son humeur aventurière, il eut souvent à essuyer des rebuffades, ou même des coups. Il nous montre, dans Charles le Téméraire, le type des princes qui n'ont pas de « malice », qui, tranchant de leur épée à tort et à travers, ne gardent jamais ni ména- gements ni mesures, de ces rois « bêtes » — le mot est de lui — qui tiennent toute prudence pour honteuse, et se croiraient déshonorés s'ils témoignaient quelque crainte du péril ou quelque incertitude du succès. Conimiiies et Louis XI. — Autant le duc de Bour- gogne devait être antipathique à Commines, autant le fbi de France était fait pour lui plaire, comme pour met- tre ses talents à profit. 11 voit chez Louis XI certain dé- fauts de caractère ou d'esprit qui compromirent parfois les desseins les mieux conçus et les plus habilement diri- gés, son intempérance de langue, par exemple, ou encore, dès que le danger semblait passé, son penchant à mécon- tenter a par petits moyens » les gens dont il s'était servi. Quant aux cruautés et aux vilenies du roi, Commines est bien loin de les réprouver. Il pense, lui aussi, que la fin justifie les moyens et ne voit rien de commun entre la poli- tique et la morale ? • L'historien : en quoi il est moderne. — Ce qui fait de Commines un historien moderne*, c'est d'abord son goût de raisonner, de se rendre compte, de démêler les causes, de scruter les intérêts et les passions. C'est ensuite et surtout un ensemble d'idées sur le régime poli- tique et social des nations, qui nous le montre comme le lointain devancier de Montesquieu. Son gouvernement idéal est celui dans lequel l'ordre de la société reposerait 1. Les Chroniques de Coinmiues vont de 14Ji à 1498. 78 L I T T i: Il A r ire !• u a n ç a i s e sur un sage équilibre des forces, tlsostile par nature aux A'ioknces et aux brutalités féodales, il ne voudrait pas non plus à'ane monarchie despotique. 11* approuve cjne, <:bez les Anglais, le roi n-e puisse entreprendre la guerre sans assembkr le Parlement. Il estime que le pemple doit avoir sii part dans la dircclion dies affaires et trouve bon cpie l'autorité royale soit limitée par des asseiablées iippréscnlatives. CottTiiMiies «^«"l'iTain. — Som style st^pvopvié à î**it tiMir cFcsf>rit« — Le style des Mémoires s'accordi! pairfuilcmcnt avec leur esprit. Dépourvu d éclat, iL est judicieux et solide. Commines, qui ne sait pas peindre, dJédaiigne ks cérénjonies brillantes, les pittoresques clie- vaueliées- ©ù se cora-plaisait l'imagination de Frois-sart. Si le sens des choses extérieucces lui manque, il exxielle en t®«t ce cpui est réflexions, coifôeiljs éc politâique, ma^ximes de saigesse avisiaints pa&sages de ses Mémoi- res empruntent une éloquence sobre et sévère à la péné- trante iwtelligenee av«c- laquelle il saisit la portée et la suite des faits. Une fois même, (fuand il raconte les der- niers mom-ents de.Louiis XI, ce D'roid et &ec calculateur a trouvé des accents d'une haute moralité pour marquer, après ta;nt de luttes et d'intrigues auxquelles lui-même avait pris part. Le néaiLt dJes choses kumarnes et la mi- ^ève finale des girauds de la terre, qui, en dt-pit die toutes leurs peines pour s'accroître, passent « par où les autres sont? passés ». LECTURES StiR Charles d'Orléaj^s : G. Beaufils, Étude sur la fie et les poésies de Charles d'Orléans, 1861 ; Sainte-Beuve, Tableau de la poésie ait seizième siècle, 18'28. S-CH VicLON : A, Gampaux, Français Villon, 1859; Longnon, Étude blographifpie sur Villon, 1877; J. Lemaître, Impressions de théâtre, t. III; G. Paris, Villon (collection des Grands Écrivains français), 1902; Sainte-Beuve, Tableau de la poésie au seizième siècle, 1828, Lundis, t. XIV. LE MOYEN AGE 79 ion Sur Commines : A. Debidour, les Chroniqueurs, tome II (collect des Classiques populaires), 1892; A. Debidour et E. Etienne, les Chroniqueurs français du moyen âge, 189."); G. Paris et A. Jean- roy, Extraits des chroniqueurs français, 1892; Sainte -Beuye, Lundis, t. I""". DEUXIEME PARTIE LE SEIZIÈME SIÈCLE CHAPITRE PREMIER La Renaissance et la Réforme : Rabelais et Calvin. François Rabelais i(1495-1553). RESUME La Renaissance et la Réforme. Leurs affinités et leur antagonisme. François Rabelais (1483, 1490 ou 1495-1553), né à Chinon. Sa vie. Son caractère. Le « Gargan- tua » et le « Pantagruel » ne furent qu'un diver- tissement à ses travaux. Publication du roman. Quatre livres de 1532 à 1552. Le cinquième, paru dix ans après la mort de Rabelais, fut fait sans doute sur un brouillon qu'il avait laissé. La part de la satire. Les figures typiques. Rabe- lais écrivain : langue saine, robuste, plantureuse; style ample et souple; puissance d'invention ver- bale. Rabelais philosophe et moraliste. Humanité, foi dans la science, modération, tolérance. — Rabelais I la Renaissance chez Rabelais; le naturalisme; pédagogue. — L'esprit l'abbaye de Thélème. Jean Calvin (1509-1564), né à Noyon. Sa vie. Il gouverne Genève pendant vingt ans. L' « Institution chrétienne » (1536). A quoi s'y reconnaît l'esprit de la Re- naissance. Mais Calvin oppose la morale à la nature. L'écrivain. Éloquence ferme et grave; style précis, vigoureux, direct. L' « Institution chrétienne » fait date dans l'histoire de notre littérature. Iteiiaissaiice et Kéforine. — Deux faits capitaux se produisent au xvi^ siècle : la Renaissance et la Ré- forme. La Renaissance. — On peut caractériser la Renais- sance d'un mot, en disant qu'elle fut comme la décou- verte de l'antiquité classique, jusque-là inconnue ou mal LE SEIZIÈME SIÈCLE 81 connue. Cette découverte transforma l'esprit humain dans sa conception générale de la vie, et, à un point de vue plus particulier, dans sa conception de l'art. Philo- sophiquement, la Renaissance affranchit la pensée; litté- rairement, elle révéla un idéal artistique sur lequel se modelèrent désormais les écrivains. La Réforme. — Quant à la Réforme, ce fut un retour vers le christianisme primitif. Entre elle et la Renais- sance, il y avait bien quelque affinité : toutes deux com- battaient la scolastique. Mais leurs principes étaient en opposition directe. Littérairement, la Réforme considé- rait l'humanisme comme un moyen et non pas comme une fin ; souvent même elle prit parti contre l'antiquité classique, et, dans les pays où elle triompha, son triom- phe retarda la Renaissance. Philosophiquement, elle devait, en vertu de son individualisme, aboutir au libre examen. Mais, tout d'abord, elle vit dans l'esprit critique un adversaire non moins redoutable pour elle que pour le catholicisme. La Renaissance est scientifique et natu- raliste; la Réforme, dogmatique et puritaine. Par là s'op- posent les deux grands écrivains de la première moitié du xvi® siècle, Rabelais et Calvin. Rabelais. — L'esprit héroïque qui avait jadis ins- piré les chansons de geste et les romans était depuis longtemps en pleine décadence lorsque Rabelais com- posa son ouvrage. Aux récits d'aventures guerrières et de chevaleresques prouesses succédait la « nouvelle » gauloise, qui, tenant de son propre cru *!a gaillardise, la vivacité maligne, emprunte des conteurs italiens un art plus attentif et plus curieux. Cependant nos anciennes légendes n'avaient point péri : géants et enchanteurs han- taient toujours l'imagination populaire, et maintes chro- niques fabuleuses récréaient les veillées. C'est d'une de ces chroniques que Rabelais s'empara. Mêlant au mer- veilleux du haut moyen âge, aux libres saillies de l'esprit gaulois , aux parodies érudites qui délectaient les sa- vants, sa gravité de philosophe, sa sagesse de moraliste et sa fantaisie de poète, il composa Tœuvre la plus riche, 82 LITTÉRATURE FRANÇAISE la plus féconde, la plus étrange aussi, que nous offre le XVI* siècle. Sa vie. — François Rabelais naquit à Ghinon en 1483, 1490 ou 1495. Il lut élevé au couvent de la Beaumetle, non loin d'Angers., et entra plus tard à celui de P'onte- nay-le-Conite. Inquiété pour ses tra^'aux d 'humaniste, qui le rendaient euHpect de pactiser avec l'hérésie, il passa en 1524 de l'ordre des GordeHers daTi-s celui de Saint-'Benoît. iBicutôt après il se retira chez l'évêque Geoffroy d'Efitinsac, son ami. Il séjourne ensuite à Mont- pellier (1530i, y étudie la médecine. En 1531, nous Je trouvons à IHôtel-Dieu de Lyon. Puis il voyage, accorra- pagne le cardinal du Bellay à Rome , est nommé l'an 1550 curé de Meudon, résignera ciire presque aussitôt, en publiant le quuti'ième livre de son ouvrage, et meurt lan 1553. Seii eai^aetère. — La vie de Rabelais, assez mal connue, aveiUureiïse d'ailleuT« et vagabonde, a prêté de tout temps à une foule d'anecdotes qui «accordent mieux avec le ton de son ouvrage qu'avec ce que nous pouvons savoir de son véritable caractère. Ne nous le représentons pas comme une espèce de bouflbn, ivrogne, paillard et cynique, comme vdu cousin de frère Jean et de Panurge, dans lesquels il «e serait peint lui-même. La composi- tion du Garguntita et du Pantagruel ne fut pour lui qu'un divertissement à ses travaux. Rabelais compte parmi les plus savants hommes de son siècle : il sait les langues mortes , latin , grec , hébreu , et les langues vivantes^ italien, espagnol, allemand; il a fait de fortes études scientifiques ; il a écrit sur toute sorte de sujets des commentaires approfondis. S il n'était point le person- nage austère que nous ont représenté certains critiques, gardons-nous de le croire aussi « rabelaisien » que d'au- tres le veulent. Il n'aimait sans doute les joyeux devis qu'à ses moments perdus, et, dans les débauches et les ripailles dont abonde sa légende, noo-s devons voir l'écho des imaginations burlesques auxquelles il a donné car- rière en composant son roinan. LE S-EIZrÈ ME SIÈCLE ^3 Ptibilefiitio» de sow «»wvi«e. — Les Grandes etines- dmahies Cliraniques clu grand et énorme géant Gargantua, parues en 1532, ne sont pa>. En 1533, Rabelais publia le premier livre de Pantagruel. En 1535, parut la Vie très- horrifique du grand Gargantua, où, conservant le fond de la chroniqme éditée tout d'abord, il la remanie, la développe, la transforme entièrement. Dès lors, la Vie de Gargantua fait le premier livre de l'ou'vrage, et Panta- gruel en devient le second. Ces deux livres, l'auteur les arvait signés d'un anagramme (Al^cofribafS r^asier). Sur le troisième, publié en 1546, il met son nom véritable. Le quatrième paxut en 1552, le cinquième en 1564, dix ans après la mort de RabelaL>, qui en avait sans doute laissé le plan ou même mi brouillon. La part de la satixfe.. — L'œu^vre eut de bonne heure ses commentatem-s et ses interprètes. On a pré- tendu y trouver l'histoire et les personnages du temps. C'est ainsi qu'on faisait de Grandgousier Louis XII, de Gargantua François I*'', de Pantagruel Henri II, de frère Jean le cardinal du Bellay, de Panurge le cardinal de Lorraine, etc. Rabelais prévoyait sans doute ces appli- cations lorsqu'il protestait contre la manie de « galle- freter des allégories qu'oiu{ues ne furent songées par l'auteur ». Si vraisemblables que certaines puissent paraître, nous ne devons pas chercher dans son inoman je ne sai^ quel système complet et suivi de satire. Il avait rimagination trop libre, trop gare, pour s'assujettir à pareille méthodb. C'était sans dOute un moraliste et même un philosophe; mais, en écrivant le Pantagruel, c'est surtout un rieur. « Rire, a-t-il' dit, est le propre de l'homme; » et, s'il riait lui-même en énonçant cette raa'srrae, elle peut néanmoins servir d'épigraphe à son oeuvre, d'ébauche de verve bouffonne et de fantaisie ex- 84 L I T T É H A r L n E FRANÇAISE Figures typiques. — Cependant les personnages que Rabelais met en scène ont bien une signification. Grandgousier n'est pas Louis XII, mais il représente les rois sages, pacifiques, dévoués au bien de leur peuple; Picrochole n'est pas Gliarles-Quint, mais il représente les rois qu'aveugle l'ambition. Rabelais peint des types assez généraux pour rester toujours vrais. Beaucoup sont encore populaires. C'est Bridoie, dans lequel il bafoue l'ignorance et la bêtise des juges; c'est Janotus de Bragmardo, dans lequel il raille la pédantesque niaiserie des faux savants; c'est frère Jean des Entommeures, le moine vigoureux et hardi, « bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, beau dépêcheur d'heures, beau débri- deur de messes, beau décrocheur de vigiles »; c'est sur- tout Panurge, la plus originale figure et la plus complexe qu'il ait créée, Panurge, à la fois subtil et grossier, naïf et retors, pusillanime et aventureux, qui résume en sa personne les Renart, les Pathelin, les Sganarelle, les Gil Blas, les Pangloss et les Figaro*. Ifiabclais écrivain. — Rabelais est un grand écrivain, et un écrivain bien français. Pour se faire une juste idée de sa langue, il faut écarter la surcharge d'épithètes mul- tipliées, de synonymes sans fin, de vocables burlesque- ment empruntés au latin et au grec, oii cet ennemi des « grécanisants » et des « latinisants » cherchait des effets de comique. Ainsi débarrassée d'un attirail qui ne fait point corps avec elle, la langue de Rabelais est une lan- gue toute française en ses éléments et en son génie, saine, robuste, plantureuse, assez souple pour passer avec ai- sance du ton le plus familier au plus grave, assez riche pour suffire au libre déploiement d une verve intarissable. Rabelais philosophe et moraliste. — De même, nous devons, en appréciant Rabelais comme philosophe et comme moraliste, débarrasser son roman des facé- ties saugrenues et des obscénités qui font, disait La Bruyère, « le charme de la canaille ». Il est bien possible que maître Alcofribas Nasier se moque de nous en nous invitant à « rompre l'os médullaire » pour « sucer la subs- LE SEIZIÈME SIÈCLE 85 tantifique moelle ». Cependant un homme tel que Rabe- lais ne peut manquer de mettre dans ses débauches d'es- prit, fût-ce inconsciemment, quelque chose qui nous laisse deviner sa conception du monde et de la vie hu- maine. Sans parler de maintes pages sérieuses, le Pan- tagruel, ce roman drolatique et souvent ignoble, dénote chez son auteur une philosophie sage, élevée, généreuse, qu'inspirent l'amour de l'humanité, la foi dans la science et dans la nature, l'aversion de tout excès, de tout fana- tisme comme de tout pédantisme. Rabelais enseigne la modération et la tolérance; voilà ce qui fait la portée de son livre, ce qui en rachète les ordures. Vues sur réducatioii. — En maints points, la pen- sée de Rabelais devance celle de ses contemporains. Un des chapitres les plus connus de son ouvrage est celui où il exprime ses vues sur l'éducation**. Gargantua, confié d'abord à maître Thubal Holopherne, apprend par cœur de stériles manuels; il met cinq ans et trois mois pour savoir sa « charte » de façon à la répéter en sens inverse; treize ans, six mois et deux semaines pour se bien péné- trer de « Donat, Facet, Théodolet, M-Ann^ in parabolis ». Sa mémoire est farcie de formules indigestes, et il devient, par le bénéfice d'une telle discipline, « fou, niais, tout resveux et rassoté ». C'est alors qu'on le met entre les mains de Ponocrates. A la méthode routinière et méca- nique de la vieille école, Ponocrates oppose un système d'éducation qui remplace l'étude des mots par celle des choses, alterne heureusement le travail êl le repos, déve- loppe à la fois l'esprit et le corps. Certes, il s'en faut que ce système puisse être appliqué à n'importe quel enfant. L'élève de Ponocrates a un précepteur pour lui seul. Puis, c'est un géant; tout ce qui le touche doit être réduit aux proportions normales. Mais le plan que trace Rabe- lais n'en garde pas moins une valeur pratique, si nous l'accordons avec les conditions de la vie moyenne; et il est conçu dans le sens des principes que la pédagogie moderne fait de plus en plus prévaloir. L'esprit tie la Heiiaissaiice cliez Habelais. — 86 LITTKRATUKE FRA^NÇAISE L'esprit de la Rk)yon, en 15G9. Poiirvu d'un bénéfice dès l'âge d'C anze ans et d'une cure avant même d'avoir fini ses étudies, il quitta cependant, tout jeune encore, la théologie pour le droit. A Orléans, il suivit les leçons de Pierre l'Etoile ; à Bour- ges, celles de l'illustre Alciat. Il inclinait déjà vers les LE SEIZIÈME SIÈCLE 87 idées de la réforme, auxquelles l'avait initié un de ses professeurs. L'an 15â2, il publia un commentaire du De clemcntia de Sénèque, peut-être en vue de recommander ses coreligionnaires à la clémence royale. Devenu sus- pect, il dut plusieurs fois quitter Paris. Après avoir sé- journé à Bâle, puis en Italie, il s'établit en 1536 à Genève, d'où sa sévérité despotique le fit chasser. Mais, en 1541, les Genevois le rappelèrent; dès lors, il exerça, pendant près d'un quart de siècle, une véritable dictature. Il mou- rut en 1564. \J « InK^Utiitioii chrétiemie )x. — La principale œuvre de Calvin s'intitule V fnstUation chrétienne. Elle fut écrite d'aJ^ord en latin (1536), puis traduite par l'auteur lui-même, « afin de communiquer ce qui en pouvait venir de fruit à notre nation française »- A queâ f^'y roeomiaét Fe«||Hrit de la RemAis- saiice. — Notons d'abord quelques points sur lesquels il y a accord entre l'e-sprit de la Renaissance, tel que le représente R.abelais, et l'esprit de la Réforme, tel que le représente Ciilvin. L'auteur de VinstUiition chrétienne est un humaniste, un philologue; on le voit bien, soit par la façon magistrale dont il écrit la langue latine, soit par sa méthode de critique, la même, appliquée aux Écri- tures saintes, que les érudrts du temps appliquent aux textes de l'antiquité profane. Ensuite il rompt, lui aussi, avec la scolastique, et, le premier, devançant Pascal, il appuie sa théologie sur l'étude de l'homme. En quoi GaKin est Jiostile ^ cet esiprît. — Cal- vin n'en reste pas moins l'adversaire de la Renais- sance. Si, dès 1533, il demande la condamnation du Pan" lagruel, ce n'est pas seulement à cause ^es obscénités que contient oe Jtisvre, c'est aussi parce qu'il y surprend un esprit de « libertinage ». Dans son traité De scandalis (1550 , il s'attaord par une rupture éclatante avec k passé national. Il y eut pourtant suite naturelle et progrès incessant. Si l'avène- ment de la Pléiade fait date, c'est par des transitions successives que nous passons de l'enfantine sénilité où languissaient les « rhétoriqueurs », à la brillante Renais- sance dont Ronsard et du Bellay donnèrent le signal. Stérilité poétique. — Nos principaux poètes, vers 1500, sont Mescliinot, Molinet, Crétin. Justement ou- bliés de la postérité, ils n'en eurent pas moins à leur époque une grande réputation. Ce qui domine chez eux, c'est l'esprit du Roman de la Rose. Ils n'abandonnent les thèmes de la mythologie scolastique que pour mettre des chroniques en vers. Faute d'idées, ils demandent leur matière aux « voyages », aux « conquêtes » du temps, LE SEIZIÈME SIÈCLE 91 aux a choses mem'^eilleuses » qui se sont passées sous Ifeurs yeux. Et, d'autre part, leur versification s'ingénie à découvrir des difficultés nouvelles, pour avoir le mérite de les vaincre. De là ces rimes bizarres (enchaînées, brisées, fratrisées, etc.) que curtivent à Tenvi les beaux esprits. Le chef-d'œuvre de l'époque est un huitain — fecit Meschinot — qui peut « se lire et se retourner en trente- six manières ». Rien, dans notre poésie, ne dénote le moindre pressentiment d'une rénovation prochaine. Jean Le Maire. — Le premier poète du xvi® siècle qu'on puisse regarder comme un lointain précurseur de la Renaissance est Jean Le Maire, surnommé de Belges, parce qu'il était originaire de Bavai. Le Maire se donne comme élève de Molinet, son parent, et rend à Crétin un éclatant hommage. Mais nous trouvons en lui, soit chez le prosateur, soit même chez le poète, quelque tribut qu'il paye aux vices dti temps, une harmonie, une élégance, une précision qui le mettent bien au-dessus de s-es con- temporains, et, parfois, une sincérité d'accent si rare alors, qu'elle suffirait pour lui valoir une place à part. Clément i^airof. — 8a vie. — Marot naquit en 1495 a Gahors. Vers l'âge de douze ans, il suivit à Paris son père, Jean Marot, poète de cour, qui devint peu après valet de chambre du roi. Dans le Temple de Cupido (1515), inspiré du Roman de la Rose, il a déjà ce tour agréable, cette aisance, cette vivacité ingénieuse, qui demeurèrent la marque même de son esprit. En 1518,»Marguerite de Valois le prit comme secrétaire, et, de 1520 à 1530, il composa ses meilleures pièces. En 1525, il fut blessé à Pavie et resta quelques mois captif. En 1526, ses incli- nations vers la Réforme le firent arrêter. C'est alors qu'il écrivit son épître à Lion Jamet, son épigramme contre Maillart, son Enfer. L'année suivante, nouvelle arresta- tion ; cette fois, Marot avait tiré un prisonnier des mains du guet. Il écrivit au roi la fameuse épître « pour sa déli- vrance » , et sortit du Châtelet deux semaines après y être entré. En 1532, toujours suspect d'hérésie, il fut accusé d'avoir mangé du lard pendant le carême. En 1535, 92 L I T T É II A T L l{ E F II A X Ç A I S E il se vit obligé de fuir, et séjourna en Béarn, à Ferrare, à Venise. L'année suivante, il revint à Paris après avoir fait amende honorable. En 1542, sa traduction des Psau- mes lui attira encore des persécutions. Il se réfugia d a- bord à Genève, et, censuré par le consistoire pour la liberté de ses mœurs, il chercha asile en Savoie, puis en Piémont. Il mourut à Turin en 1544. Ce qu'il y a chez Marot d'un « renaissant ». — Nous trouvons chez Marot une élégance, une délicatesse, qu'il tient sans doute de la cour, sa « maîtresse d'école », mais aussi de sa culture latine, a Encore qu'il ne fiit accompagné de bonnes lettres ainsi que ceux qui le sui- virent, dit Etienne Pasquier, si n'en était-il si dégarni qu'il ne les mît souvent en œuvre fort à propos. » Marot a imité Martial dans ses épigrammes; il a adapté VÉpit/ia- lame de Théùs et de Pelée au mariage d'Hercule de Fer- rare avec Renée de France; il a mis en vers français deux livres des Métamorplioses ; il s'est inspiré de Virgile pour cette Eglogue sur la naissance du fils de M'J^ le Dauphin que du Bellay lui-même devait louer. Plusieurs genres renouvelés des anciens s'introduisent, grâce à lui, dans notre poésie, non seulement l'épître et l'épigramme, mais encore lélégie et l'idylle, et à l'Italie moderne il em- prunte le sonnet. Marot n'est pas un précurseur de Ronsard. — Marotnedoit pourtantpas être rangé parmi les précurseurs de Ronsard. Il ne s'éprit jamais de « doctrine »; son art demeura pour lui un badinage, et, s'il a laissé maint chef- d'œuvre de grâce et de finesse, l'élévation lui manque, la gravité, l'ampleur, l'éclat poétique. Rien de commun entre ce spirituel rimeur et un poète comme Ronsard, même si Ronsard n'était que le commencement d'un grand poète. Principales oeuvres. — Outre le Temple de Cupido, son premier ouvrage, et VEnfer, sorte de satire contre le Ghâtelet, où l'on trouve quelques traits vigoureux, Marot a laissé une traduction en vers de cinquante Psaumes, des ballades, des rondeaux, des églogues, des élégies, des épigrammes, des épitres. LE SEIZIÈME SI È CLE 93 Psaumes* — Malgré de beaux passages, ses Psaumes sont faibles. Les contemporains eux-mêmes en signa- laient déjà la sécheresse et la platitude : c'est cette pla- titude et cette sécheresse de notre poésie, dès qu'elle veut prendre un plus haut essor, qui justifieront la tenta- tive de Ronsard. Ballades et rondeaux. — Boileau dit de Marot qu'il fît fleurir les ballades et qu'il asservit les rondeaux à des refrains réglés. La ballade avait déjà eu chez Villon toutes les qualités dont elle est capable. Marot s'y montra ingé- nieux à la fois et naïf. Pour les rondeaux, il ne changea rien à leur forme, mais déploya avec aisance, dans ce cadre bien approprié, les plus charmantes qualités de son esprit. Eglogues. — Avant Marot, plusieurs poètes avaient déjà composé des églogues : Jean Le Maire, Crétin et le père même de Clément. Comme ceux de ses prédéces- seurs, les bergers de Marot expriment des sentiments étrangers à leur condition, en un langage qui n'a rien de rustique. Les sujets mêmes dont traitent ses églogues n'ont aucun rapport avec la vie des champs : ce sont les thèmes officiels d'un poète courtisan qu'il fait développer par le berger Colin ou la bergère Marion. Pourtant elles nous offrent çà et là quelques passages d'un aimable na- turel et d'une fraîcheur ingénue qui s'accordent bien avec le caractère de la poésie pastorale*. Elégies, — Marot n'avait pas le tempérament élégia- que. Ce Gaulois moqueur et léger ne pouvait guère réus- sir dans un genre tout de sentiment. L«b élégies qu'il adresse à ses maîtresses sont pour la plupart aussi froi- des que galantes. Non pas qu'il manque complètement de tendresse; mais la sensibilité n'a, chez lui, qu'un éclair, et il revient tout de suite au badinage. Ses poésies amou- reuses se recommandent par l'élégance et la justesse du style; l'émotion y est rare. Épigrammes et épîtres. — C'est l'épigramme et l'épître qu'il a cultivées avec le plus de succès. Dans l'é- pigramme, il allie souvent toutes les qualités gauloises avec une délicatesse que le génie gaulois n'avait pas con- 94 LITTÉHATURIi FRA-NÇA-I-SK nue avant lui. D-ans Ix^s épîtres, il &e donne plus de Jeu. Quelques-unes sont des chefs-d'œ-uAre que ni La Fon- taine ni Voltaire n'ont fait oublier, des modèles inimi- tables dans l'art de causer avec esprit et de conter avec agrt^ment. Marol a porté l'épltre et répigramme à la perfection. Il a été un poète supérieur en ces genres de second ordre**. I^ talent de Mare*. — Ronsard va bientôt l'e tardera pa-s à towiber dans le discrédit, et Marot gagnera tout ce qiae le ciief de la Pléiade aura perdu. En })lcin xvir^ siècle, Boileau, Fénelon, La l^ruyèit», font son éloge; au xviii*, Voltaire ne veut le réduire k quelques feuillets qu'afiu d'avoir un ciboix tont à fait exquis. La prédileotiom de nos classiiqi*es pour ce cbarniant poète s'explique sans pein-e. En u-n certain sens, Marot est plus classique que Ronsard : il l'est par sa netsteté, sa correction, par le tour éniineniment « raisonnable » d« san esprit. Gliez lui, rien de forcé, de beurté, de ro- cailleux, rien d'ardu ou d'effervescent. On goûte son élé- gance, on le tient quitte de tout ce que ne demandent point les genres dont il se contente. Et cependant, la fondation de l'école classique récla- mait d'autres qualités, des qualités plus hautes et plus fortes, quelques défauts qui pussent les gâter, ou m^me d'autres ambitions, que Ronsard, à vrai dii*e, ne réalisa pas complètement, mais que son audacieuse tentative permit de réaliser après lui. Ulellfii de SaJînt^Gelais, — Marot eut quelques dis- ciples, dont le plus célèbre est Mellin de Saint-Gelais. Type du poète de cour, Mellrn conaqDOsa des cartels pour les fêtes et des devises pour les notles amants; il fit de petits poèmes sur une paire de gants, un miroir, un luth, une belette apprivoisée, etc. L'esprit ne lui manque pas, et quelques-unes de ses épigrammes sont bien trous- sées; mais il donne trop souvent dans l'afféterie et la mignardise. Quand la Pléiade eut triomphé, il se consola en écrivant des vers latins. LE SEIZIÈME «lÈC LE 95 Les vrAÎs pi'-éeifcrseiii"^ de ItoitsraA'd : Seèvt* — Ce n'est pas Marot et son école qui ouvri- rent la voie à la Pléiade. Il faut chercher ailleurs les véritables devanciers de Ronsard. Avec Le Maire, que nous avons cité plus haut, ce sont Jean Bouchet, dont la grayité, si elle ressemible beaucoup à de la lourdeur, si natts la tronVfOTis verbeuse ^t pédant^sque, annonce peut- être une conception plus élevée de la poésie; Maurice Scève, chez lequel linfluence italîenne, provoquant à Lyon, sa viJle natale, comme une première Renaissance, ne se marque pas seulem«ent par d€ subtiles arguties, mais encore par la noblesse de Tinspiration ; Louise Labé, dont les poésies amoureuses ont une sincérité fervente ; Antoine lléroët, qui mérite au moins un sou- venir pour la kauteur de son esprit, pour sa délicatesse morale dans lanalyse de la passion; Jacques Pelletier, rallié plus tard à la nouvelle école ; Pontus de ïyard, auteur des Erreurs amoureuses (1548), que recommande une réelle élévation de langage et de sentiments. Tous ces poètes ont vécu depuis le début du xvi*^ siècle jusqu'à l'avènement de la Pléiade, quelques-uns même fort au delà.. S'ils Jke répudieiit pas les traditions des MoUnei et des Crétin, qu'on retrouv-e dans leurs rimes « équivoques », dans leurs allégories, dans tout ce que leur poésie offre encore de gothique, nous pouvons néan- moins les considérer comme les premiers initiateurs de la Renaissance. « Scève et Pelletier, dit Etienne Pas- quier, ont été avant-coureurs des poètes nouveaux; Antoine Héroët a essayé de revêtir notre poésie d-e nou- velles couleurs, et il y a fort réussi. » Et ailleurs : « Le pnemier qui ouvrit la nouvelle carrière fut Maurice Scève; car, quoiqu'il ait, dans sa jeunesse, suivi les traces des anciens poètes, il les «ibandûima avec l'â^ paur teiater une autre voie. » Quant à Pontus de Tyarâ, lui-mé-me déclare, dans la préface de son recueil, qu'il cherche à « embellir et hausser le style de ses vers plus que n'était celui des rimeurs qui l'avaient précédé »; il mérita d'être rangé dans la Pléiade. Ronsard et ses disciples, si dédai- 90 L IT r É n A T U II E FRANÇAISE gneiix qu'ils soient de leurs devanciers, font toujours ex(0{)lioii pour ceux-là, et les reconnaissent hautement comme des précurseurs. LECTURES Dormesteter et Hutzfeld, le Seizième Siècle en France, 1878; Bour- ciez, les Mœurs polies et la Littérature de cour sons Henri If, 1886; Brunetièro, Etudes critiques, t. VI (article sur Scève) ; 0. Douen, Marot et le Psautier huguenot. 1878; Sainte-Beuve, Tableau de la poésie au seizième siècle, 1828, Portraits contemporains, t. V, Nou- veaux Lundis, t. VI (article sur Louise Labé) ; Schérer, Etudes sur la littérature contemporaine, t. VIII. Cf., dans les Morceaux choisis : * Classe de l", VÊglogue au roi sous les noms de Pan et Robin, p. 8. ** Classes de 4» et 3*, YÊpitre à son ami Lion, p. 6; classe de 2», Vh'.pître au roi pour avoir été dérobé, p. 6 : classe de l'"'', VÊpitre au roi pour sa délivrance, p. 6. CHAPITRE III Les conteurs. — Les écrivains religieux et politiques. — Les mémorialistes. — Les érudits, traducteurs et écrivains scientifiques. RESUME Conteurs. Marguerite de Navarre (1492-1549)* L' « Heptaméron » : recueil de contes, avec des conversations sur les matières de galanterie, où se montre l'humeur raisonneuse et moralisante de l'au- teur. Style naturel, sans éclat ni relief. — Bonaven- ture Despériers. Les « Joyeux Devis » : nouvelles très courtes, d'un tour vif et dégagé. — Herberay des Essarts. Il traduit 1' « Amadis », qui fait la tran- sition de nos anciens romans à 1' « Astrée ». Écrivains religieux. Henri Estienne. — Duplessls- Mornay. — François de Sales : « Introduction à la vie dévote » et « Lettres spirituelles » ; style gra- cieux, délicat, trop fleuri. Écrivains politiques. La Boétie. La « Servitude volontaire » : déclamation brillante et tendue con- tre la tyrannie. — Hotman et la « Franco-Gallia ». — Languet et les « Vindi- Jacques Amyot (1513-1593). LE SEIZIÈME SIÈCLE 97 ciae contra tyrannos ». — Bodin. La « République » : théorie de la monarchie tempérée. — L'Hospital. — La « Satire Ménippée ». Ses auteurs. Les « poli- tiques ». Brève analyse de la satire. Deux parties : l» prologue bouffon et parodie de la procession faite par les Ligueurs en 1590 ; 2° séance des États; discours de Mayenne, du cardinal de Pelevé, du sieur de Rieux, qui trahis- sent naïvement leur politique égoïste ; vigoureuse harangue de Claude d'Au- bray contre la Ligue et en faveur de Henri IV. Historiens. De Thou. D'Aubigaé : obscurités et rudesses, mais relief, mouvement, couleur. — Mémorialistes. Monluc. Les « Commentaires » ; style vif et fort. — La Noue : haute inspiration morale. — Brantôme. « Vies des hommes illustres » et « Vies des dames illustres ». L'observateur, le peintre : scènes et figures tracées avec une naïveté expressive. Érudits. Jean Le Maire. — Fauchet. — Pasquier. — Henri Estienne. Jacques Amyot (1513-1593). Ses principales traductions. Plutarque et le seizième siècle. Comment traduit Amyot : il donne à Plutarque une tout autre physionomie. Souplesse, grâce, limpidité, harmonieuse douceur de son style. Écrivains scientifiques. Paré. — Olivier de Serres. — Bernard Palissy : son style simple et pittoresque ; son culte de la nature. Les conteurs, — Parmi les conteurs du xvi® siècle, nous nous bornerons à signaler, après Rabelais, Mar- guerite de Navarre, Bonaventure Despériers et Herberay des Essarts. .Marguerite de IVavarre. — Marguerite (1492-1549) était la sœur de François I*^ Mariée d'abord au duc d'A- lençon, elle épousa en secondes noces Henri d'Albret, roi de Navarre. Très instruite, « de très grand esprit, dit Brantôme, et fort habile tant de |son naturel que de son acquisitif », elle favorisa la Renaissance littéraire et s'attacha de bonne heure à la Réforme. Sa petite cour de Nérac devint l'asile des huguenots persécutés, en même temps qu'un petit centre pour les lettres et la poésie. U Heptaméron, son ouvrage le plus Célèbre, est un recueil de contes que se font les uns aux autres, pour passer le temps sans ennui, dix seigneurs et dames en voyage, arrêtés par la crue d'une rivière. Elle y a inter- calé des entretiens qui roulent généralement sur les ma- tières de la galanterie, et où se montre son humeur de moraliste et de raisonneuse. S'ils sont des plus libres, cela tient aux mœurs du temps : la « conversation » entre honnêtes gens ne deviendra délicate, ou même décente, que vers le milieu du xvii* siècle. Marguerite écrit sans éclat, sans relief, mais avec naturel. 98f LITTÉRATURE FRiA-XÇAISE llonavciiture Despériers*. — Bonaventure Despé- riers (1500?-1544) a fait le Cymbaluni niandl et les Récréa- tûaiis noiufeUas et joyeux devis. Le Cymbaluiu mundi [Qurr- rrllon du monde) se compose de quatre dialogues, dans lesquels l'auteur, sous forme daLlég,ories, attaqua soit lai religion elle-même, soit, du moins, ceux qui en sont les représentants attitrés. Quant aux Joyeux Devis, les ceat dix nouTelles très courtes cpie renferme ce recœil tirent en général leurs sujiçts et leurs personnages de la vre po^julaire ou bouirg-eoise. Elles valent par un tour vif et dégagé, par une bon-homie malicieuse. Herberay de» Essju*ts.v — Herbcraar ses idées, de Balzac par son style. Pierre Charron. Son « Traité de la sagesse ». Est-il un sceptique ou un croyant? Style clair, solide, judicieux, mais froid et monotone. Montaigne. — Son édiieatîoii. — Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, naquit en 1533 au château dont LE SEIZIÈME SIÈCLE 107 il porte le nom, dans le Périgord. Il fut envoré en nour- rice chez de pauvres gens et y resta, assez longtemps pour a se dressera la plus basse et commune façon de vivre- », pour « se ralUeri avec le peu.ple et cette condi- tion d'hommes qui a besoin de notre aide ». Dès le bas âge, il eut auprès de soi un pjédàgKjgue allemand qui lue lui pai'lait que le latin. Phi^s tard, dans la maison pater- nelle, les domestiques eux-mêmes ne disaient, en sa pré- sence, « qu'autant de mots de latin qu-e chactio en avait appris* )). Le père de Montaigne, partisan d'une^ méthode qui « fît goûter la science et le devoir d'une volonté non forcée, sans rigueur ni contrainte », en poussa si loin l'application, que, pour: ne pas troubler là cervelle » de renfant, il l'éveillait chaqwe matin par le son de la rairsique. Ndk doute q»© Montaigne- n'aindû beaucoup à cette éducation torrte lïbéra;le : si l'iniftiience' qu'elle eut sur luii est visible dans sa nonchalance et sa mollesse, elle l'est aussi dans son détachement des préjugés^ dans son humeur libre- et prime-sautière, dans la préférence qu'il accorde à la science- des choses sur celle des livres. Sa vie. — Entre sixetsept ans, il fut mis au collège de Guyenne. Ses premières étuwle-s une foisternd'inées, il se prépara à la magistrature, fut nommé, en 1557, coiï- seiller à la Corar des aides de Périgueux, pms^ en 1561, conseiller au Parlement de Bordeaux. C'est alors qu'il noua avec la Boétie, meart bientôt aprè« (1563), une amitié dont son livre parle en termes touchants**. Il se maria en 1565, plutôt pour suivre la coutume ifue- par aucune inclination particulière. En 1569, il traduisit la Tliéolo- gia nataralis de Raymond Sebond. L'année suivante, il quitta la robe, et; dès lors» se mit à écrire ses' Essais, dont la iiremière édition partit l'an 1580. INIalade, il x'oyagea pour se guérir, ou tout au moins pour se dis- traire en s'instruisant, et visita la Suisse, l'Allennagne, l'Italie. A Lucques, la nouvelle lui parvint que ses con- citoyens l'avaient élu maire de Bordeaux (1581). 11 con- serva cette charge quatre années et la remplit avec luon- neur, mais, pendant une épidémie de peste, se montra 108 LITTÉRATUnE FRANÇAISE peu héroïque. En 1585, il retourna dans son château, où les guerres civiles vinrent plus d'une fois le troubler. Sa modération le rendait suspect aux deux partis . guelfe pour le gibelin et gibelin pour le guelfe, il était « pelaudé à toutes mains ». Il mourut en 1592. La seconde édition des Essais avait été publiée en 1588, et l'édition défini- tive, procurée par M"« de Gournay, sa fille adoptivo, parut en 1595. Montaigne observateur. — La eoiinaissanee de riionime, et, par suite, du bien vivre. — Que signifie ce titre d'Essais? Montaigne l'emploie au sens d'eflbrls, de tentatives; et ces tentatives, ces efforts, sont ceux qu'il fait pour se connaître. A vrai dire, les Essais semblent être un portrait de Montaigne peint par lui- même, avec toutes les contrariétés de sa nature, infini- ment ondoyante et diverse. Il s'observe sans cesse; c'est là sa principale occupation et son plus vif plaisir. Rien ne saurait l'en distraire. Tombé un jour de cheval et grièvement blessé, il note encore dans sa mémoire les impressions qu'il éprouve en se regardant mourir. Son € moi » est si riche, si complexe, si feit le, que cette perpétuelle étude du même sujet ne nous lasse point. Une confession sincère est toujours intéressante; et quel intérêt n'a donc pas celle d'un Montaigne? Mais, se peignant, c'est l'humanité que Montaigne peint. « Chaque homme porte en soi la forme entière de l'humaine con- dition. » Lui-même, sans doute, est « la matière de son œuvre » : il nomme le dernier livre des Essais un « troi- sième allongeail des pièces de sa peinture », et il expli- que l'origine des deux premiers en disant : « Gomme je me trouvais entièrement dépourvu et vide de toute autre matière, je me suis présenté à moi pour objet. » Seule- ment, ce qui lui sert peut aussi servir à ses lectc-urs. En s'observant et en se racontant, Montaigne, outre le plaisir de parle r de soi (il ne nous épargne aucun détail, pas même ceux de ses digestions), veut J-e corriger, se perfectionner*'*, et, rattachant à la connaissance de son individu celle de l'espèce, rattacher à la connaissance de LE SEIZIÈME SIÈCLE 109 l'espèce les saines règles et les véritables maximes de la vie, telle que l'entend ce sage paisible et détaché. Compositioii des « Essais ». — La personne de Montaigne fait l'unité de son œuvre. Ces Essais ne son: rien moins qu'un traité régulier. Les chapitres, dauL chaque livre, se succèdent au hasard d'une imagination volage qui ne sait ni ne veut se contraindre. Dans l'inté- rieur même de chaque chapitre, il n'y a, le plus souvent, que peu de suite; l'auteur nous conte ses souvenirs et ses expériences sans nul souci de les relier, et ne se refuse aucune digression où l'entraîne la mobilité de son esprit. Parlant de soi à propos de toute chose, il parle de toute chose à propos de soi. Une anecdote lui en rappelle une autre, une citation de Sénèque lui en suggère une de Plutarque ou de Diogène Laërce; et, quand il finit tel ou tel chapitre, il n'a guère fait, bien souvent, que proposer la matière autour de laquelle le capricieux humoriste s'est 'diverti à pousser çà et là des pointes. Esprit général du livre. — Si les Essais se déro- bent à toute analj^se suivie, la philosophie générale en est pourtant assez claire. Il se dégage de l'œuvre entière un esprit de sagesse moyenne et pratique, que Montai- gne doit en partie aux anciens, mais surtout à ses ré- flexions et à ses observations personnelles, en un temps et en un milieu particulièrement favorables pour la connaissance de l'homme. Cette sagesse prise avant tout la tranquillité de l'âme, la douceur des mœurs, la modé- ration ; elle affranchit l'esprit de tout préjugé, de tout fanatisme , en lui faisant regarder les choses humaines avec impartialité et désintéressement. IVIontaigne et 1' « lioiiiiête liomine ». — Ses idées sur Tédiieatioii. — On compare souvent Mon- taigne à Rabelais. Il y a chez celui-ci une ardeur, un enthousiasme, une foi que ne connaît pas l'autre. Mon- taigne annonce le type de ce que le xvii® siècle, non seu- lement préparé, mais, en un certain sens, inauguré par son livre, appellera l'honnête homme. Il indique, après. 110 L I T T K n A T U II E F H A N Ç A I S E Rabelais, ses idées sur rrduration, et beaucoup s'en trou- vaient déjà dans l'auteur du Gargantua. La différence n'en est pas moins profonde. Rabelais aime la science pour elle-même, et Montaigne la considère plutôt comme un moyen. Ce sceptique, ce dilettante, ne veut pas qtie son élève s'empêtre et « s'abêtisse » dans l'étude. Si nous ne pouvons atteindre la vérité, que nous servirait fontai^Ne. — Les vertus mêmes de Montaigne, celles que la lecture des lissais peut ins- pirer, procèdent de son scepticisme. Montaigne ne pense pas que l'homme soit capable de saisir aucune vérité En présence du pour et du contre dans toutes les ques- tions, il ne se décide jamais ni pour ni contre; il reste à égale distance des solutions contraires, sûr ainsi de ne point errer complètement, et persuadé d'ailleurs que la vérité, comme la vertu, répugne aux « extrêmes ». Mon- taigne ne se croit permis de rien affirmer. Sa formule favorite est : Que sais-je? autant dire un point d'inter- rogation. Ce point d'interrogation pourrait servir d'épi- graphe aux Essais. L' « Apologie de Raymond Seboiid ». — Les Essais sont, d'un bouta l'autre, un manuel du « douteur ». Mais ils renferment un chapitre capital, le plus substan- tiel et le plus méthodique, où Montaigne rassemble tous ses arguments. Ce chapitre s'intitule Y Apologie de Ray- mond Schond. Dans sa Theologia naturalis, traduite par l'auteur même des Essais, Sebond avait soutenu que la raison suffît pour démontrer la religion chrétienne. S'adressant à ceux qui trouvaient peu solides les preuves de la théologie natu- relle, Montaigne ne confirme point ces preuves, mais LE SEIZIKME SIÈCLE 111 défie les incrédules de les infirmer. C'est donc la raison humaine qu'il prend à partie; et, comme le détour dont il s'est avisé lui permet de parler sans crainte en ayant l'air de défendre la foi, le voilà qui sape tout principe de certitude. Convainquant les hommes de leur faiblesse et de leur misère, il fait voir combien petite est leur place dans l'univers.' Il les dépouille de fausses prérogatives et les rabaisse au niveau des bêtes. Il montre que les fa- cultés dont nous nous enorgueillissons le plus sont bor- nées, faillibles, illusoires. Qu'est-ce que notre science, sinon un amas d'opinions incertaines? notre morale, sinon un assemblage de coutumes, qui varient de peuple à peuple, de siècle en siècle? notre philosophie, sinon un « tintamarre de cervelles » ? Mais nos religions ? Exceptant prudemment la religion catholique, il dénonce la vanité, la folie de toutes les autres; elles ne font que trahir notre ignorance, qui est incapable de rien expli- ({uer, et notre orgueil, qui préfère recourir à des explica- tions absurdes plutôt que de reconnaître sagement l'im- puissance humaine. ^lontaig^ne est un sceptique conservateur. — Ce scepticisme universel pourrait fort bien se concilier avec la foi. Chez Pascal, la philosophie de Montaigne devient comme la préface du christianisme. Quant à Montaigne lui-même, le respect dont il témoigne à l'égard de la religion catholique recouvre une incrédulité d'autant plus irrémédiable qu'elle n'a rien de douloureux, qu'il s'y joue et s'y berce. Aussi bien, comme son éJédain de toutes les lois sociales ne l'empêche point de rester un sujet très soumis, son incrédulité foncière ne l'empêche pas davan- tage de pratiquer le culte. Montaigne est un sceptique con- servateur. A vrai dire, il ne nie pas. ]Mais il n'affirme pas davantage. Et voilà tout juste ce qu'on appelle son scep- ticisme. Il est tellement sceptique, que les miracles de Lorette ne le troublent point. Pauvres seeptiqiueS, ceux qui nient les miracles! Croire quelque chose impossible, c'est faire un acte de foi. ^ L'écrivain. — Si, en qualité de philosophe et de mo- 112 MTTÉRATUKE FRANÇAISE ralisto, Montaigne laisse prise à bien des discussions, l'écrivain, chez lui, n'eut de tout temps que des admira- teurs. Aucun autre n'a mis dans sa manière d écrire plus d'invention, et, en un certain sens, plus de poésie*. Le style de Montaigne, « épigramme continue ou métaphore sans cesse renaissante^ », fait corps, 'pour ainsi dire, avec la personne même de l'écrivain, avec son humour libre et mobile, avec la vivacité de son imagination. G est comme artiste surtout que l'auteur des Essais est origi- nal; c'est grâce à son style qu'il renouvelle tant de sujets plus ou moins rebattus avant lui par les anciens et par les modernes. Infliieiiee do Hlontaisj^nc. — L'influence de Mon- taigne a été très grande sur le xvii* siècle. Sa « subjecti- vité » l'oppose aux classiques, qui répriment leur « moi ». Mais il observe dans son « moi », nous l'avons dit, un exemplaire de l'espèce. Et ainsi il préside à l'évolution en vertu de laquelle notre littérature va prendre pour unique objet l'étude de l'âme humaine. I>ii Vaîr. — Guillaume Du Vair (1556-1621), auteur de la Philosopine morale des stoïques et de la Sainte Phi- losophie, s'}' montre un moraliste élevé, précurseur de Pascal par le fond de ses idées et de Balzac par son style. Il publia encore un Traité de l'éloquence française, dont Malherbe a souvent tiré profit'. Charron. — Pierre Gharron (1541-1603) emprunta beaucoup à Montaigne*, dont il transcrivait des pages entières. Ses deux principaux ouvrages sont le Traité des trois vérités et surtout le Traité de la sagesse. Ge dernier parut en 1601. L'auteur essaye d'y concilier les idées philosophiques et les idées religieuses du temps. Son livre, malgré le souci de composition qu'il dénote, n'a pas un sens bien net; on ne peut même savoir au juste 1. Montesquieu l'appelle « un des quatre grands poètes ». 2. Sainte-Beuve. 3. Malherbe était lié avec Du Vair. Il l'a plus d'une fois imité dans se» Odes. 4. Et aussi à Du Vair, mais moins. LE SEIZIÈME SIÈCLE 113 si Charron est un sceptique ou un croyant. Il écrit dans un style clair, solide, judicieux, mais froid, monotone, et qui le paraît d'autant plus par comparaison avec celui de Montaigne, si riche, si gai, tout foisonnant de tours pit- toresques et de vives images. LECTURES Sur Montaigne : S.Bonnefon, Montaigne, l'homme et l'œuvre, 1803; Lanusse, Montaigne (collection des Classiques populaires), 1895 ; Prévost-Paradol, les Moralistes français, 1864; Sainte-Beuve, Port-Royal, t. II, Lundis, t. IV, XI, Nouveaux Lundis, t. II, VI; P. Stapfer, Montaigne (collection des Grands Ecrivains français), 1895, la Famille de Montaigne, 1896; Vinet, Moralistes des seizième et dix-septième siècles, 1859. Sur Charron : Sainte-Beuve, Lundis, t. XI. Cf., dans les Morceaux choisis : * Classes de 6" et 5«, p. 30; ** Classe de 2', p. 60 ; *** Classe de !•••, p. 66. CHAPITRE V La Pléiade. RÉSUMÉ • Formation de la Pléiade : Ronsard, du Bellay, Baïf, Belleau, Jodelle, Pontus de Tyard, Daurat. Du Bellay publie la « Défense et Illustration de la langue française » (1549). Il « défend » la langue française contre ceux qui écrivent en latin, et il indique les moyens de l' « illustrer », c'est-à-dire de lui donner de l'éclat et de la force. Quels sont ces moyens : innovations dans le vocabu- laire et dans la syntaxe; style noble, mythologie, rythmes nouveaux, restau- ration de l'alexandrin. Rupture avec le moyen âge, ses genres, sa conception de la poésie. Ambitions généreuses. La Pléiade et l'antiquité gréco-latine. Respect superstitieux des anciens. Mais les novateurs substituent au latin le français, et à la traduction l'imita- tion. Théorie de l'imitation originale. C'est de la Pléiade que date le classi- cisme. Pierre de Ronsard (1524-1585), né en Vendômois. Sa vie. Les « Odes » : pindarisme artificiel; sens de la grandeur et de la noblesse. Les « Amours de Cassandre », les « Hymnes ». 114 L 1 I I i: l< A T VUE FRANÇAISE Seconde manière. Odes à la façon d'Horaoe et d'Anacréon. Les « Amours de MïU"ie M, les « Élégies ». Veine de poésie aisée, naturelle, fraîche et vive. Ronsard poète de cour. — Les « Bergeries ». Le sentiment de la nature. — Poèmes politiques : originalité libre et forte de l'inspiration. — La « Fran- ciade ». Conception factice de l'épopée. Dernières années et dernières œuvres. Jugement général sur Ronsard ; poète souvent exquis dans les petits genres, il a porté dans les genres supé- rieurs un enthousiasme sincère, un génie hardi et puissant. Joachim du Bellay (15 25-1560), né à Lire, près d'Angers. L' « Olive ». Séjour à Rome. Seconde manière de du Bellay. Les « An- tiquités » ; la poésie des ruines ; simplicité forte et grave. Les « Regrets » : lyrisme intime, sensibi- lité discrète et pénétrante. Sonnets satiriques ; leur vigoureux relief. Jean-Antoine de Baïf (1532-1589). Sesprincipaux recueils. Les « Passe-Temps ». Le vers baïfin. Rémi Belleau (1528-1577). Ses « Bergeries ».Ses « Pierres précieuses ». Talent descriptif. l'iIiRRK DE Ru>SAUU (1524-1585). Formation de année, llonsard se La Pléiade * réforma, après Marot, notre poésie. Des sept poètes qui la composent, les principaux sont Ron- sard, du Bellay, Belleau et Baïf. la Pléiade. — Dans sa dix-huitième retira au collège de Coqueret pour étudier, sous la direction du savant Daurat, l'antiquité grecque et latine. Il trouvait là Baïf, avec lequel il lutta de zèle et d'ardeur. Un peu plus tard y vinrent Belleau et Jodelle. Puis ce fut du l^cllay, qui, tout par hasard, avait rencontré, dans une hôtellerie de Poitiers, le futur chef de la Pléiade, encore inconnu et méditant ses idées de rénovation poétique. A Ronsard, Baïf, Belleau, Jo- delle et du Bellay, joignons Daurat, leur maître com- mun, et Pontus de Tyard, qui, comme nous l'avons vu, les précéda dans la carrière : tels sont les sept poètes de la Pléiade. La « Défense et Ii4o.«*tr«ikni ». — Ronsard fut 1 initiateur de la réforme, comnjc il devait être le « maître du chœur ». Mais du Bellay exposa le premier ce qu'on peut appeler le programme commun. Son livre, intitulé Défense et Illustration de la langue française (1549), ouvre à notre poésie une voie nouvelle et répudie définitivement 1. Ainsi nommée en souvenir de la Pléiade alexandrine. LE SEIZIÈME SIÈCLE 115 le moyen âge, dont Marot procédait encore presque tout entier. Nous devons, sans doute, faire des réserves sur cer- taines vues de du Bellay. Dans sa juvénile hardiesse, il traitait trop dédaigneusement ses prédécesseurs. Au lieu d'abolir les traditions domestiques, mieux eût valu peut- être les concilier avec l'imitation des anciens. Mais notre poésie, après Marot, avait besoin d'un vigoureux élan; et, si du Bellay fit table rase du passé, son manifeste promettait un avenir fécond et glorieux. Comme l'indique le titre, ce petit livre, d'ailleurs asse^ confus et mal proportionné, renferme deux parties dis- tinctes. D'une part, il défend la langue contre ceux qui, la jugeant trop faible et trop pauvre, écrivent en latin. De l'autre, il indique les moyens par lesquels on pourra Y illustrer, lui donner de l'éclat et de la forcée Ce dernier point demande quelque explication. Pour illustrer le vocabulaire, du Bellay préconise certains procédés entre lesquels il faut signaler surtout la res- tauration d'anciens vocables tombés en désuétude, l'em- ploi de termes dialectaux et le « provignement^ ». Pour illustrer la syntaxe, les principales constructions qu'il recommande sont l'emploi de l'adjectif comme nom'-^ ou comme adverbe % l'emploi de l'infinitif comme nom-% l'emploi d épithètcs composées^, enfin l'inversion. C'est par ces tours que la Pléiade imita les Grecs et les Latins, dont elle empruntait fort peu de mots. Quant au style poétique, elle l'ennoblit, le rendit plus brillant, plus riche, plus imagé, y introduisit la mythologie an- cienne avec son répertoire de métaphores. Enfin, elle inventa des formes de strophe inconnues jusqu'alors ou disparues de l'usage, et remit en honneur l'alexandrin, 1. Du Bellay ne s'occupe que de la poésie; pour la prose, il mvoie au livre de Dolet sur VOratcnr. 2. C'est-à-dire la dérivation. 3. L'épais des forets, etc. 4. Ils combattent obstinés, etc. 5. Le chanter, le vivre, etc. 6. L'amour chasse^peine, le moulin brise-grain, etc. 116 LITTÉRATURE FRANÇAISE qui, depuis longtemps, était presque complètement aban- donné. Ituptui'c avec le moyen âge. — Aussi bien la Pléiade ne veut illustrer la langue qu'afin d'illustrer la poésie elle-même. Or, on n'illustrera la poésie qu'en rompant avec le moyen âge, en se mettant à l'école des anciens. Il faut rejeter les genres « gothiques », tels que rondeaux, ballades, chants royaux; il faut remplacer la chanson par l'ode, le roman par l'épopée, la farce par la comédie; il faut, comme firent jadis nos ancêtres, escala- der le Gapitole et piller les sacrés trésors de Delphes. Anibilions généreuses des novateurs. — C'est à « la plus haute dignité » de leur art que visent tout d'abord les novateurs ; et voilà pourquoi, ne trouvant chez nos poètes, les Marot et les Saint-Gelais, que des qualités aimables sans doute, mais légères, qu'une conception de lart frivole et mesquine, ils demandent leurs modèles à la Grèce et à Rome. Et même ils dédaignent l'antiquité familière, que Marot avait parfois imitée avec bonheur. Tout au début, c'est Pindare et Homère qu'ils veulent restaurer. Horace ne trouve pas grâce à leurs yeux; Ronsard méprise ce « iils d'un libertin* », ce « naquet ^ » qui « a l'audace basse et lente ». Les premiers essais du chef de la Pléiade seront, comme nous allons le voir, des odes pindariques, et dès ce moment il a conçu le des- sein d'une nouvelle Iliade, d'une nouvelle Enéide, qui alliera l'art patient de Virgile avec la grandeur ingénue d'Homère. Substitution du français au latin. — On repro- che, non sans raison, à Ronsard et à ses amis ce que leur respect des anciens a de superstitieux. Remarquons tou- tefois que la jeune école répudie le latin et y substitue la langue nationale. Un siècle après, ou guère moins, de bons esprits soutiendront encore qu'il y a plus de sûreté dans le latin quand on veut faire un ouvrage durable. Anté- rieurement à la Pléiade, on estime que le meilleur moyen 1. Libertinus, affranchi. 2. Proprement, garçon de jeu de paume. LE SEIZIÈME SIÈCLE 117 d'égaler Homère ou Virgile, c'est de les répéter dans leur langue. Les novateurs montrèrent les premiers que notre « vulgaire » était capable d'élévation, de fermeté, de noblesse, pouvait soutenir une pensée grave et un sentiment profond. Ils osèrent, comme dit Ronsard, abandonner la langue des anciens pour honorer celle de la mère patrie, et, par là, ils furent « bons enfants ». Substitution de rimitation à la traduction. — Jusqu'alors on n'avait guère fait que traduire les Grecs et les Latins. A la traduction, les Ronsardiens substituè- rent l'imitation. Bien plus, du Bellay proteste, dès sa Défense, contre la prétendue supériorité des anciens. Les Français, écrit-il en propres termes, « ne sont moindres (pie Romains ou Grecs ». Dans cet imitateur de l'anti- quité gréco-latine, nous trouvons un « moderne », tout aussi indépendant que le seront Perrault et Fontenelle, et qui allègue les mêmes arguments. Imitation originale. — A vrai dire, l'imitation, chez les poètes de la Pléiade, a bien souvent quelque chose de servile. La mesure leur manque, le discerne- ment et le choix. Quand Ronsard veut chanter, il de- mande d'abord à son page de lui lire du Pindare ou du Catulle. Même s'il prescrit en maint endroit l'observa- tion directe de la nature, c'est généralement à travers les anciens qu'il l'observe, trop inexpérimenté encore et trop défiant de soi pour se passer de modèles. Mais cette imitation des maîtres n'est qu'un apprentissage. Ronsard et ses amis ont l'arrière-pensée de s'émanciper, une fois drus et forts; ils ne désespèrent pas d'égaler un jour, en dégageant leur originalité, ceux à l'école desquels ils ont commencé par se mettre. Dans la préface de son pre- mier recueil, V Olive, du Bellay atteste qu'il y a chez lui « beaucoup plus de naturelle invention que d'artificielle et superstitieuse imitation ». Cette préface même, quelques pages de la Défense, 'lAft poétique de Ronsard, contien- nent déjà une théorie de l'a assimilation », telle que l'en- tendirent nos classiques. Et, sinon dès leurs débuts, tout au moins lorsqu'ils eurent pris conscience de leur génie 1 18 L I T r i: u A T u n R française intime, les portes de la Pléiade, surtout Ronsard et du I5<;llay, coriiposèrent maintes pièces d'une veine a-isée, libre, bien personnelle, où l'iniitation des anciens n'est plus que comme une seconde nature. La Plôîad^î et le ela^sicisiiie. — C'est de la Pléiade que date notre classicisme. Et, sans aucun doute, les novatei'.r.-. du xvi* siècle sont, sur beaucoup do points, inférieurs aux classiques du siècle suivant. Ils leur sont inférieurs par leur défaut d'expérience et de maturité, par les erreurs d'un goût qui ne les protège pas toujours contre le pédantisme, qui les fourvoie tantôt dans l'em- phase et tantôt dans la platitude, tantôt dans la vulgarité €t tantôt dans le raffinement. Ils manquent de méthode, de discipline; ils se fient trop à la verve et ne se châtient pas assez, croyant que l'inspiration peut se passer de travail. Aussi leurs œuvres ont-elles rarement ce carac- tère de perfection que Malherbe imprimera « le premier » à quelques-unes des siennes. Mais, si Malherbe doit orga- niser notre poésie, la rectifier et la discipliner, ce ne sera qu'en la rétrécissant ou même en l'étriquant. Il y a chez les poètes de la Pléiade une fertilité, une variété, il y a une efflorescence de 1 imagination et du sentiment que réprimera la discipline proprement classique. Ronsard. — Sa Aie. — Ronsard naquit le 11 septem- bre 1524 au château de la Poissonnière, en Vendômois. Il fit, au collège de Navarre, des études assez négligées. Tout jeune encore, il fut page, puis suivit Lazare de BaU dans son ambassade à Spire, et Langey du Bellay dans son ambassade en Piémont. Rien ne pouvait alors annoncer chez Ronsard le rénovateur futur de la poésie française. Sa mine élégante, sa haute taille, son adresse, sa force, son goût des chevaux et des armes, semblaient le vouer au service des princes, aux aventures de guerre et d'amour. Atteint, vers dix-huit ans, d'une grave surdité qui le confinait dans une sorte de solitude, il commença à faire des vers. Puis, « s'y échauffant et s y affection- nant )), saisi par cette fièvre de renaissance dont brûlaient toutes les âmes généreuses, il entre au collège de Coqueret LE SEIZIEME SIECLE 119 ])Our étudier les langues et les littératures antiques. Là^ il mûrit son plan de réforme littéraire. Comparant notre poésie domestique, si pauvre encore et si mince, avec les chefs-d'œuvre anciens, il conçoit l'ambition de faire pas- ser en notre langue les richesses de rantiquilé. Les « Odes »• — Ronsard s'attaque tout de suite aux genres les plus ardus de la poésie grecque; il publie, pour son coup d'essai, quatre livres d'Odes, le premier presque entièrement pindarique. Dans sa préface, lui-même pré- tend créer chez nous le lyrisme. Ce qu'on n'avait pas vu, du moins, jusqu'à Ronsard, c'est la grande ode, a pourtraite suivant le moule des plus vieux ^ », qui s a- dresse, non pas aux amateurs des mignardises amou- reuses, mais aux « gentils^ esprits, ardents de la vertu ». D'abord, l'ode pindaresque, ainsi appelée parce qu'il y reproduit, outre 1 inspiration de Pindare, ses formes techniques, la strophe, l'antistrophe et l'épode. Les ({uinze odes pindarcsques de R.onsard sont généralement d'une lecture pénible, et même l'érudition fastidieuse dont elles se hérissent ne nous permet pas toujours de les bien comprendre. Mais elles reçurent cependant un accueil enthousiaste auprès des lettrés, pleins d'admiration pour le poète qui leur rendait en français la noblesse, la hau- teur, la majesté du lyrisme thébain. Et, à vrai dire, jus- que dans les plus abstruses et les plus amphigouriques de ces odes, se trouvent tels passages où Ronsard allie l'aisance à la grandeur. Si beaucoup sont gâtées par l'emphase, par la contrainte, par un pédiîitisme saugrenu et fastueux, la poésie française n'y en a pxis moins une dignité et une ampleur dont Marot ne pouvait donner l'idée*. iLes « Amours de Cassaiidre ». — Le second re- cueil de Ronsard, publié en même temps que le cinquième livre des Odes, en 1552, s'intitule les Amours de Cassan- dre. Ce volume contient des sonnets, mêlés de stances et d'élégies. Le poète n'imite plus Pindare, mais Pétrarque, 1. Plus vieux est ici un comparatif. Les plus vieux — les anciens. 2. Nobles. 1 20 M 1 T É R A T L R E F R A N Ç A I S E et Gassandrc devient pour lui une nouvelle Laure. « Li- sez la Cassandre, dit Etienne Pasquier, vous y trouverez cent sonnets qui prennent leur vol jusqu'aux cieux. » G est, en effet, vers les plus hautes cimes de la poésie que s'élève Ronsard. L'abus de 1 érudition et des souve- nirs mythologiques dépare beaucoup de ces pièces; la subtilité et l'aH'éterie italiennes s'y mêlent parfois au fatras de collège. Pourtant, on en citerait aussi d'un sen- timent sincère et profond, d'un style brillant, imagé, poétique, qui est tout nouveau chez nous. Les « Hymnes ». — Les Hymnes rentrent encoie dans ce qu'on peut appeler la première manière de Ron- sard. Quelquefois lyriques, elles sont le plus souvent épiques ou descriptives. Nous y retrouvons les mêmes défauts que dans les odos. Mais, quand le poète se dé- gage de l'appareil mythologique et allégorique qui gêne encore son allure, il atteint maintes fois le ton de la grande poésie. Seconde manière de Ronsard. — Cependant, lui qui, ne prenant conseil que de son généreux enthousiasme, avait voulu du premier coup égaler la Muse française aux sublimités de la «Muse grégeoise », il aborde maintenant des genres plus accessibles. Henri Estienne venait de publier le recueil du prétendu Anacréon. Rien n'était propre à tempérer l'emphase pindarique comme la grâce aimable et la délicate vénusté de ces odelettes. Ronsard sentit ce que le pindarisme avait chez nous d'artificiel, même si son génie poétique en reproduisait la majesté. Horace déjà, cet Horace qu'il dédaignait au début, l'avait détourné de Pindare ; Anacréon acheva de le convertir à une poésie moins ambitieuse. Les odes qu'il écrit dès lors sont pour la plupart d'une inspiration aisée, natu- relle; elles nous charment par leur aménité familière, par une élégance de ton et de facture qui rappelle les meil- leurs poèmes de Marot, mais avec un coloris frais et vif. Les « Amours de Marie ». Les « Élégies ». — De cette veine procède un nouveau livre de sonnets, les Amours de Marie (1557), dont Claude Binet, le biographe LE SEIZIÈME SIÈCLE 121 de Ronsard, dit que « le genre d'artifice et la simpli- oilé à la catulienne le recommandent beaucoup ». Ce n'est plus la pompe, bien raide parfois, des sonnets à Gassandre. Le génie du poète s'est assoupli et, pour ainsi dire, humanisé. Dépris de Pindare, il se déprend aussi, non de Pétrarque, mais de ce pétrarquisme à la fois précieux et fade qui avait jusque-là gâté sa délicatesse native. Les Amours de Marie renferment maintes pièces où il exprime avec ferveur les transports et les extases de la passion; maintes autres sont des chefs-d'œuvre de tendresse mélancolique ou de rêveuse langueur. A ce recueil associons les Élégies, parues un peu plus tard, et aussi tout ce qu'il y a d'élégiaque dans un grand nombre de poèmes rangés sous d'autres litres. Ronsard poète de cour, — Les « Bergeries ». — Dès l'avènement de Charles IX, commence pour Ronsard une période nouvelle. Favori du jeune roi, il met sa muse au service de la cour. Contentons-nous de mentionner certains poèmes de commande, les cartels, par exemple, et les mascarades , que lui imposait son office de poète courtisan. Les Bergeries elles-mêmes sont, en général, des pièces de circonstance, panégyriques ou bien oraisons funèbres, auxquelles il donne un cadre rustique. Comme ses prédécesseurs, il fait de l'églogue une allégorie et y met en scène des personnages qui n'ont de pastoral que le nom, leur nom véritable tant bien que mal accommodé au genre*. Mais ses églogues les plus artificielles respi- rent un sincère sentiment de la nature, fl l'y peint tantôt avec magnificence, tantôt avec une grâce exquise. Ron- sard doit à la nature, soit dans les Bergeries, soit dans d'autres recueils, dans les Hymnes par exemple, et dans les Elégies encore, et jusque dans la Franciade, beaucoup de ses meilleures pages. Poèmes politiques. — Poète officiel, Ronsard ne se borna pas à des cartels et à des mascarades. Il exerça je ne sais quel haut ministère politique, et fut quelque chose 1. Charles IX devient Chariot; le duc d'Anjou, Angelot; le roi de Na- varre, Navarrein, etc. 122 I-ITTÉHATURE FHANÇAISE coinine un conseiller d"l-^l;it supérieur. l*^n 1560, il faisait déjà paraître \ Institution poiw l'adolescence de Charles IX, dans laquelle il trace le portrait du bon roi. Joignons-y quelques autres poèmes du même genre, comme les Dis- cours sur les misères et la Remontrance au peuple de France** , Ces morceaux nous frappent par la franchise de l'accent, par l'originalilé libre et forte d'une inspiration que ne gêne aucun modèle, que ne refroidit aucune arrière- pensée livresque. La « Francîade ». — Dès ses débuts, Ronsard s'était promis d'être 1 Homère aussi bien que le Pindai'e de la France; plusieurs de ses premières odes nous annoncent une épopée, nous en indiquent déjà le sujet, et même le plan. Cette épopée parut en 1572, sous le titre de Fran- ciade^. Elle a comme héros Francus ou Francion, fils d Hector, ancêtre de Pharamond et de Mérovée, que les dieux, après la destruction de Troie, conduisent dans la Gaule pour y fonder la monarchie française. La Fran- ciade est sans conteste une des plus faibles œuvres de Ronsard. Cela tient, non pas au sujet, depuis long- temps populaire en France, tout aussi populaire qu'avait pu l'être chez les Romains celui de ï Enéide, mais, d'a- bord, à l'impuissance même du poète, lequel ne soutint jamais que par moment le ton épique , ensuite et sur- tout à l'idée toute conventionnelle qu il se faisait de l'é- popée. Examinons les deux préfaces que Ronsard mit à la Franciade : l'épopée est pour lui une œuvre factice, industrieuse application de procédés qu'il suffit, pour réussir, de pratiquer avec art. Nous sentons à chaque pas dans son poème le zèle patient d'un imitateur qui emprunte à ses modèles des « morceaux choisis ». Par delà les recettes et les formules, Ronsard n'a pas saisi la nature intime du genre; il le réduit à je ne sais quel mé- canisme, et voilà pourquoi son poème n'est qu'un froid pastiche. L'action, dans la Franciade, manque d'intérêt; la composition, toute fragmentaire, sent l'artifice; le style, 1. Les quatre premiers chants. Kousard s'arrêta la. LE SEIZ-rÈ'H'P SIÈCLE 123 lâche et prolixe, ne saurait relever ce que !e récit même a de languissant. .Ajoutons que Ronsard n'ose pas, lui, le restaurateur de l'alexandrin, rompre avec le décasyl- labe, considéré alors comme notre mètre héroïque. L'em- ploi de ce rythme étriqué et monotone contribue encore à la plalitude du poème***. Il n'y a de louable dans la FrnHCLadc que certains morceaux, non pas épiques, mais élégiaques ou descriptifs. Weriili»res a.iiiKT'es. — A la mort de Charles IX, Ron- sard quitte la cour et se retire en ses prieurés vendô- mois, celui de Croix-Val, puis celui de Saint-Cosme, où il meurt l'an 1585, depuis longtemps malade et affaibli. La troisième période de sa vie est peu féconde. Dans les dernières Amours, dans le Bocage royal, dans les Son- nets à Hélène, quelques pièces se recommandent par une suavité pf'nétrante. Mais la plupart trahissent la lassi- tude. Ronsard se survit à lui-même; il a une fin languis- sante et découragée. Jugement jçénéral sur HeiivSard. — Sa gloire fut immense, dans toute l'Europe lettrée aussi bien que chez nous. Vingt ans après, Malherbe, son héritier, le « biffe », et il reste méconnu, ignoré, pendant toute la période lassique. C'est seulement au début du xix" siècle qu'il retrouve une juste admiration. Nous ne passerons pas la mesure en disant que, poète souvent exquis dans les « petits genres », ses défauts les plus rebutants, l'obscu- rité, l'emphase, le pédantisme, ne l'empêchent pas d'avoir porté dans les genres supérieurs un enthousiasme sin- cère, un génie hardi et puissant, un sentftnent généreux de la h ute po'sie. Du Bellay. — Né en 1525, au bourg de Lire, près d'Angers, Joachim du Bellay eut une jeunesse attristée par la maladie et par des embarras domestiques. Nous avons vu comment il s'associa à Ronsard. Aussitôt après la Défense, il publia un recueil intitulé Olive^. L' « Olîi^e ». — L'Olive renferme cinquante sonnets t. Anagramme du nom de Viole, celui d'une jeune fille que le poète avait prise pour maîtresse platonique. 124 LITTÉRATURE FRANÇAISE (cent quinze dans la seconde édition) d'un style précieux, tourmenté, dur et obscur, auquel le poète se guindé péni- blement. On ne peut guère y louer que la ferveur d'inspi- ration, et un effort, rarement heureux, vers la noblesse. Les « Vers lyriques »• — Dans les Vers lyriques on Odes, qui suivirent, du Bellay scnible déjà prêt à changer de manière. La plupart de ces pièces sont d'une familiarité libre, unie et non sans charme. Séjioiir à Rome. — Les « Antiquités », — En 1551, le poète part pour l'Italie avec son cousin le cardinal, qui la pris comme intendant. Là, il écrit ses Antiquités et ses Regrets^. Les Antiquités, publiées en 1558, s'inspirent de deux sentiments : elles évoquent la grandeur de Rome et déplorent le néant de la grandeur humaine. Maints son- nets s'en recommandent par leur simplicité forte et grave- Inaugurant « la poésie des ruines », du Bella}^ trouve du ])remier coup le ton. Son émotion sincère le défend des artifices et prête à ses vers un accent nouveau de lyrisme spontané tout ensemble et recueilli. Les « Regrets ». — L'enthousiasme de du Bellay ne tint pas longtemps. Il soupire, bientôt, après la France, après son « petit Lyre**** » ; il regrette les amis laissés à Paris, sa vie d'étude, les promesses d'une gloire que son départ a peut-être interceptée sans retour. Que faire ? Notant au jour le jour ses diverses impressions, il a se plaint à ses vers ». De là le titre de Regrets que porte son nouveau recueil. En se contentant « décrire simple- ment » ce que « la passion lui fait dire », du Bellay a com- posé une œuvre encore vivante après plus de trois siè- cles, grâce à la sincérité des sentiments qu'il y exprime, .lusque-là, nous ne connaissions de lui que l'artiste, un artiste difficultueux et subtil dans Y Olive, moins con- traint dans les Antiquités, et qui, parfois, y atteint la vraie grandeur; dans les Regrets, l'homme lui-même se livre à nous, et ces pièces où il n'y a trace d'aucun labeur ont mieux servi sa gloire que n'eussent pu faire des 1. Deux recueils de sonnets. LE SEIZIÈME SIÈCLE 125 œuvres fastueuses où il se serait avec peine haussé vers le sublime. Mais les Regrets n'ont pas seulenaent la note mélanco- lique et plaintive. Avec l'élégie alterne parfois la satire. Les cyniques intrigues et la corruption dont Rome don- nait le spectacle inspirèrent au poète des sonnets dans lesquels nous trouvons une peinture expressive de la cour pontificale; maints tableaux y ont un relief, une vivacité de couleur qui l'égalent parfois à Régnier. Les « Jeux rustiques ». — Dans les Jeux rustiques, du Bellay imite la poésie latine qui fleurissait encore chez les Italiens; la chanson du Vanneur de blé, une des plus jolies pièces du recueil, a été empruntée à Naugerio. Rentré en France vers 1555, il fut contraint par la fatigue et la maladie de quitter le service du cardinal. Il passa dans la pauvreté les dernières années de sa vie, et mourut en 1560. L'originalité de du Bellay. — Ni la vigueur ni l'élévation ne manquent à du Bellay. Pourtant, ce qui fait son originalité particulière, c'est un naturel aisé, une sensibilité fine, un charme doux et intime. Entre tous les poètes contemporains, il est le plus aimable, le plus voisin de nous, le seul peut-être que nous goûtions sans effort, parce que lui-même ne se força pas. Les autres poètes de la Pléiade. — Il nous reste à parler de Baïf et de Belleau; quant à Jodelle, nous en parlerons dans le chapitre sur le théâtre. Mais ni Belleau ni Baïf lui-même ne nous arrêteront guère. C'est assez de mentionner en quelques mots leurs prin- cipales œuvres. Baïf. — Jean-Antoine de Baïf (1532-1589) a fait deux livres de sonnets, les Amours de Francine et les Amours de Méline, des Poèmes divers, des Églogues, les Passe' Temps, 011 se trouve une chanson bien connue, tout ce qui reste de lui*, enfin les Mimes, Enseignements et Prover^ hes, recueil de moralités, d'apologues, de sentences, etc. 1. Le Printemps. 126 LITTÉRATURE FRANÇAISE Esprit ingénieux, mais artiste des plus médiocres, son style est plat, dilfus et négligé. Il composa des vers me- surés^^ sur le modèle de la prosodie antique. Le vers balûn, qu'il hasarda, est un mètre tout français de quinze syllabes, divisé en deux parties, la première de sept syl- labes et la seconde de huit. Bcllenu. — Quant à Rémi Belleau (1528-1577), il fit les Petites Inventions, recueil descriptif, une traduction d'Anacréon, des Bergeries, mêlées de prose et de vers, où se trouve la jolie pièce d Afril, enfin les Amours et Nouveaux Échanges^ des pierres /îre'c/eMses, ' remarqua- bles par la fine précision du style. LECTURES Sur les poètes de la Pléiade : Darmesteter ot Hatzfeld, îe Sei- zième Siècle en France, 1878; Sainte-Beuve, J^aWeau de la poésie au seizième siècle, 1828. Sur Ronsard : Bizos, Ronsard (collection des Classiques populaires , 1891; Gandar, Ronsard imitateur d'Homère et de Pindare, 1854; Sainte-Beuve, Lundis, t. XII. Sur du Bellay : F. Brunctière, Evolution de la critique, 1890; Cha- mard, Du Reliai/, 1900; Saiate-Beuve, Nouveaux Lundis, t. XIII; L. Séché, Juachim du Bellay, 1880 Cf., dans les Morceaux choisis : Classe de 1", p. 35; ** Jbid., p. 43; •*• Classes de 6« et 5«, p. 21; **** Classes de 4<= et 3«, p. 19. 1. Maints autres poètes en avaient fait avant lui. 2. Métamorphoses. LE SEIZIEME SIEGLE 127 CHAPITRE VI La poésie après la Pléiade. RESUME Les poètes d'après la Pléiade se divisent en deux groupes : dans l'un, Desportes, Bertaut, Vauquelin de La Fresnaye ; dans l'autre, du BcUtas et d'Au- bigné. Philippe Desportes (1546-1606). Le favori des princes. Poésies amoureuses. Il imite les Italiens. Préciosité, mais grâce insinuante, voluptueuse lan- gueur, et, dans certaines pièces, sentiment sincère de la nature. Bertaut, généralement fade et mou, a fait quel- ques vers délicats. Vauquelin de La Fresnaye (1536-1608). Ses « Sa- tires », imitées d'Horace. Style lâche et diffus, bon sens aimable, malicieux enjouement. Son « Art poé- tique » : très mal composé et très mal écrit, mais intéressant au point de vue historique Fidèle disciple de la Pléiade, Vauquelin ne s'en sépare que pour combattre le merveilleux païen. Les poètes huguenots. Du Bartas (1544-1590 ou 1591). La « Semaine » est sa principale œuvre. Ampleur de la forme, vigueur du souffle, splendeur de l'imagination; mais trivialité; emphase, bizarrerie de la langue et du style. Le goût, non le génie, lui a manqué. Agrippa d'Aubigné (1550-1630). Sa vie. Les « Tragiques ». Analyse du poème. La satire lyrique. Négligences et rudesses, mais originalité puis- sante. Agrippa d'Aubigné (1550-1630). Les po<>tes d'après la Pléiade. — l>eit.v «*roiipes. — Des innombrables poètes de l'école ronsardienne, nous ne mentionnerons que les principaux. On peut les diviser en deux groupes : le premier comprend ceux qui suivent les traditions de leurs devanciers non seulement quant à la forme extérieure, mais encore pour le fond même ; et le second, ceux qui portent dans la Renais- sance poétique l'esprit de la Réforme religieuse. Ici, Desportes, Bertaut et Vauquelin; là, du Bartas et d'Au- bigné. l>esportes. — Son talent. — Philippe Desportes (1546-160G) fut le favori des princes et des grands et 128 LITTÉIIATUHE FIIANÇAISK ohanta souvent leurs amours. Ses vrais maîtres sont, par delà Ronsard, les Italiens Bembo, Sannazar, Molza, Tansillo ; et il renchérit sur ce que de tels modèles avaient de plus précieux et de plus maniéré. Amours de Diane. Amours d'Hippolyte, Amours de Cléonice, Amours diver- ses, c'est presque toujours la même poésie artificielle, le même bagage de figures à la fois recherchées et banales. Mais une voluptueuse mollesse, une grâce insinuante, donnent beaucoup de charme à ses vers, quand elles se concilient avec quelque naturel. Il a aussi trouvé d'heureux motifs dans la vie champêtre : les Bergeries respirent un sincère sentiment de la nature, à laquelle ce poète de cour allait parfois demander un asile. Sa place dans Thistoire de noire poésie. — Venu en un temps où les premières ardeurs et les pre- mières ambitions des réformateurs poétiques étaient déjà bien tombées, il devait, pour cette raison même, échapper à l'obscurité, à la contrainte, au pédantisme. Mais ce n'est point, comme le dit Boileau, la chute de Ronsard qui le rendit « plus retenu ». Ronsard était à l'apogée de sa gloire lorsque Desportes composait ses Amours et ses Bergeries. La retenue de Desportes s'explique par la nature même de son talent, moins vigoureux et moins hardi. Balzac a signalé chez lui « les premières lignes d*un art malherbien ». Devons-nous donc le considérer comme une sorte d intermédiaire entre Ronsard et Mal- herbe? Les notes mises par Malherbe lui-même aux œu- vres de Desportes suffisent pour montrer quel mépris il en faisait. Ce poète affété et mignard ne marque pas l'avènement d'une école nouvelle, mais la décadence de celle qui reconnaissait encore son chef dans Ronsard, Bertaut. — Bertaut a écrit quelques pièces gracieu- ses. Il manque complètement de verve, d'éclat, de force; c'est un poète « trop sage », comme le lui reprochait Ronsard. Malherbe, qui ne l'estimait qu' « un peu », trou- vait ses vers « ntc/uV au dos », autrement dit sans consis- tance. Bertaut est l'ancêtre des Godeau et des Sarrasin, LE SEIZIÈME SIÈCLE 129 de tous ces beaux esprits qui feront fleurir jusqu'au milieu du xvii® siècle leurs grâces fades et maniérées. Vauqiielin de La Fresnaye. — Yauquelin de La Fresnaye (1536-1608) débuta, tout jeune, par des Foreste- ries et des Idyllies. Il publia ensuite des Satires, qui sont notre premier recueil de ce genre. La plupart du temps, il se contente d'y donner d'indulgentes leçons. Son mo- dèle est Horace, que, bien souvent, il imite ou traduit. Et il a, comme Horace, l'humeur facile et douce, un bon sens aimable, un malicieux enjouement. Mais il écrit d'un style très lâche et très diffus. Dès 1574, Vauquelin conçut la première idée de son Art poétique, qui resta longtemps sur le métier et ne parut qu'en 1605. Dans cet ouvrage, il paraphrase l'^/^f/reaMj: Pisons, en y ajoutant à mesure tous les conseils et tous les exemples que l'état de la poésie contemporaine ou son histoire antérieure pouvaient lui suggérer. Fidèle disciple de la Pléiade, Vauquelin ne se croit pourtant pas obligé d'applaudir à toutes ses innovations, et, parmi les héritiers de Ron- sard, il préfère ceux qui ont tempéré la réforme littéraire. Il se sépare même de ses maîtres sur quelques points. D'abord il montre, dans le cours de notre histoire poé- tique, des traditions continues, que la Renaissance mo- difia sans les rompre. Mais surtout, il veut exclure du Parnasse français les divinités olympiques et préconise des sujets chrétiens. Son poème, très mal composé et très mal écrit, n'en est pas moins intéressant au point de vue historique. • Les poètes huguenots. — Vers la fin du siècle, alors que Desportes et tant d'autres faisaient consister toute la poésie en chansons erotiques, le calvinisme eut ses poètes propres. Si du Bartas et d'Aubigné relèvent littérairement de Ronsard, le fond même de leurs œuvres est tout protestant. Du Bartas. — Du Bartas (1544-1590 ou 1591) a écrit Judith, dont il emprunta le sujet à 1 histoire juive ; la Première Semaine, où il célèbre l'œuvre des sept jours; la Seconde Semaine, inachevée, qui devait mettre en vers la 130 1, ITTKRATUHE FRANÇAISE Bible entière. Pour lui, la poésie est une école de jcience, de bonnes mœurs et de piété ; il a comme Muse « Ura- nie », qui lui inspira des accents doctes et graves. Du Bar- tas ne sut ni se borner ni se régler. Il ne distingua ni la simplicité de la bassesse ni le sublime de l'emphase. Le sens de la mesure lui lit défaut en tout. Il appliqua indis- crètement les procédés à Taidc desquels ses devanciers avaient enrichi et ennobli l'idiome poétique. Lui-même en inventa de saugrenus, auxquels son nom reste malheu- reusement attaché, il n'eut pas conscience du ridicule, et le ridicule de ses « hypotyposes », de ses « redouble- ments » à la grecque*, de certains composés baroques, qu'il emploie sans retenue, suffit pour le décrier. Cepen- dant, malgré ses trivialités, sa boursouflure, son pédan- tisme, les bizarreries de sa langue et de son style» nous admirons chez lui l'ampleur de la forme, la vigueur du souffle, l'éclat de l'imagination. Plus qu'aucun de ses contemporains, il avait le sentiment de la grandeur. C'est le goût, non le génie, qui lui a manqué. DWubi^né. — Agrippa d'Aubigné naquit à Saint- Maury, près de Pons, en Saintonge, Tan 1550. Pas-sant avec lui par Amboise au lendemain de l exécution des conjurés, son père, devant leurs têtes fichées sur des poteaux, lui fit promettre de venger « ces chefs pleins d'honneur ». Après la troisième guerre civile, il suivit à la cour Henri de Navarre; là, il « s'affola » quelque temps de plaisirs^ mais conserva toujours, jusqu'en ses plus fougueux excès, un fond de moralité vigoureuse et d'incorruptible puritanisme. C'est en compagnie de d'Aubigné et sur ses instances que le futur Henri lY se sauva de Paris : dès lors commence pour lui et pour son maître une existence d'aventures et de périls. Il est le plus dévoué des amis, mais le plus grondeur. Il ne peut pardonner au prince ses ménagements et ses concessions, et, quand Henri IV abjure, il le quitte. Pendant la régence, il s'associe à tous les mouvements 1. Par exemple pépétiller pour pétiller, flo flotter pour flotter, babattre pour battre. LE SEIZIÈME SIÈCLE 131 de ses coreligionnaires. Condamné à mort par contumace, il va chercher un asile dans la capitale du calvinisme, Genève, où ses incartades lui créent encore bien des dif- ficultés. Il meurt en 1630. Quoique d'Aubigné ait publié ses ouvrages au xvii^ siècle, il n'en doit pas moins être considéré comme un poète du XVI^ Tout, en lui, nous montre rhommc de la Renaissance, de la Réforme et des guerres civiles. Son poème des Tragiques ne parut entièrement qu'en 1616; mais il l'avait commencé dès 1577, et quelques parties en furent publiées dès 1594. Contemporain de Malherbe et mort deux ans après lui, il n'a rien de commun avec ce modérateur, ce correcteur de la Pléiade. Son rude génie s'abandonna aux élans d'une inspiration forcenée, que ne refrène aucune règle. Complexité de sa nature. — Dans ses poésies de jeunesse, d'Aubigné nous apparaît pourtant comme un bel esprit à la mode de l'époque. Tout en faisant profession de ne pas être « coulant de style » et d'être plutôt « fort de choses », il ne s'interdit point les recher- ches et les afféteries du jargon contemporain. Nature très diverse et très complexe, nous ti'ouvons chez lui, dans le prosateur surtout, une veine de gaieté, de gail- lardise drue et vivace^ ; et l'on pourrait citer, du poète, lelle ou telle pièce qui nous révélerait un d'Aubigné rêveur et tendre. Mais la seule de ses œuvres poéti- ques qui compte, ce sont les Tragiques, et ce poème est crit d'un bout à l'autre sur le ton de l'indignation. Les « Trajçîques ». — Les Tragiquef se divisent en -ept livres. Dans le premier [Misères), d'Aubigné fait le tableau de toutes les calamités qui désolent le royaume. Dans le second [Princes), il flétrit les vices et les crimes «les derniers Valois. Dans \e iroWième (Chambre dorée), il flagelle une justice corrompue. Les quatrième, cin- quième et sixième s'intitulent Feux, Fers, Vengeances ; on y voit les supplices des huguenots brûlés ou égorgés, 1. Cf. son Baron de Fœneste. Qiiaatà la Confession du sieur de Sancy, c'est plutôt l'œuvre d'un féroce ironiste. 132 littéhatuke française et la justice de Dieu les vengeant déjà sur cette terre. Le septième [Ju};einent] nous montre enfin les bourreaux con- damnés par le tribunal céleste à des tourments éternels. La satire lyrique. — Ce poème, quelque titre qu'il porte, est une satire lyrique. Conçu et ébauché dans le délire de la lièvre*, il fut poursuivi et achevé dans un état d'exaltation frémissante. La « haine partisanne » l'anime tout entier. Tandis que du Bartas s'élevait avec sérénité au-dessus des ardeurs sectaires, d'Aubigné, en ses vers « échauffés », prodigue les outrages et lance les anathèmes. C'est cette passion qui le rend éloquent. On peut regretter qu'il manque d'art et de goût. S'il fut, dans sa vie politique et militante, quelque chose comme un aventurier, peut-être mérite-t-il le même nom dans sa carrière poétique; mais ce fut un aventurier de génie. Ji]g:eineiit sur le petite. — Défauts et qualités sont si étroitement unis chez lui qu'il n'y a pas moyen d'en faire le départ. Souhaiter un d'xVubigné impartial, correct, discipliné, serait un contresens. Tout ce qu'on trouve en ses Tragiques de négligences, d'obscurités et de ru- desses, tout ce qu'ils ont de tendu ou de languissant, de plat ou de rocailleux, d'amphigourique et de pédantesque, n'empêche pas que nous y sentions un grand poète, que nous admirions chez leur auteur sa fécondité d'invecti- ves, le sombre éclat de son imagination, le relief saisis- sant de ses peintures, son originalité débridée et fruste, mais d'un si vigoureux accent. LECTURES Darmesteter et Hatzfeld, le Seizième Siècle en France, 1878; P. Mo- rillot, Discours sur la vie et les œuures d' Agrippa d'Aubigné, 1884; G. Pellissier, la Vie et les Œni'rcs de du Bartas, 1882, Notice sur Vauquelin de La Fresnayc (en tète de l'édition de VArt poétique), 188,5; Réaume, Etude historique et littéraire sur d'Aubigïié, 1883 ; Sainte-Beuve, Lundis, t. X; Sayous, Études littéraires sur les écri- vains de la Ré format ion, 18 '4 2. 1. Après le combat de Castel-Jaloux, dans lequel d'Aubigac avait été blessé. LE SEIZIEME SIECLE 133 CHAPITRE VII Le Théâtre. RÉSUMÉ Restauration de la tragédie et de la comédie an- tiques. Comme les novateurs n'ont pas de théâtre, leurs pièces sont faites pour être lues, non pour être jouées. De là le manque d'action, et, généralement, des qualités dramatiques. Influence de Sénéque. Jodelle. La « Cléopâtre » (1552). Malgré sa fai- blesse, elle a un grand succès, comme première tentative d'un théâtre noble, régulier, classique. « Didon se sacrifiant », supérieure pour le style à Cléopâtre », n'est pas plus scénique. Jean de la Péruse, Jacques Grévin, Jean et Jac- ques de la Taille . Robert Garnier (15 34-1590). Ses tragédies. Sa tragi-comédie de « Bradamante ». Garnier écrit mieux que ses devanciers. Dans « Sédécie », il y a quelque action et des caractères bien tracés. Montchrestien. L' « Écossaise ». La comédie. Ses origines dans la farce et dans le théâtre italien. L' « Eugène » de Jodelle. Scènes d'une vivacité piquante. Larivey. Il imite le théâtre italien ou même le traduit. Son style est vif, savoureux, pittoresque. Odet de Turnèbe et les « Contents ». — François d'Âmboise et les « Néapo- litaines ». Hestauration de la tragédie et de la comédie antiques. — Le théâtre du moyen âge ite laissait aucune œuvre qui pût satisfaire un public de lettrés, familiers avec le théâtre ancien. A ses représentations toutes po- pulaires devaient succéder, dans les deux genres drama- tiques, bien distincts l'un de l'autre, qu'avaient cultivés les Grecs et les Romains, des pièces régulièrement com- posées et soigneusement écrites. Traductions. — Dès la première moitié du xvi" siè- cle, quelques poètes s'exercent à traduire des tragédies et des comédies antiques. L'an 1549, Ronsard, qui ter- minait alors ses études, mit en vers français le PliUus 134 LITTÉRATUHE IHANÇAISE d'Arislopliane, qu'il joua lui-même avec ses condisciples^ Les pièces italiennes ont aussi leurs traducteurs. Là^ comme dans tout le reste, non seulement 1 Italie nous devance, mais elle nous ouvre la voie. La tra2:é€lîe. — JodellcN — Trois ans après le manifeste de du Bellay, Etienne Jodelle fonde chez nous la tragédie et la comédie classiques en donnant le même jour sa Cleopdirc et son Ew^ène. Les Irujféclies du sei/Jèiiie siècle ne sont pas faîtes poiii* la scène. — Rappelons d'abord les con- ditions dans lesquelles se produisirent les pièces des no- valeurs. Il n'existait en France (piun théâtre permanent, celui de l'hôtel de Bourgogne, occupé par les Confrères de la Passion, qui détenaient le privilège exclusif des représentations dramatiques. Aussi Jodelle et ses suc- cesseurs eurent-ils pour scène la cour de quelque col- lège ou la salle de quelque château, disposée en vue de la circonstance; pour acteurs, des amis bénévoles, ou, plus souvent, des écoliers; pour public, un nombre res- treint de seigneurs et de gens de lettres. Et même, dans la dernière partie du siècle, ces solennités devinrent extrêmement rares. Par là s'explique en grande partie le caractère peu « théâtral » de la tragédie contempo- raine. Elle s'adresse à des lettrés; elle est destinée près» que toujours à la lecture. Nos auteurs prennent comme modèles les pièces toutes livresques de Sénèque. Ils en imitent les déclamations, les moralités, la symétrie fac- tice; ils se soucient aussi peu que Sénèque de faire quel- que chose de dramatique. La « Cléopatre ». — La Cléopdtre de Jodelle est moins une véritable tragédie qu'une suite de tirades. Aucune invention : le poète se contente de découper en scènes et de versifier quelques pages de Plutarque. Aucune composition : ce ne sont guère que des tableaux juxtaposés, presque indépendants l'un de l'autre. Aucune action : la pièce se passe pour la plus grande partie en monologues, en discours, en chœurs. Ni caractères, ni passions, ni drame; un pastiche froid et sans vie. Le LE SEIZIÈME SIÈCLE 135 Style lui-même est faible, mou, verbeux; et Jodelle prend pour la noblesse tragique une enflure que de grossières trivialités rendent d'autant plus sensible. Son succès. — Pourtant la Cléopdtre fut accueillie par les contemporains avec un enthousiasme extraordi- naire. Jouée au collège de Boncourt, devant le roi, les courtisans, tout ce qu'il y avait d'illustre par la naissance et de distingué par le talent ou l'érudition, elle fit voir en Jodelle le successeur des Sophocle et des Euripide. Après la représentation, dans laquelle avaient figuré comme acteurs Jodelle lui-même, Belleau, Jean de La Péruse et Grévin, les amis du poète, partis avec lui pour Arcueil, y célébrèrent son triomphe en lui offrant un bouc qu'ils avaient orné de fleurs*. Ébauche de la trag-édîe classique. — Cet enthou- siasme s'explique aisément, si l'on songe que la Cléo- pdtre est le premier essai d'un théâtre noble, régulier, conforme, dans sa figure extérieure, aux modèles grecs et latins. Le choix du sujet et des personnages, l'obser- vation des unités scéniques, la simplicité de l'action, la pompe du style, la versification elle-même, qui n'emploie que l'alexandrin et le décasyllabe^, y annoncent déjà no- tre tragédie du xvii^ siècle. Seulement Corneille et Ra- cine mettront dans leurs pièces ce qui manque à Jodelle de génie dramatique, d'art et de psychologie. L'auteur de Cléopdtre écrivit encore Didon se sacri- fiant^, où il ne fait c{u'approprier à la scène le quatrième livre de VEnéide. La Didon l'emporte §ur la Cléopdtre pour le style; elle ne vaut pas mieux, ou même elle vaut moins, comme œuvre de théâtre. Autres poi>tes tragiques. — Entre Jodelle, qui avait ouvert la cai-rière, et Robert Garnier, le meilleur tragique du xvi^ siècle, beaucoup de poètes composèrent 1. Oq croyait qutin bouc était, chez les Grecs, le prix du vainqueur dans les concours dramatiques. 2. Sauf dans les clicrurs. — Quant à Didon, elle est tout entière, sauf les chœurs, écrite en ahîxandrins. 3. On ne sait pas quand fut composée la Didon; on ne sait pas non plus si elle fut jouée. 136 LITTÉHATURE FRANÇAISE des tragédies plus ou moins louables. Nous nous borne- rons à signaler Jean de La Péruse, Jacques Grévin, dont le Jules César (1500) est à peu près traduit de Muret, Jacques de La Taille, Jean de La Taille, son frère, auteur de Saui (1572), où se trouvent quelques beaux pas- sages, et des Gabaonites (1573), qui ne manquent pas de vigueur. Hobei*( Gariiîer. Ses tragédies. — Robert Gar- nier, né vers 1534, mort en 1590, publia huit pièces. Dans Porcie (1568), Hippolyte (1573), CornéUe (1574), il y a peu de mouvement et d'action. Dans Marc-Antoine (1578), mais surtout dans la Troade (1579) et dans Anti-' gone (1580), il y en a dd\Sin{AgQ. Bradamante (1582), tirée de l'Arioste, inaugura chez nous la tragi-comédie. L'in- dépendance qu'y montre le poète à l'égard des modèles antiques semble lui avoir porté bonheur. Cette pièce est bien supérieure aux autres pour la vie des personnages, pour la vérité des mœurs et des passions, pour son allure vraiment scénique. Sédécie ou les Juives, la der- nière tragédie de Garnier et la meilleure, date de 1583. Ses tragédies précédentes valent plutôt par le style, qui a de la noblesse, de la force, de la grandeur. Garnier, dit justement Brantôme, « passe tous les poètes du temps en parler haut, grave et tragique ». C'est là sa supériorité incontestable. Mais dans Sédécie. il faut louer autre chose que le mérite du « parler »; outre des récits touchants et de vigoureux tableaux, il faut y louer quelques caractères fortement esquissés, celui de Nabuchodonosor en parti- culier et celui d'Amilal. Hloiilehrestieii. — Après Garnier, mentionnons Montchrestien, dont la principale pièce s'intitule V Écos- saise [i^Oi). Celle tragédie met en scène la mort de Ma- rie Stuart. Elle se recommande soit par l'art avec lequel le poète a peint ses principales figures, notamment celle de la reine, à laquelle il prête un grand charme de douceur et de tendresse, soit par un slyle harmonieux, élégant, délicaty que la scène française ne connaissait pas encore. V.u coniédie. — Comme la tragédie, la comédie, au LE SEIZIl-ME SIECLE 137 XVI* siècle, s'inspira des traditions grecques et latines. Mais c'est surtout à la farce gauloise et aux pièces italien- nes qu'elle se rattache. Origines de la comédie dans les farces et dans le théâtre italien. — S'il n'y avait pas dans les anciens m3'stères de quoi fonder un théâtre national, la farce offrait des sujets populaires, des caractères tout indiqués, qui pouvaient fort bien s'accommoder au cadre classique. C'est ce que reconnaît Jodelle, malgré ses vives attaques contre le « fatras » du moyen âge. Il suffisait à nos auteurs comiques de discipliner l'ancienne farce et d'en dévelop- per les proportions. D'autre part, plusieurs poètes, même avant la réforme définitive de notre scène, avaient pris chez les Italiens quelques-unes de ces pièces à déguise- ments et à intrigues qui étaient en vogue de l'autre côté des Alpes. Vers la fin du siècle, Larivey même ne fait guère que traduire Dolce, Grassini, Razzi, Pasqualigo,etc. « Eugène ». — Notre première comédie, V Eugène de Jodelle, fui représentée, nous l'avons dit, au collège de Boncourt après la Cléopdtre. Ce que la pièce offre de nouveau, ce n'est point son sujet, tiré du fonds populaire des fabliaux et des farces, c'est sa forme extérieure, sur- tout la division par actes et la régularité du plan. Ajou- tons que, si les personnages à' Eugène ont peu d'origi- nalité, Jodelle les trace parfois avec finesse ou même avec force, et qu'on trouve dans sa comédie quelques scènes d'une vivacité piquante. Autres poètes comiques. — Après#fodelle, Jacques Grcvin fit représenter en 1558, au collège de Bcauvais, la Trésorière, qui n'est qu'une faible imitation à' Eugène, et donna peu de temps après les Esbahis, calqués sur une comédie italienne. Signalons encore la Reconnue de Rémi Helleau, où se trouvent d'heureux traits d'observation. Elle ne fut pas jouée. Jean de La Taille a écrit deux pièces en prose : le Ne^ gromant, traduit de l'italien; les Corrlvaux, dans lesquels il montre plus d'invention, et qui ont du naturel, du mou- vement, de la gaieté. 138 LITTÉRATURE FRANÇAISE Larîvey. — Pierre Larivey, né à Troyes*, est l'auteur de neuf comédies, toutes en prose, toutes imitées, pres- que traduites, du théâlrc italien. Nous ne citerons que celle des Esprits: Molière en tira profit pour son Avare. Le principal mérite de Larivey, c'est son style, qui est vif, savoureux, pittoresque. Odet de TuriiC^bc et François d'Aniboîse. — Si- gnalons encore Odet de Turnèbe et François d'Amboise. Le premier écrivit les Contents, qui égalent ce que Lari- vey a fait de meilleur, et dans lesquels il paraît être plus original, tout en imitant lui-même soit les Italiens, soit une fameuse tragi-comédie espagnole, la Célestine. Quant à François d'Amboise, ses Néapolltaines valent surtout par hi pureté de la diction. LECTURES Bernage, Étude sur Robert Garnier, 1880; E. Chasles, la Comédie en France au seizième siècle, 1862; Darmesteter et Hatzfeld, ie Sei- zième Sièc/e en France, 1878; Egger, l'Hellénisme en France, 1869; E. Faguet, la Tragédie française an seizième siècle, 1883; Petit de Julleville, le Théâtre en France, 1889; Sainte-Beuve, Tableau dt- la poésie au seizième siècle, 1828. I. D'origine italienne. Larivey = l'Arrivé, traduction de Gliinti {\es Arri- vés», son nom de famille. TROISIEME PARTIE LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE CHAPITRE PREMIER Malherbe et Régnier. — Théophile, Saint-Amand. RESUME Malherbe discipline le classicisme de la Pléiade encore confus et mal réglé. François de Malherbe (1555-1628), né à Caen. Il vient à Paris en 1605; il est successivement protégé par Henri IV, par la régente, par Richelieu. Son tour d'esprit et son caractère : il opère une ré- forma poétique appropriée aux tendances du temps. Malherbe héritier de Ronsard. Le réformateur. Il dégage la poésie de l'érudition. Il subordonne la sensibilité à la raison et substitue l'expression du général à celle du particulier. Toute sa réforme procède de là : dans la langue, l'usage commun; dans le style, l'impersonnalité ; dans la versifica- tion, les règles mécaniques. Il fait prévaloir en touts la discipline sur le génie. Sa conception poétique. Laborieuse poursuite de la perfection. Il l'a atteinte dans quelques « Odes » et « Stances ». Poésie oratoire et logique. Disciples immédiats de Malherbe. Maynard (1582-1646) : élégance et pu- reté. Racan (1589-1670) : les « Bergeries ». Grâce, havionie ; parfois une heureuse naïveté de sentiment. Les adversaires de Malherbe. Mathurin Régnier (1573-1613), né à Chartres.. Sa vie et ses œuvres. Les « Satires ». Il inaugure la poésie d'observation morale. Le peintre. Son style : imagination pittoresque et verve inventive. En quoi Régnier collabore à l'œuvre de Malherbe : il répudie ce que la poésie, ronsardienne avait de savant, d'aristocratique, souvent de factice. En quoi Régnier se rattache à la Pléiade : il revendique contre Malherbe la liberté du génie. Théophile (1590-1626). Son indépendance. Ses qualités de lyrique : sensi- bilité fraîche et vive, instinct du rythme et de l'harmonie. Manque de travail. Saint-Amand (1594-1661). Fécondité, richesse d'imagination, « fureur »• poétique. Ses pièces burlesques. « Moïse » : d'agréables descriptions, un cer- tain charme de facilité coulante ; mais lâcheté et diffusion du style. La « Soli- tude ». Disciple attardé de Ronsard. François Mamiekbe (1555-1628). 140 LITTKIIATIRE F R A \ Ç A I S E :>IallieH)c fliseiplinc le elassîeîsiiic de la l*Iéîaclc encore courus et mal régies — Avec Ron- sard et ses disciples, sOiivrit celle longue période de la liltc'rature française qu'on appelle le classicisme; avec Malherbe, le classicisme de Ronsard, libéral et généreux, mais encore mal réglé, confus, incohérent, se fixa dans une précise et stricte doctrine. Nul doute que nos pre- miers classiques ne soient les réformateurs de la Pléiade, que Malherbe et Roileau n'aient hérité d'eux leur doc- trine et leur conception générale de Tart. Pourtant, si la poésie du xvi* siècle renferme en soi tous les éléments du classicisme, ces éléments restent, jusqu'à Malherbe, épars et dissolus, sans unité, sans cohésion; et il s'y en mêle beaucoup d'autres, que ne pouvait admettre l'âge suivant, qui ne reparaîtront qu'après deux siècles. A embrasser du regard l'histoire de notre littérature dans son ensemble, Ronsard et Malherbe sont de la même école ; à n'envisager que l'époque classique, ils nous apparais- sent comme des adversaires. Malherbe inaugure le clas- sicisme proprement dit, dont les caractères essentiels consistent dans la prédominance de la raison sur le sen- timent, dans le culte des règles, dans le besoin de la dis- cipline et de la fixité. Sa vie. — François de Malherbe naquit à Caen, l'an 1555. Il suivit dans la Provence Henri d'Angoulême, fils naturel de Henri H, et s'y maria. Nous ne savons à peu près rien de sa vie jusqu'en 1605. Cette année-là, Henri IV, auquel du Perron l'avait signalé comme « ayant porté la poésie française à un si haut point que personne n'en pouvait approcher », se le fit présenter par Des Yve- teaux* et chargea M. de Bellegarde, son grand écuyer, de l'entretenir. Henri IV une fois mort, Malherbe reçut une pension de la régente. Louis XIII et Richelieu le traitèrent avec faveur. Ses dernières années furent assom- bries par la perte d'un fils unique, tué en duel. Il mourut lan 1628. 1. Fils de Vauquelin de La Fresnaye et lui-même poète. LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 14li Son teiiipéraiiieiit et son caractère. — A l'épo- que où Malherbe parut, une réforme s'imposait dans la poésie. Cette réforme devait être d'ailleurs en accord avec l'esprit général du temps, tel que l'avaient formé les circonstances politiques et sociales, un esprit de coordination, de méthode, de ferme sagesse. Après les tentatives ambitieuses et hasardées de la Pléiade, le goût public semblait disposé à suivre un poète d'une imagina- tion moins riche et d'une sensibilité moins vive, mais d'une raison solide. Malherbe fut ce poète : d'abord, par la nature de son talent, mais aussi par son caractère. Pour mener à bonne fin la réforme poétique, il lui fallait sans doute cette humeur impérieuse et brutale, cette confiance en soi, ce mépris de ses prédécesseurs, qu'il biffait tout d'un trait, cette dureté d'âme qui, notamment, lui fit dire à Desportes, son hôte : « Votre potage vaut mieux que vos psaumes'. » Malherbe disciple de Ronsard. — Malherbe com- mença pourtant par ronsardiser. Si les Larmes de saint Pierre (1587)^, élégie imitée de l'italien, renferment quel- ques stances très louables pour le sentiment du rythme et du nombre, ou même, quant au style, pour une rectitude et une plénitude assez rares chez ses devanciers, les fautes (le goût que lui-même devait plus tard critiquer s'y ren- < outrent à chaque pas, tout ce qu'avait de plus factice la j)oésie de Desportes. Notons, d'ailleurs, que jamais il ne s'en débarrassera complètement : on n'a qu'à lire V Ode en l'honneur de Marie de Médicis^, ou même les Vers funèbres sur la mort de Henri IV. Cependlnt le jour vint où, prenant conscience de son originalité propre, il se letourna contre les poètes qui avaient été ses maîtres. Xe garda-t-il rien d'eux? On pourrait le croire, vu la laçon dont il en use à leur égard. Mais Malherbe, après tout, n'est qu'un Ronsard assagi, tempéré, discipliné. 1. Cf. Le dix-septiem: siècle par les textes, p. 39, Extraits de la Vie d» Malherbe. 2. Cf. ibid., p. 11. 3. Cf. ibid., p. 26. Mais ce sont là li-s meilleures strophes. 142 LITTÉRATURE FRANÇAISE Peu inventif, son œuvre consista à choisir, parmi les rnatériaux de tout genre qu'avait accumulés l'école anté- rieure, ceux qui pouvaient le mieux convenir à cette poésie, logique surtout et oratoire, vers laquelle l'incli- naient les qualités et les défauts de sa nature. Ce fut un travail de ti'iage, d'amendement, de coercition. I.<» roforniateiir. — Il dégage la poésie de l'é- riidifion. — I^a réforme de Malherbe n'en marque pas moins une date importante pour l'histoire de notre litté- rature. Expliquons dans quel esprit il l'opéra. D'abord, il dégagea notre poésie de l'érudition. Chez les poètes du xvi'' siècle, chez Ronsard lui-même, et non seulement quand il fait des odes pindaresques, mais, bien souvent, jusqu'en ses sonnets, elle a je ne sais quel air de collège. On se représente volontiers Malherbe comme un pédant. Sans doute, les menues questions de gram- maire ou de métrique prenaient à ses yeux une grande importance, et, suivant le mot de Balzac, il traitait l'af- faire des participes et des gérondifs comme celle de deux peuples voisins l'un de l'autre et jaloux de leurs fron- tières. C'est pourtant lui qui dérouilla la poésie française, qui l'allégea d'un fatras indigeste*, qui, le premier, fit ses vers, en dépit de M"® de Gournay, pour « la cour et les dames, non pour les gens de lettres ». « Je sais bien, disait-il, le goût du collège, mais je préfère celui du Louvre. » A l'égard des anciens, il se montra plus indépendant que les poètes de la Pléiade. Son imitation fut plus discrète, plus adroite, plus originale. Il voulait « aller au delà de leur exemple », et se piquait de les perfectionner en les imitant. I! subordonne la sensîhîlîté à la raison, subs- titue l'expression du général à celle du parti- culier. — Ce qui fait surtout de Malherbe le précurseur des grands classiques, ce qui le met en opposition directe avec Ronsard et le xvi^ siècle, c'est qu'il subordonna, dans l'œuvre poétique, la sensibilité à la raison. 1. Pas assez. Il y a encore chez Malherbe trop de souvenirs classiques, et notarameat de mythologie. LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 143 Subordonner la sensibilité, par laquelle se marquent les ditférences individuelles, à la raison qui est la même chez tous les hommes, c'est substituer l'expression du général à celle du particulier. Poète lyrique, Malherbe n'est plus, comme Ronsard, un poète élégiaque. Il exprime, non pas des émotions, mais des idées; ou, du moins, les émotions qu'il exprime n'ont rien qui lui soit personnel. Ses principales pièces développent des lieux communs. Il se fait l'interprète de tout un peuple dans sa Prière pour le roi allant en Limousin^ ou dans ses Odes sur l'attentat contre Henri le Grand* et à Louis X/II allant châtier la rébellion des lioc/ielois-; quand du Périer vient de perdre sa fille, il le console en rimant quelques pen- sées banales sur la mort, sans rien qui s'applique parti- culièrement ni à la fille ni au père ^ ; dans les psaumes de David, il ne voit qu'un thème de belles paraphrases. Les poètes du XVI® siècle chantent leurs joies ou leurs tris- tesses, nous confient leurs impressions les plus intimes; et ils doivent leurs meilleurs vers au sentiment de la na- ture, à l'amour. Rien de tel chez Malherbe. Sa poésie est j)resque toujours impersonnelle. A peine si la nature lui a inspiré une ou deux strophes, aussi froides qu'harmo- nieuses, et c'est pour Henri IV qu'il fit ses vers d'amour h'S moins mauvais. De là piMJcèrte sa pélornie : dans la langue» dans le st.yle, dans la versilication. — Cette sub- stitution du général au particulier peut aussi rendre ompte de sa réforme en tout ce qui concerne la langue, le style et la versification. Il interdit l'emploi de mots nouveaux, rejette les expressions populaires, les vocables empruntés aux dialectes, remplace les termes spéciaux ou techniques par des périphrases. Il proscrit les idiotismes, ondamne les inversions, établit une discipline rigou- reuse qui ne permet rien d'imprévu. Syntaxe ou vocabu- laire, sa règle consiste dans le commun usage, et c'est là qu'il veut dire en reconnaissant pour ses maîtres les^ ce 1 et 2. Cf. f.e dix-septième siècle par les textes p. 21 et 29. 3. Cf. ibid., p. 15. 144 LITTKH ATL H E KHAXÇAISE crocheteurs du Port-au-Foin. Avant lui, selon le mot de Pasquier, on écrivait chacun « à sa guise ». Il voulut ins- tituer une langue dûment fixe. Son style même est imper- sonnel. Ce style, sans doute, dénote l'individualité vi- goureuse et raide du poète; mais nous n'y trouvons plus te. — Malherbe règle tQut ce qui jus- qu'alors avait été laissé au goût des poètes, à leur oreille, à leur sentiment plus ou moins juste de la mesure et de l'harmonie. Non seulement il interdit les « licences » dont usaient ses prédécesseurs, mais, soit dans la lan- gue, soit dans la métrique, il restreint autant que possi- ble la personnalité. Ainsi s'expliquent jusqu'aux plus petits détails de sa réforme. L'hiatus avait été, avant lui, toléré; Ronsard ne l'évite que s il le trouve désagréable. Mais Malherbe considère celte liberté comme périlleuse, <'ar bien des poètes ont peu d'oreille. Aussi décrète-t-il la prohibition absolue des hiatus, sans distinguer ceux qui sont désagréables de ceux qui ne le sont pas, sans se demander si ceux qui sont désagréables ne peuvent, en certains cas, rendre, par leur dureté même, certains effets. Métrique, rythme, harmonie, il discipline tout; LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 145 partout il sacrifie le « sens propre » au « sens commun » et le génie à la discipline. Sa conception mécanique «le la poésie. — La conception qu'a Malherbe de la poésie est essentielle- ment mécanique. Q^uvre d'inspiration pour Ronsard et ses disciples, Malherbe n'y voit qu'œuvre d'industrie, de patience, de volonté. Il se glorifie d'être « un bon arran- geur de syllabes ». Le grammairien prévaut en lui sur le poète. Lisez, par exemple, son commentaire sur Des- portes* : il n'y fait guère que des remarques grammati- cales. Rien chez Malherbe de proprement poétique. Ses meilleurs vers, Chapelain lui-même en convenait, sont « beaux comme de la prose ». Les qualités qu'il estime le plus relèvent, non de l'imagination ou du sentiment, mais de la seule raison. C'est, quant au fond, la justesse, la fermeté, l'ordre logique, et c'est, quant à la forme, la précision, la concision, la rectitude. Pour lui, le miracle de l'art consiste dans une phrase symétriquement balan- cée, où les divers membres s'équilibrent, où l'antithèse de la pensée et celle de l'expression donnent aux vers un caractère de fixité immuable et presque de nécessité. Sa laborieuse recherche «le la perfection. — Il n'y a de perfection que dans ce qui est général. C'est à la perfection que Malherbe vise. Et il n'épargne point sa peine. « Après avoir fait un poème de cent vers, disait- il à Racan, on doit se reposer dix années. » L^ne stance lui coûta souvent une demi-rame de papier. Le premier président de Verdun ayant perdu sa femme, il composa une ode de consolation; mais, quand l'ode fut prête, celui qu'elle prétendait consoler avait eu le temps de se rema- rier et de mourir. Malherbe n'estimait point ses pièces assez achevées pour en donner le recueil. Quelques-unes, qu'il fut obligé de faire vite, sont d'une faiblesse extrême. Les poètes du xvi® siècle écrivaient « promptement » : il ne laisse rien à la verve. Il regralte tout mot douteux, sur- veille d'un œil jaloux ses hémistiches, proscrit les rimes 1. Cf. Le dix-septihme siècle par les textes, p. 37. 146 L I 1 1- É |{ A T V l( E I H A \ Ç A I S i: vulgaires* ou peu exactes-, ne se pardonne aucune négli- gence. On peut le railler de ses lenteurs. Pourtant cette scrupuleuse attention, ce soin des moindres détails, cette patience qui ne se lasse jamais avant d'avoir trouvé le terme propre, le tour juste, l'image nette, notre poésie classique leur doit ce que la verve généreuse de llonsard ne lui aurait point donné, ces qualités de correction sou- tenue sans lesquelles le génie lui-même ne peut ni s'im- poser ni se maintenir. Sa poésie oratoire et logique. — Malherbe, u vrai dire, n'a fait qu'une di/aine de pièces où il atteigne la perfection; et même ne l'y atteint-il que dans quelques strophes. Sa perfection, du reste, est celle d'une poésie « rationaliste ». Il lui manque cette vivacité de sentiment et cette richesse d'imagination qui caractérisent le génie de Ronsard. Mais Ronsard n'avait pas réussi à fonder l'école classique, parce que son génie n'était pas soutenu et tempéré par une raison assez ferme; e" malgré son étroitesse et sa froideur, ou plutôt grâce à cette froideur et à cette étroitesse mêmes, Malherbe fit entrer définiti- vement notre poésie dans la voie oii elle devait fournir une si belle cr.rrière. Tout en lui rendant justice, on re- grette qu'il n'ait pas concilié l'ordre avec un peu plus d'indépendance, la noblesse avec un peu plus d'ingé- nuité, le « sens commun » avec un peu plus de fantaisie. Les disciples iiiiinédiats de Malherbe : Hlay- nard et lUieaii. — Chef d'école, reconnaissons eu Malherbe le maître de Boileau, et, par Boileau, de tout le classicisme^. Entre ses disciples immédiats, nous ne signalerons que Maynard et Racan. Maynard (1582-1646) n'a guère d'invention, comme le lui reprochait Malherbe lui-même, et a rarement de la force; ce qui le recom- 1. Par exemple, celles de mots qui semblent s'appeler l'un et l'autre : ami et ennemi, douleur et malheur, etc., ou celles d'uu mot avec sou composé : mettre et permettre, temps et printemps, etc. 2. Par exemple, celles de couronne et trône, de dame et flamme, etc 3. ... Ce gui'li" fiaiis les façons de penser et de sentir. — L'essence même de la préciosité consiste à ne pas pen- ser et sentir comme le vulgaire, à J)enser et sentir avec plus de distinction. Et de là unc^mevrerî^ et un tortillage qui rendirent bien des précieuses ridicules. On trouve la simplicité plate, et l'on trouve commun le naturel. L'a- «r-, jiar exemple , dçvienl un mélange de galanterie et de pruderie ^Siafiîlli'fuée. En matière d'art, on reoherche le joli, le piquant, l'inattendu, on se plaît aux « concctti », aux pointes, à tout ce qui scintille, miroite, chatoie. C'est bien le vice du goût précieux; sa finesse aboutit vite au raffinement. Mais, en critiquant ces raffi- nements, nous devons aussi louer cette finesse. Les pré- cieuses méritèrent bien de l'esprit français, qu'elles ren- daient plus poli, plus élégant, plus ingénieux. Et, si elles quintessencièrent les manières de penser et de sentir , cela même ne fut pas inutile à une littérature qui devait avoir comme objet presque unique l'étude de l'âme en ses nuances les plus déliées. Dans le lang-age. — L'influence qu'eut l'hôtel de Rambouillet sur le langage porte 1xl_ marque et de ces défauts et de ces qualités. Pour parler autrement que tout le monde, il ne suffisait pas encore de sentir et de pen- ser autrement. Les précieuses agrémentaient les choses communes en les exprimant d'une façon distinguée. Elles ne se contentaient pas d'exclure les termes bas, crus, triviaux; elles remplaçaient le mot propre par des périphrases. Elles affectaient à l'envi les compa- raisons imprévues, les hyperboles surprenantes, les LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 155 métaphores sublilcs; et, de la sorte, elles s« « singulari- saient » en dépit du bon sens et de la nature. Est-ce à dire que notre langue ne leur soit redevable d'aucun service? Elles la rendirent plus noble, plus pure, plus souple. Elles lui donnèrent, dans Temploi des mots, uuu précision plus fine. Elles créèrent un grand nombi-o d'expressions, généralement figurées, dont beaucoup sont vives et pittoresques. Dans la liltérature. — Confinée chez Arthénice*, la littérature française n'aurait sans doute rien produit de grave et de fort, elle aurait été une littérature exclusi- vement mondaine, au sens frivole du mot, une littérature superficielle et artificielle, amusement des salons; et l'on peut s'expliquer ainsi que les Molière, les Boileau, les Pascal, aient combattu l'esprit qui régnait parmi la so- ciété précieuse. Sachons pourtant reconnaître ce que nos meilleurs écrivains purent devoir à l'hôtel de Rambouil- let. Les madrigaux, les sonnets^, les ballades, faisaient ses délices; mais il favorisa aussi le développement de tous les genres qui ont pour matière la description des mœurs et l'analyse psychologique. Il introduisit les gens de lettres dans le commerce des grands seigneurs ; et, si les grands seigneurs y gagnèrent de s'intéresser aux choses de l'esprit, les gens de lettres apprirent le bel usage et se débarrassèrent du pédantisme professionnel^. Le salon de M"*" de Sciidéry; préciosité bour- geoise. — C'est surtout en d'autres salons contempo- rains que s'accusèrent les travers et les ridicules de la préciosité. M"® de Scudéry* recevait tous les samedis. Chez elle, la littérature est le sujet unique des entretiens. 1. Arthcnice est l'anagramme de Catherine. Les principaux habitués de l'hôtel avaient pris des surnoms. .Iulio s'appelait Mélanide; Voiture, Va- lère; Balzac, Bélisandre; M"« de Scudérv, Sapho; etc. 2. Il y eut la querelle célèbre des Jobistes et des Uranistes, les uns tenant pour le sonnet de Jnb, composé par Heuserade, et les autres jjour celui (VUranie. composé par Voiture. Cf. Le dix-septiénie siècle par les textes, p. 122 et 12.3. 3. Sur la préciosité, cf. I.e dix-septième siècle :par les textes, p. 102-109. i. Sur ses romans, cf. p. 208. 156 LITTKHATUUE FRANÇAISE Souvent même, ce sont de véritables « séances », où la conversation se règle d'après un programme, et dont un secrétaire rédige le compte rendu. Elle ne manquait ni de savoir ni de mérite, et ses idées sur l'éducation des femmes, si négligée en ce temps, n'ont rien que de juste et de mesuré. Elle était d'ailleurs capable de traiter toute sorte de questions avec agrément, avec finesse. Mais on sentait en elle quelque chose de trop appuyé, de trop suivi, d'insuffisamment dégagé, une lourdeur où se recon- naissait le ma^'istcr^ . Chez M"" de Scudéry, les auteurs de métier dominent, et ils donnent le ton. Dans ce salon que ne fréquentent guère les grands seigneurs, on ne cause plus, on disserte, on fait étalage de son savoir. La pré- ciosité s'y embourgeoise, elle s'épaissit et se guindé. Voilure. — L'écrivain qui représente le mieux l'esprit du temps, le genre des grâces qui fleurissent à l'hôtel de Rambouillet, c'est Voiture. Vincent Voiture est né à Amiens en 1598. Fils d'un marchand de vins en gros, il reçut une éducation très cultivée. Après avoir brillé dans la société bourgeoise, il fut, à vingt-sept ans, introduit par M. de ChaudebouTie chez la marquise de Rambouillet. L'hôtel eut en lui son causeur le plus agréable, et aussi son plus fertile inven- teur de ces divertissements qui récréaient et variaient la vie oisive des salons. Il y avait peut-être chez Voiture, sous le badinage et le baladinage, un esprit de sérieuse portée. C'est ce que sem- blent indiquer quelques pages de lui, et tout particuliè- rement une lettre, écrite après la prise de Gorbie (1636), dans laquelle il juge fort bien la politique de Richelieu^. Mais le vrai Voiture, le seul dont se puisse occuper notre histoire littéraire, puisque l'autre resta inconnu, est celui qui doit sa renommée à des vers galants, à des lettres pimpantes, sémillantes, pétillantes, où il ne fait que se jouer et folâtrer. Le poète et le prosateur- — Ses qualités et ses 1. C'est Tallemant des Réaiix qui l'appelle ainsi. 2. Cf. Le dix-septi'eme siècle par les textes, p. 111. I LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 157 cléfaiils. — Comme poète, Voiture a laissé des chansons et des rondeaux d'un lieureux tour, plusieurs élégies qui ne manquent ni de délicatesse ni parfois de tendresse, maints sonnets brillants et vifs; tout cela gâté soit par la subtilité des sentiments, soit par ce que la forme a de maniéré, de factice, de prétentieux. Comme prosateur, ses lettres, sauf de bien rares exceptions, ne sont que baga- telles sans conséquence. Il a du moins le talent de con- ter, il a même celui de décrire. Ce qu'il a surtout, c'est de l'esprit, un esprit très souple et très ingénieux. On regrette qu il n'en use pas toujours avec assez de dis- crétion ; son insistance nous fatigue vite en de si futiles matières. Le mérite de Voiture consiste à dire des riens le plus joliment du monde. Il fut fort goijté de ses con- temporains; Boileau le rapproche d'Horace pour opposer 1 un et l'autre à l'abbé de Pure. iNIais sa réputation devait nécessairement décliner quand eut passé la vogue éphé- mère du genre oii il excella. Voiture avait *r«sprit du jour, qui ne tarde pas à devenir suranné. Jugeons -le toutefois sans trop de rigueur- Beaucoup de ses lettres nous charment encore par leur él^ance et leur fine ma- lice. Et puis, il contribua plus que tout autre écrivain du temps à dérouiller notre langue, à la nuancer et à l'as- souplir. Kal/.ac. — Sa vie; sa rcpiilation. — Si l'on ne saurait concevoir un Voiture ailleurs que dans la ruelle d'Arlhéiiice, Balzac, lui, se rattache sans doute à la société précieuse, mais en a beaucoup moins subi l'influence. Jean-Louis Guez de Balzac naquit l'an 1594 à Angou- lême, 11 voyagea, d'abord en Hollande, j^uis en Italie, Il vécut ensuite quelque temps à Paris, et, là, s'avisa d'écrire des lettres qui lui valurent presque aussitôt une grande i-enommée. Dès 1G24, il se retire dans son château de Balzac pour y travailler à loisir, sans être distrait par les devoirs mondains, peut-être aussi pour que l'isolement et la distance lui prêtent un air d'oracle. Son siècle le regarda comme l'arbitre souverain du goût, le maître par excellence de toute bonne élocution. Descartes lui-même i58 LITTÉRATURE FRANÇAIS!: rendit un éclatant hommage à la vérité et à la noblesse de son style II fut, non pas l'homme le plus éloquent du siècle, mais « le seul éloquent ». IMiréreiice avec Voiture. — Si l'on associe bien souvent Balzac à Voilure, c'est parce que tous les deux représentèrent, un certain moment, l'esprit, le goût, les tendances de la société polie. Mais ils n'en diffèrent pas moins l'un de l'autre. Voiture est léger, Balzac est grave; Voiture se complaît dans les gentillesses, et Balzac, qui a des visées plus hautes, affecte le grandiose et le pompeux. Celui-là écrit surtout pour les petits-maîtres, pour les femmes; celui-ci ^^e pose en professeur de rhétorique et de morale. Ses « I.ettres ». — l.e « genre » épîstolaîre. — Les Lettres de Balzac ne sont pas à proprement parler des lettres; elles n'ont rien de familier, de spontané, dintime; elles dénotent à chaque mot l'industrie d'un faiseur de phrases. On l'appela le grand épistolier de France. Il con- çoit le genre comme un exercice de diction, comme un thème à périodes symétriques et harmonieuses; le moin- dre billet lui coûte des jours de travail. « L'art où Balzac s'est employé, observe avec raison Boileau, était l'art qu'il savait le moins; car, bien que ses lettres soient toutes pleines d'esprit et de choses admirablement dites, on y remarque partout les deux vices les |plus opposés au genre épistolaire, l'affectation et l'enflure. » A vrai dire, ce que nous lui reprochons, c'est d'avoir fait de la lettre un « genre ». Ses « Dissertations ». — Généralités oratoires. — Il écrivit aussi des Dissertations chrétiennes et morales, des Dissertations critiques, des Dissertations politiques, et quelques traités, le Prince, le Socrate chrétien, Aristippe ou la Cour. Mais ces ouvrages de plus longue haleine ne sont guère qu'une suite de « morceaux » juxtaposés. Si d'ailleurs l'éloquence, ou, pour mieux dire, la grandilo- quence de l'écrivain n'y messied pas autant que dans ses lettres, on y sent toujours le rhéteur, préoccupé surtout des mots. Les pensées qu'il développe sur la politique^ LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 159 -ur la morale ou sur la littérature, l'intéressent moins en elles-mêmes que comme une matière à faire du style. Et d'ailleurs la connaissance des hommes et celle des choses lui manquaient. Aussi reste-t-il dans les généralités ora- toires; ses développements n'ont rien que d'académique, de purement livresque. Est-ce à dire qu'il soit tout à fait vide d'idées? On ne peut lui refuser une certaine intelligence de l'histoire. Il a tracé du Romain idéal un portrait dont la grandeur n'est pas entièrement factice. Critique littéraire, il a plus dune fois montré du jugement, voire de la pénétration*. Et enfin si, comme moraliste, sa pensée manque d'origi- nalité, ne sait-on pas que l'éloquence a pour thème le lieu commun? Telle page de lui sur la Providence pourrait tort bien, quant au fond même, être de Bossuet*. Son style; le faiseur de phrases. — C'est en qualité de « styliste » que Balzac mérita sa réputation. II vit « aux antipodes », et « regarde ce qui se passe chez nous et nos voisins ainsi que l'histoire de Jupiter ou d'un autre siècle ». Il n'accorde rien à l'amitié, rien à l'amour; il méprise les arts, il ne sent guère la nature; il n'a vrai- ment d'autre passion que celle du bien dire. A l'exemple de Malherbe, il veut atteindre la perfection. Il travaille, lui aussi, « pour l'éternité ». Il prétend laisser, lui aussi, des modèles impérissables de beau langage. La postérité, même immédiate, l'admira beaucoup moins que n'avaient fait ses contemporains. Fut-elle trop sévère? Ce qui le rend inférieur aux grands classiques, ce sont non seuie- "mcnt ces^vices de goût queJBoihiau lui reprochait, mais ' ncore_et surtout ce qu'une jalouse application "d^oiïne à M s meilleures p_agcs de laborieux et àe tendu. Nous y sentons un « professionnel ». Et le souci de se mon- trer toujours éloquent lui enlève cette aisance et cette liberté sans lesquelles on ne saurait être un grand écri- vain. Ce n'est pas une raison pour méconnaître son talent et ses services. Nul avant lui n'avait écrit en notre langue 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes. Lettres sur le Cid Qisur Ciiina p. 138, 139. ,/ 160 LITTÉRATURE FRANÇAISE avec une telle justesse, une telle pureté, un tel sentiment du nombre. I/Acadéniîe française. — Sa foritiafioii et sa fondation. — La fondation de l'Académie française répondit au besoin de discipline et d'unité qui se faisait sentir dans l'ordre littéraire comme dans l'ordre poli- tique*. Depuis 1626, Valentin Conrart, conseiller et secrétaire du roi, homme très cultivé et d'une grande « politesse », réunissait en sa maison une fois^par semaine quelques amis des lettres qui se lisaient soit leïïriTpropres écrits, avant de les publier, soit les ouvrages d'autrui nouvelle- ment parus, causaient à loisir des choses de l'esprit, échangeaient leurs vues sur toute question de goût, de rhétorique, de poétique, de langue et de style ^. Un d'en- tre eux, Boisrobert, familier de Richelieu, fit connaître ces assemblées à son maître. Comprenant l'avantage qu'il y avait à constituer officiellement la société litté- raire ainsi formée, le cardinal leur demanda s'ils ne vou- draient point « faire un corps » et tenir leurs assemblées « sous une autorité publique ». Ceux-ci hésitèrent, car ils avaient goûté ensemble, durant cet tige d'or, a avec toute l'innocence et toute la liberté des premiers siècles, sans bruit et sans pompe, et sans autres lois que celles de l'amitié, tout ce que la société des esprits et la vie raisonnable ont de plus doux et de plus charmant ^ ». Mais, malgré leur appréhension de ce bruit et de cette pompe, ils furent obligés de se rendre au désir de Riche- lieu, « qui n'avait point accoutumé de trouver de la résis- tance ou d'en souffrir impunément* ». Le 13 mars 163^ s'ouvraient les registres où devaient être inscrits les 1. II y avait déjà de nombreuses Académies en Italie. Eu France même, sans rappeler les sociétés poétiques du moyen âge. Bail" avait institué une « Académie du poésie et de musique » qui fut protégée par Charles IX. puis par Henri Ilf, et n'exerça d'ailleurs que peu d'influence, comme elle n'eut que peu de durée. 2. C'étaient notamment Chapelain, Gombault, Godeau, Malleville, puis, un peu plus tard, Faret, Desmarets, Boisrobert. 3. Pellisson. 4. Id. LE DIX-SEPTIÈME SIECLE IGl travaux de la Compagnie. Il fallait avant tout lui donner un nom. Divers furent proposés : Académie des beaux esprits, Académie de l'éloquence, Académie éminente; on adopta finalement celui d'Académie française, qui n'a- vait rien de « superbe » ni non plus d' « étrange* », et qui convenait fort bien à une institution vraiment natio- nale, établie en vue d' « occupations sérieuses », et non pour je ne sais quels jeux ou débauches d'esprit. Son organisation. — Richelieu ayant acquiescé aux statuts que proposaient les académiciens, des lettres patentes, datées de janvier 1635, érigèrent la Compagnie en institution publique. Après plus de deux ans de résis- tance, le Parlement les enregistra, quand il se fut assuré que le nouveau corps devait avoir des attributions pure- ment littéraires. Déjà l'Académie, portant le nombre de ses membres à quarante, s'était constituée par la nomina- tion d'un directeur, chargé de présider les séances, d'un chancelier, qui avait les sceaux, enfin d'un secrétaire, Conrart. Elle resta longtemps errante « comme Délos ». A partir de 1643, Séguier, remplaçant Richelieu en qua- lité de protecteur, la reçut dans son hôtel jusqu'à sa mort (1672). Louis XIV prit alors ce titre, et attribua à la Com- pagnie deux salles du Louvre. Il ordonna de réserver six places pour des académiciens toutes les fois qu'on don- nerait spectacle à la cour, et exigea qu'on traitât les mem- bres de l'Académie avec autant de distinction que les plus haut s personnages Objet de ses travaux. — Quel devait être l'objet des travaux académiques ? C'est ce que nous apprennent les lettres patentes. Elles exprimaient l^spoir « que notre langue, plus parfaite déjà qu'aucune des autres vivantes, pourrait enfin succéder à la latine, comme la latine à la grecque, si on prenait plus de soins qu'on n'avait fait jusqu'alors de l'élocution, qui n'était pas à la vérité toute 1. Ea Italie il y avait l'Académie des UinnristL, celle des Lincei, celle des Infiammati, etc. La plus célèbre fut l'Académie délia Crusca, c'est-à-dire du son. 2. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, Lettres patentes, p. 144, Sta' tuts et Règlements de l'Académie, p. 146. 162 LlTTÉnATURE FRANÇAISE l'éloquence, mais qui en était une fort bonne et fort con- sidérable partie )>. Et quelle sorte de « soins » devait-on prendre? Il fallait, par un Dictionnaire et une Grammaire, fixer l'usage des termes et des phrases: par une llTiéto- rique et une Poétique, établir des règles |joïîr ceuxjgui voudraient écrire soit en prose, soit en vers. De plus^ on "^devait lugcr les nouvelles productions et guider ainsi'le goût public. / Le Dierioiiiiairc. — Tnflucnce de rAcadéniîe sur la Iaii;»iie. — A vrai dire, l'Académie exécuta bien imparfailement son programme. Le seul ouvrage qu'elle jugea fut le Cid. VAXc iie composa ni Rhétorique ni Poé- tique ; elle coniia la Grammaire à Régnier-Desmarais. Son (çuvrc consista surtout dans la rédaction du Dictionnaire. Encore se fit-ilïongtomps atten^r^rTCé^ ii'etâit poui^UInt pas un dictionnaire historique; on avait abandonné de bonne heure l'idée d'une entreprise si ardue. \\ fut pu- '^'^>lié en 1694. A ce moment-là, notre langue, consacrée par les chefs-d'œuvre classiques, n'en avait pas grand besoin. Du reste, les académiciens s'y montrèrent très exclusifs. Leur purisme répudia un grand nombre de mots excellents, très bien formés, très pittoresques. En rendant la langue plus délicate et plus noble, ils la gênè- rent et l'appauvrirent. Cependant l'Académie exerça, sur bien des points, une heureuse influence. C'est à tort qu'on l'accusa de tyrannie et d'arbitraire. Elle se régla sur l'usage. Son rôle peut se définir d'un mot : elle repré«=îonta In tnflitinn h fixité, l'unité. Par là, elle rendit serviceàla langue et au goût. Et n oublions pas que les écrivains lui durent plus de considération. Premiers académiciens. — Quelques-uns des premiers académiciens sont à signaler dès maintenant : Patru, Pellisson, Perrot d'Ablancourt, surtout Vaugelas et Chapelain. Avocat de profession, Patru a laissé des Plaidoyers louables pqur leur pureté, mais qui ne justifient pas à nos yeux sa réputation chez les contemporains; c'était un LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 163 homme d'un jugement très fin, d'une conversation très agréable. Pellisson, avocat lui aussi, nous est connu par son Mémoire en faveur de Fouquet et par son Histoire de l'Acacléniie française : il écrit avec élégance, avec une élégance qui nous semble un peu trop ornée et fleurie. Perrot d'Ablancourt traduisit maints auteurs grecs et latins, Lucien, Cicéron, Tacite, César, etc.; peu soucieux de l'exactitude, il ne s'attachait qu'au style : ses traduc- tions, que Ménage appelait les belles infidèles, unissent la souplesse et la fermetéi Vaugelas;greHTerdel^usage. — Vaugelas (1585- 1650) fut un desMiabitués de l'hôtel de Rambouillet : c'est là surtout qu'il trouva la matière de ses Remarques sur la langue française, publiées en 1647. Il eut jusqu à sa mort une grande part à la confection du Dictionnaire. Rien, chez lui, d'un raffiné ni d'un pédant. S'il condamne des mots ou des tours heureux qui tombent en désuétude, il ne les sacrifie qu'à contre-cœur. S'il sent la nécessité d'établir une règle qui puisse garantir notre langue des fantaisies individuelles, cette règle ne consiste que dans le bon usage. II aime les façons de parler vives et fortes, même quand elles sont irrégulières. Sa méthode n'est point celle d'un logicien. Il ne « ratiocine » pas, comme les grammairiens de Port-Royal. Il se réduit modestement au rôle de « greffier ». Le bon usage, c'est, pour lui, « la manière de parler de la plus saine partie de la cour, con- formément à la façon d'écrire de la plus saine jpartie des auteurs du temps ». Et cette définition a sans doute quel- que chose de bien étroit. Mais il l'interprète et l'applique avec un esprit vraiment libéral. Sa discf^liiie, qui refrène les caprices et les écarts du sens propre, laisse au génie de notre idiome toute sa spontanéité, jusque dans les gallicismes les moins « raisonnables » qui la traduisent*. Chapelain; la critique classique. — « Seiitî- iiieiits de l'Académie sur le €id ». — Quant à Cha- pelain, nous le passerons sous silence comme poète, et la 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 162-1G8. 1G4 LITTÉIIATURE FRANÇAISE Pucelle méritait bien, pour sa dureté et pour sa platitude, les railleries de Boileau. Mais il fut un critique docte et judicieux. Nul jie contribua davantage à l'établissement ■jéfinitif du classicisme, et par là s'explique rinHuéncè dont f^\ jouit même après la publication de son épopée*. C'est lui qui rédigea les Sentiments de l'Académie sur le Cid. Sans doute ity montre une médiocre intelligence de la poé- sie, un goût borné, une dévotion superstitieuse aux règles. Et pourtant cet ouvrage est le premier où soient exposés avec suite, avec méthode, avec une autorité vraiment ma- gistrale, dans un style juste, grave, ferme, les principes généraux de la doctrine classique, fondée sur la raison, et, par suite, sur la réduction de la beauté à la vérité^. Dcscarles et le classicisme* — Il ne faut pas faire de Descartes l'initiateur du classicisme; le classicisme avait trouvé avant lui ses maximes fondamentales et même leur expression définitive. Cependant le philosophe qui exerça une si grande influence sur le développement ulté- rieur de la pensée, dut en exercer une presque aussi con- sidérable sur la littérature elle-même. Il a sa place dans notre histoire littéraire non seulement comme écrivain, mais aussi comme philosophe. Sa vie. — René Descartes naquit à la Haye, en Tou- raine, l'an 1596. Après avoir fait ses études au collège de la Flèche, il voyagea pendant quelques années, ne u cher- chant plus d'autre science que celle qui se pouvait trouver en lui-même ou bien dans le grand livre du monde » ; il vit « des cours et des armées », fréquenta des gens de toute condition, de toute humeur, puis, ayant conçu sa doc- trine philosophique, se retira en Hollande, où il écrivit ses principaux ouvrages. L'an 1649, il alla à Stockholm, auprès de la reine Christine, qui l'avait appelé. Sa cons- titution débile ne put supporter le climat rigoureux du pays, et il mourut en 1650. Le « IMscours de la Ulétliode »• — Uationa- y 1. Les douze premiers chants parurent en 1656; les autres ne virent jamais le jour. 2. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 169-176. LE DIX-SEPTIEME SIECLE 165 lisnie lii<|iie. — Si nous jugeons comme écrivain l'au- teur du Discours de la Méthode, son style se caractérise par des qualités d'ordre, de suite, de justesse, qui vont prédominer de plus en plus. Le Discours de la Méthode, quoique la langue y tienne encore du latin, peut être con- sidéré comme le premier monument de noire prose clas- sique. Il en a la grandeui^év^re^le déili'in dfv^ nrT)pmonts, la simplicité probe, la parfaite adaptation de la forni£_à la pensée. Modèle HeTangue philosophique, nous ne devons pas y chercher ce que nous trouverons dans les Provin- ciales, c'est-à-dire la passion. Non que Descartes soit sec ni froid. Au contraire, il possède une imagination très forte, et l'on pourrait citer de lui maintes pages des plus colorées et des plus vives. Mais, dans le Discours de la Méthode, il fait une œuvre d'exposition. Ce qui en est admirable, c'est la plénitude toujours égale, la justesse, la précision, une droiture candide et vigoureuse. L. lîj (J 1 U Jrt E b Sur l'hôtel de Rambouillet : Brunetière, j^iudes critiques, t. II; V. Cousin, la Société française au dix-sep-ième siècle, 1853 sqq. Sur M"e de Scudéry : Sainte-Beuve, Lundi, t. IV. Sur Voiture : Sainte-Beuve, Lundis, t. XII. Sur Balzac : Sainte-Beuve, Port-Royal, t. II. Sur Vaugelas : Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. VI. Sur Descartes : Brunetière, Études critiques, t. IV; Fouillée, Des- cartes (édition des Grands Écrivains français), 1893 ; Krantz, Essai sur l'esthétique de Descartes, 1882. Sur l'Académie française : Pellisson et d'Olivet, Histoire de l'Aca- démie française, édition Livet, 1858; Sainte-BeUAe, Lundis, t. XIV, Nouveaux Lundis, t. \" et Xil. Cf. dans les Morceaux choisis . * Classe de 2% p. 93. [L^^ LE DIX-SEPTIEME SIECLE 167 PlKKRE CORNKILLE (1606-1684). CHAPITRE III La tragédie classique et Corneille. R E s u M E Période dz crise. —Hardy (1560-1631 ou 1632) fait des pièces pour la scène, des pièces vraiment «en action ». — Mairet (1604-1686) donne la première tragédie régulière, « Sophonisbe » (1629). — Rotrou (1609-1650). Ses principales œuvres : «Saint Genest », « Venceslas », « Cosroès ».Ilade la sensibilité et de l'imagination, mais ne se soucie pas assez d'être un écrivain pur ou même correct. Corneille (1606-1684). Sa vie. Ses premières co- médies : il y peint la réalité ambiante. Le « Cid » (1636). Comment Corneille modifie Castro dans le sensjilaaaiaiie^es principalês^îecês. Après (^Per- tharite » (1652), il renonce pour quelque temps au théâtre. Dernières œuvres. Corneille fixe la tragédie : exclusion du r.omi- que ; soumission aux unités ; prédominance de l'intérêt moral ; abstraction et idé aliganôïïT ~^ ' — Originalité caractéristique de Corneille. Il est le poète de la force d'âme. Personnages exceptionnels et situations extraordinaires. L'amour, dans la tra- gédie cornélienne, n'a qu'un rôle accessoire. Rôle essentiel des « intérêts dÉ- tat ». Corneille historien et politique, beaucoup plus que psychologue. Il peint, non des sentiments, mais des caractères. Corneille écrivain : vigueur, conci- sion, relief. Qualités moins poétigues qu'oratoires. Période de crise. — Les premières années du _xvii^ siècle sont, dans notre liîfrr'^t^T'o ^h^■^tl-^^f^ ^ une période de crise et de confusion. C'est seulement avec Corneille que la tragédie trouvera sa forme définitive. Hardy. — Lu théâtre fait pour être joué. — Jusqu'à la fin du xvi® siècle, les tragédies étaient com- posées pour la lecture*. En 1^599, les Confrères de la Passion louèrent 1 hôtel de Bourgogne à une troupe de comédiens qui avait comme fournisseur Hardy. Alexan- dre Hardy (1560-1631 ou 1632) écrivit environ sept cents pièces de tout genre, tragédies, tragi-comédies et pasto- %»v^^^^^ 1. Cf. p. 134. 168 Lin lin A TU RE fhançaise raies; celte fécondité s'explique par sa promptitude de verve, mais aussi par les innombrables emprunts qu'il faisait aux anciens et aux modernes. Son style d'ailleurs est impropre, rocailleux, souvent incorrect, tantôt plat et tantôt emphatique, tantôt trivial et tantôt afTété. Hardy n'a rien d'un artiste. Ce qui le préoccupe uniquement, c'est l'effet scénique. 11 débarrassa la tragédie du lyrisme, qui, jusqu'alors, y tenait beaucoup de place, abrégea ou supprima les récits, donna au dialogue plus de rapidité, au spectacle plus d'éclat, aux personnages plus de vie, rejota enfin les unités de temps et de lieu comme incom- patibles avec des pièces tout en action. S'il mérite de I figurer dans notre histoire littéraire, c'est pour avoir, le premier, écrit en vue de la scène et composé, quelque nom qu'il leur donnât, de véritables drames. mniret. — « Soplioiiîsbc » iiiau$>:(ii*c In tragécHe i*ég:iili<>i*c. — A Hardy s'oppose Jean de Mairet (1604- 1686). Il lit la « tragi-comédie pastorale » de Sylvie et la « pastorale » de Silvanire. qui marquent la fin d'un genre factice. Sa pièce la plu.s connue est la tragédie de Sopho- nishe (1629). Quoique, dans la préface de Silvanire, Mairet se prononçât en faveur des règles, Sophonishe n'est point une pièce tout à fait classique. Sans parler de tels épi- sodes qui tiennent de la comédie, elle n'observe pas rigoureusement l'unité de lieu, et, si elle observe l'unité de temps, c'est aux dépens de la vraisemblance. On la considère néanmoins comme notre première tragédie ré- gulière. Et elle se recommande, outre la sage conduite de l'action, soit par le style, qui a de la noblesse, soit, dans quelques scènes, par une délicate analyse des sentiments. Uotroii; ses principales pièces. — Nous ne par- lerons pas des autres poètes tragiques, prédécesseurs ou contemporains de Corneille. Il faut cependant nommer ici Rotrou (1609-1650), l'auteur de Saint Genest (1646), de Venceslas (1647), et surtout de Cosroès il649), qui est bien, entre ses œuvres, la plus originale et la plus forte. Même après Polyeucte, Saint Genest garde sa valeur, comme Venceslas garde la sienne même après Horace et LE DIX-SEPTIÈME ClÈCLE 169 Cinna; et quant à Cosroès, Niconiède ne le fit point oublier, llotrou avait une âme généreuse, une sensibilité vive, une imagination brillante. Insoucieux de la correction et de la pureté, on trouve pourtant chez lui nombre de beaux vers, les uns énergiques et concis à la façon de Corneille, les autres gracieux, tendres ou passionnés*. Corneille. — Sa vie. — Ses premières comé- dies. — Pierre Corneille, fils d'un maître des eaux et forêts, naquit à Rouen le 6 juin 1606. Il étudia d'abord le droit et acheta une charge d'avocat. Mais il abandonna presque aussitôt le barreau pour la poésie. Sa première comédie, Méllte. fut représentée à Paris en 1629, et eut un grand succès. Après Mélite vinrent successivement Clitandre (1632), tragi-comédie tout ensemble et drame romanesque, oii la complication et la bizarrerie des aven- tures dénotent l'influence de Hardy, puis la Veuve, la Ga- lerie du palais, la Suivante, la Place Royale. Ces pièces se distinguent, dans le théâtre contemporain, et par la dé- cence des mœurs, et par un style dont la netteté, la pré- cision, la vigueur, annoncent déjà le grand Corneille. Le poète y rompait avec les personnages conventionnels comme avec les intrigues factices ; il se proposait pour objet de peindre la vie réelle*^ "^ ^ En 1633, Richelieu lui donna place entre les auteurs^ dont il prétendait diriger les travaux. Mais le cardinal ne tarda pas à le congédier, sous prétexte qu'il lui man- quait l'esprit de suite. La |)remièfe tragédie de^Corneille (ui Méde'e 1635); quelques beaux passages y font devi- ner ce que son génie recèle de force, d'éclat, d héroïque grandeur. Laissant de côté Sénèque et Euripide, il se mit alors à lire le théâti-e espagnol, et en tira d'abord V Illusion comique (1636;, dans laquelle Matamore parle souvent un langage digne de la tragédie, ensuite le Cid Ji636.ûliJja3I]. . Le « Cîd ». — Corneille et Castro. — C'est à Guilhem de Castro que Corneille prit le sujet du Cid. 1. Pour Rotrou, Cf. Le dix-septième siècle jyar les textes, p. 193-206. 2. Les autres sont Collutut, Uoisrobert, L'Étoile, Rotrou. 10 Î70 LITTÉRATURE FRANÇAISE Mais la pièce espagnole était un drame romanesque, t-t, si Ton peut dire, romantique. En suivant de près son modèle, parfois même en le traduisant. Corneille écrivit une œuvre originale. Transformé par lui, le drame de Castro devint une lra<]^édie_iiLassic|iie. Il le soumit aux ^-nrrrfes^le simplifia, le dégagea de tout ce qui n'était pas noble; il en adoucit les mœurs; il en porta l'intérêt, non plus sur les tableaux pittoresques et sur les combinaisons d'incidents fortuits, mais sur Tétude des sentiments. I.a quorollo du « fid ». — l>es pHiicipah's Ira- \^ ^éi\\i>^ de Corneille. — Le Ctd fut accueilli du public avec un enlbousiasme extraordinaire. Pourtant les nom- breux rivaux de CorneiHe ne ménageaient pas leurs cri- tiques. Ricbelieu les encouragea, peut-être parce que la pièce glorifiait TEspagne et faisait l'apologie du duel, peut-être encore j>ar jalousie littéraire, mais surtout parce que le poète ne s'était pas assujetti aux règles. La « querelle du Cui » dégoûta quelque temps Corneille du théâtre. Et, quand il 3^ répartit, ce fut pour donner des œu- vres striciement régulières. Qncrut d abord que, comme l'écrivait Chapelain^ a Scudéry, en le querellant, avait tari sa veine ». Sa veine n'avait pas été tarie, elle avait été seulement détournée. Le poète, abandonnant dès lors les sujets modernes et renonçant à une forme de tragé- die plus libre, fit, trois ans après le Cul, représenter Horace et Cinna (1640), puis, en 1641, Polyeucte et la Mort de Pompée. Corneille revint en 1642 au théâtre espagnol, mais lui emprunta cette fois une comédie, le Menteur, pièce d'in- trigue beaucoup plus que de caractère. Ensuite parurent Bodognne, Théodore (1645' , une de ses œuvres les plus « cornéliennes », HéracUus (1647J. En 1647 il fut élu à r Académie. En 1650, il donna un opéra, Andromède, et une comédie héroïque. Don Sanclie d'Aragon, puis, en 1651, Nlcomède, tragédie forte et hautaine, dans laquelle il y a cependant deux personnages presque comiques. Retraite de Corneille. — Son earactèiMî. — La chute de Pertharite (1652j l'éloigna de la scène durant LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 171 quelques années. Corneille n'avait pas cessé, bien qu'al- lant faire parfois quelques séjours à Paris, de mener à Rouen, où il s'était marié en 1640, une existence toute bourgeoise. Sa vie et son oeuvre se ressemblent fort peu. L'autieur de tant de tragédies éclatantes et superbes était un bonhomme gauche, lourd, de vertus placides et ter- nes. Au reste, la simplicité du grand Corneille ne l'empê- chait pas de connaître sa valeui\ Jamais auteur ne parla de soi-même plus fièrement**. Il avait commencé de traduire en vers V Imitation de Jésus-Christ. L'œuvre, à laquelle il se consacra dès lors tout entier, piirut en 1656. On y retrouve le génie du poète. Mais ses alexandrins vigoureux et fortement scan- dés ne rendent point la délicate tendresse et l'humilité recneillie de l'original***. Dei'uières œuvres. — Cédant, après six ans de re- traite, aux encouragements de Fouquet, Corneille reparut avec Œdipe (1659). Plusieurs des tragédies qu'il fit jouer ensuite, Sertorius par exemple, renferment des vers ou même des scènes vraiment dignes de lui ; aucune n'a rien ajouté à sa gloire. Ce n'est pas proprement un déclin. Le poète a poussé à bout son système dramatique, il en a tendu tous les ressorts, et ses plus admirables qualités se tournent en défauts. Suréna (1674) fut sa dernière pièce. La mort de deux fils, la gêne domestique, le cha- grin de se voir abandonné par les générations nou- velles, attristèrent sa vieillesse. Il mourut le 1" octo- bre 1684. Fixation de la tragédie. — On a» souvent appelé Corneille le père de la tragédie française. C'est avec lui qu'elle revêt ses formes et ses caractères essentiels. Exclusiou du eoaiique; souuiissloii aux unités; prédouiinaiiee de Tintérêt psychologique; idéa- lisation. — Corneille sépare définitivement la tragédie de la comédie et de la tragi-comédie. Elle n'admet plus, dès lors, aucun élément comique; elle sacrifie la réalité à la noblesse et à l'harmonie. Tout y est grave et pom- peux. EÎTF'bannTtTFlaid,'^ le bas, le ridicule, et ne fait \ 172 LITTÉRATURE FRANÇAISE . place au crime que s'il a une grandeur imposante. — y Corneille soumet la tragédie aux unités. Sans doute ce rne fut pas sans répugnance qu'il se vit contraint d'ob- server l'unité du lieu et celle du temps dans toute leur rigueur. Il aurait, pour son compte, voulu quelque lati- tude, une scène moins limitée, et, le cas échéant, « trente heures » ou même un peu plus. Mais, dès le Cid, ses infractions à la lettre des règles ne l'empêchent pas d'être fidèle à leur esprit, et les pièces qui suivent le Cid ont une structure tout à fait régulière. Dorénavant l'unité d'ac- tion sera garantie, sera renforcée par les deux autres*. — f Corneille conçoit la tragédie comme un drame essen- tiellement moral et psychologique Jusqu'à lui, ce qu'on avait mis au théâtre, c'étaient des aventures, des inci- dents, des jeux du hasard; l'action restait presque tou- jours indépendante des personnages, qui en subissaient les contre-coups. S'il eut au plus haut degré le don de l'invention dramatique, et si quelquefois il s'appliqua moins à peindre des caractères qu'à trouver des situa- tions, c'est lui pourtant qui, tout d'abord, fait prévaloir la psychologie sur l'intrigue en transportant l'action dans le cœur même des acteurs, en substituant aux pé- ripéties extérieures un conflit de sentiments. — Cor- neille enfin idéalise ses personnages. Peu soucieux de la réalité physique, il nous représente des êtres tout spi- rituels, n'ayant de corps que ce qui est nécessaire pour nous rendre sensible leur âme, des types ou même des symboles» Là se reconnaît le caractère essentiel de noire littérature au xvii* siècle, et particulièrement de notre tragédie. Exclusion du comique, réduction à l'unité parle moyen des « unités », prédominance de 1 iiilérêl moral, abslrac- "TroTrngT"jB[éairsaliiQ>n,,,.77- le syslèmc qu'a établi Corneille persistera durant toute la période classique. Et sans dôijte Corneille ne l'inventa pas de toutes pièces; iT le consacra du moins et le fixa. 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 230. LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 173 Origîiialilé cafsiclérîsiîqiie de Coriieîlle. — Le poète de la. force d'àiiie. — Mais ce système géné- ral comporte des applications diverses. Racine, qui s'y coidornia, ne ressemble guère à son devancier. Qneile est l'originalité propre de Corneille et par quels traits se marque-t-elle? « Corneille, déclare La Bruyère, peint les hommes comme ils devraient êti'e. » Cette phrase bien connue ne peut convenir qu'à quelques pièces du poète, à trois ou quatre entre les plus belles. Et ne disons même pas que le théâtre cornélien a pour ressort l'admiration : si Corneille veut nou.s faire admirer ses héros, les héros de Corneille nous paraissent beaucoup moins admirables qu'étonnants. Il n'est point, il n'est que rarement le poète du devoir. On l'a nommé Sixec plus de justess-e le poète de la volonté. Certes, la volonté, dans ses tragédies, dans les premières tout notamment, s'applique en général au devoir, — à un devoir parfois extraordinaire ou chimé- rique. Mais, lors même qu'elle est appliquée au crime, il ne cesse pas de la célébrer, et bien souvent il nous la montre s'exerçant par virtuosité pure, sans auti'e objet <|ue d'étaler sa force. Corneille est-il un poète moral, plus moral que Racine? Il ne l'est certes point quand il ])ropose à notre admiration une Emilie ou une Cléopâlre. Ei l'est-il en exaltant la magnanimité, la constance, en i,dorifiant ce que peut faire la vertu humaine? Nul doute ([ue cette morale n'eût été taxée par un Pascal de « su- |)erbe diabolique ». En tout cas, il n'y a chez Corneille rien de chrétien. Sa morale est plutôt celle des stoïques. Voltaire appelle le théâtre cornélien « une école de grandeur d'âme » ; une école de force d'âme conviendrait mieux. .\ des perso 11 natives exceptioiiiiels il faut des situations extraordinaires. — Les personnages de Corneille étant exceptionnels, il recherche ou bien invente des événements qui fournissent à ces personnages l'oc- casion de déployer leur héroïsme. On répète qu'un des traits essentiels de son théâtre, comparé avec celui de 174 L I T T É n A T L H E FRANÇAISE Racine, nVs^ do. sn])or(lnnnRr les^arantères aux situations. Rien de plus discutable, quoi que l'on puisse entendre par là. Si maintes tragédies do Corneille nous présentent des situations extraordinaires, c'est parce qu'il lui faut mettre ses personnages en mesure de se manifester; et ainsi, il ne subordonne point les caractères aux situa- tions, il conforme les situations aux caractères. Du reste, beaucoup de ses pièces, les meilleures, n'ont rien, dans leur action, de plus extraordinaire que celles de Racine. Mais, tout en nous défiant, ici encore, de formules trop catégoriques, nous devons pourtant reconnaître que, chez Corneille, les événements sont souvent « hors de l'ordre commun ». Parfois, dans ses dernières œuvres, il pousse jusqu'à l'invraisemblance. C'est le défaut d'une concep- tion dramatique qui a pour objet de magnifier l'énergie humaine. Les reiiiincs et ranioiir dans Corneille. — La tragédie demande « quelque grand intérêt d'É- tat ». — Cette énergie, Corneille la prête aux femmes elles-mêmes. Voyez ses Cornélie, ses Cléopâtre, ses Vi- riathe, ses Rodelinde. Mais voyez déjà son Emilie. Il se louait, dans une boutade contre Quinault, d'avoir « mieux aimé élever les femmes jusqu'au courage viril que rabais- ser les hommes jusqu'à la mollesse ». LÊS_seul£sfenmies vraiinent femmes qu'il ait peintes sont Ghimène et Pau- line. Aussi l'amour ne joue souvent chez lui qu'un rôle acces- soire. Tantôt il en fait une galanterie factice, tantôt il lui prête une austère et froide grandeur. Presque tou- jours il le relègue au second plan. « J'ai cru, écrit-il, que l'amour est une passion trop chargée de faiblesse pour être la dominante d'une pièce héroïque; j'aime qu'elle y serve dornement, et non de corps'. » Et, de même : « La dignité d'une tragédie demande quelque grand intérêt d'Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l'amour, et doit nous donner à craindre 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 232. LE DIX-SEPTI I:ME SIECLE 175 des malheurs plus grands que la perte d'une maîtresse. Il est à propos d'y mêler l'amour, parce qu'il a tou- jours beaucoup d'agrément et peut servir de fondement à ces instincts et à ces autres passions dont je parle; mais il faut qu'il se contente du second rang dans le poème et leur laisse le premier ^ » Voilà une affirmation bien contestable. Non que Ta- mour soit nécessaire à la tragédie. Il aurait mieux valu i'en bannir tout à fait que de l'introduire dans certains sujets, comme, par exemple, celui d'Œdipe, sous forme d'épisode galant. Le tort de Corneille, c'est justement de n'avoir pas vu qu'il devait ou lui donner la première place ou l'exclure. Mais nous n'en rendrons pas moins hommage à sa haute conception du théâtre, qui s'ac- corde peut-être mieux qu'aucune autre avec ce que lui- même nomme la dignité tragique. A vrai dire, la tragédie, <-hezJRacine,_t[ent beaucoup du roman. Elle a chez Cor- neille quelque chose de plus haut, de plus grl[nd7~\le plus « mâle ». ~ I.a tragédie Iiîslorîqiic. — En quel sens Cor- neille est historien. — Si la dignité tragique demande quelque intérêt d'Etat, la tragédie doit être historique. On a écrit tout un volume sur Corneille historien. Il faut s'entendre. Le poète se croit permis de modifier soit le détail des événements, soit la figure d'un personnage peu connu. Sans parler de pièces comme Héracllus, qui n'a guère de proprement historique que le nom des princi- paux acteurs, celles-là mêmes oii son objet essentiel consiste à retracer une époque ne se piquant point d'une fidélité minutieuse. Ainsi, par exemple, Nicomède, la plus historique peut-être de ses tragédies : il y rend son héros amoureux de Laodice; il en fait le disciple du « grand Annibal », il charge Flaminius d'une mission secrète, il ramène Attale de Rome. Tout cela est de son invention. Mais, prenons-y garde, il ne se donne de telles licences avec la vérité matérielle que pour mettre au jour cette 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 229. 17G LITTIÎHATURE rUAXÇAISK vérité idéale et supérieure où il veut réduire le tliéàtre tragique en resserrant toute une civilisation dans l'étroit espace de la scène et tout un siècle dans le délai classique des vingt-quatre heures. Voilà le sens que nous devons prêter à la parole de Saint-Evremond et à celle de Balzac. « Corneille, disait le premier, fait mieux parler les Grecs (jue les Grecs, les Romains que les Romains. » Et le se- cond : « Aux endroits où Rome est de brique, vous la rebâtissez de marbre. » Si Corneille rend Nicomède amou- reux de Laodice, c'est « pour que l'union d'une couronne voisine donne plus d'ombrage à Rome ». S'il fait Nico- mède disci[)lc J Annibal, c'est pour « prêter à son héros plus de valeur et de lierté » ; s'il cluurge Flaminius d'une* mission secrète, c'est pour trouver en lui un représen- tant de la politique du sénat; enfin, s'il ramène Attale de Rome, c'est pour que Nicomède ait devant soi un rival appuyé de la faveur des Romains. Il sacrifie, comme c'é- tait son droit, la réalité de certains détails à l'impression générale de l'ensemble. Aussi bien, son véritable but n'est pas de peindre des i"ndividus, mais~des"lypes symboliques, il condense en ~Nicômede7en FTaininrïïs^~en Frusias, ce qui caractérise tousle£T^rïïs]às7~TQus les l:^laminius, tous les Nicomèdes de l'histoire. Il procède comme procédera Molière. De traits pris çà et là dans la réalité contemporaine, Molière composera un tableau ou un portrait fait tout entier d'a- -prgs nature et néanmoins tout' idéal. Ce "que seraTa réa- lité contemporaine pour Molière, l'histoire l'est pour ZLorneille. A vrai dire, elle ne lui a souvent servi qu'à se défen- dre contre ceux qui le taxaient d'invraisemblance, ou bien encore, dans Œdipe notamment et dans Héraclius, à éviter le « mélodrame ». Souvent aussi ce sont des per- sonnages de son époque qu'il peint sous un costume et sous des noms antiques. Il y a du moderne, il y en a beau- coup dans Cinna, dans Polyeucte, dans Niconicde. Ne nous représentons pas Corneille tellement isolé du siècle. Son type même de Romain, qu'avait esquissé Balzac, il LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 177 remprunta moins à l'histoire qu'il ne le trouva tout conçu par l'imagination naturellement héroïque de ses contemporains. Cependant, quelque place que 1' « actua- lité » puisse tenir en son théâtre, le nom d'historien lui est bien dû, et l'on peut dire sans trop d'exagération que Bossuet et Montesquieu eurent chez Corneille un d e va n c i e r . pAX-«^Jt-n. La politique dans ses trag-édîes. — Pour Cor- neille comme pour son temps, l'histoire se confond avec la politique. Il ne recherche pas la mise en scène, la couleur locale, la vie extérieure et pittoresque. Ce srvnt les ((_grands intérêt^ d'État » qui l'occupent, et, parmi les passions nobles et mâFés aîixqiretleE—rl istibordonne l'amour, nulle a^tre ne lui semble plus mâle et plus noble TjîîeTambilLon. Nouildîsions que la ïfâgédie-rie ^^erfleillc est historique. Précisons davantage : elle esi une iragédir politique. Qu'est-ce qui fait te^fôrîU^e Nicomède? Lior- neille le déclare lui-même dans sa préface : « Mon prin- cipal but a été de peindre la politique des Romains au de- hors. » Si l'on voulait montrer que Racine eut du théâtre une autre conception, il suffirait, en laissant même de côté son Andromaque, son Ipliigénie, sa Phèdre, de comparer à Nicomède son Mithridate, qui, malgré la grande et belle scène du troisième acte, n'est vraiment qu'une tragédie romanesque. Mais pourquoi citer Nicomède plutôt que telle ou telle autre entre les pièces de Corneille ? Presque toutes roulent sur les intérêts d'r^tat. Dans Mithridate, la politique n'est qu'un hors-d'œuvre imposant; chez Corneille, elle est en général l'âme même de l'action. Ce genre de tragédie s'accorde d'ailleurs avec la doctrine morale du poète; car s'il y a des passions qui ne soient pas « chargées de faiblesses », qui tendent et exaltent l'énergie, ce sont assurément celles que les intérêts d'iitat mettent en œuvre. Il représente des « caractères » plutôt qu'il n'est un peintre des sentiments. — Historien et politique beaucoup plus que ps3'^chologne. Corneille, en représentant su4'tout la puissance de la volonté, devait 178 LITTÉRATURE FRANÇAISE peindre, non des sentiments, mais des caractères. Ses. protagonistes, sauf quelques exceptions, ne connaissent pas la faiblesse humaine. Et sans doute rien n'est dra- matique comme l'exercice d'une volonté qui lutte con- tre les obstacles. Mais ces obstacles, dans le théâtre de Corneille, sont trop souvent extérieurs à l'âme des per- sonnages. Les personnages que Corneille re})réscnte ont pour la plupart une telle énergie , un si gi'aiid empire sur eux-mêmes, qu'ils restent d'un bout à l'autre fixés en une [attitude invariable. Aucune flexibilité, aucune com- plexité. Us peuvent se ramener à un ti*ait ou deux. Ils se manifestent, ils s'affirment, comme on dit, ils n'évoluent pas. Quelques-uns font exception, surtout dans ses pre- mières tragédies : Chiinène, Curiace, Augus-te, Pauline, Polyeucte. Ajoutons encore certaines figures secondaires, Prusias notamment* et Félix, q,ui nous montrent chez Corneille un très pénétrant observateur du cœur humain. En général ses « héros » ont je ne sais quoi de mécani- que. Horace déjà, puis ilmilie, ne sont que des « marion- nettes sublimes ». Coi*Meille écrivain : pia^ oruteui* que |K>èlje. — Nous retrouvons en Corneille écrivain les qualités et les défauts que devait comporter son sj^stèrae dramatique. Ne lui demandons pas la souplesse, la, délicatesse, le sen- timent des nuances. Souvent emphatique, il est quelque- fois précieux, car à son tempérament épris d'héroisme j s'aUiait, comme chez beaucoup de ses coniemporains, le goût de la subtilité. Alais^ce qui domine dans son style, c'est la force. Rien de poétique^âiH-VT'^i i^f'"'^ du mot; rien d'(ïïegiaque. commechez Racijig^— j^en-^nême, ou pas grand'chose, de^itt ores que. Tout, chez Corneille, est logique, oratoire. Peu riche^n images, son style a plus de relief que^de cQureS\J[l n'exprime ^uère que la pen^ séeTTr rexpriine_avec une certitude, avec ime_pivécisrion, ~ a'vée-tmejerm et é e xtraorïïl uâTr e s .Corne i 1 le excelle à frap- per son vers en maxime. Il n'excelle pas moins à cons- t?uîre des~"peîTi35^S^jpléines^^ peut îïîrfeprôcEer par endroitsde~Iirduret;é, sa langue a une LE DIX SEPTIÈME SIECLE 179 richesse, une afiiifpleiir. nnc_j)eauté libre, drue, vivace, que nous ne retrouvons pas chez Racine. ' LECTURES Sur Hardy : Brunetière, Etudes critiques, t. IV; Rigal, Alexandre ■ Hardy et le Théâtre français, 1889. •^^LK RoTROU : F. Hémon, Roérou et son Œuvre, en tète du Théâtre < Iwisi de Rotrou, 1883. iR Corneille : F. Brunetière, les Epoques du théâtre français, 189*2, Études critiques, t. YI ; E. Fagiiet, Corneille (collection des Classiques populaires), Î886; Guizot, Corneille et son temps, 1813, puis 1852; G. Lanson , Corneille (édition des Grands Ecrivains français), 1898; J. Lemattre, Corneille et la Poétique d'Aristote. 1882, Impressions de théâtre, t. P'', III, V; Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. 1^% Nouveaux Lundis, t. VII. Cf. flans les itoreeaitx choisis : * Classes de 6» et 5», p. 39, classes de 4« et H^, p. 51. ** Classe de 2*, Excuse à Ariste, p. 99. *** Classe de l'«, p. TIO. CHAPITRE IV Pascal. n É s u y\ É Le jansénisme. L'abbaye de Port-Royal et les « solitaUes ». La doctrine janséniste sur la grâce et la prédestination dans 1' « Augustinus » (1640) de Janssen. Le grand Amauld; vigoureux logicien. — Nicole (16^-1695); agréable écrivain et délicat analyste (« Essais de morale »). Biaise Pascal (1623-1662), né à Clermont-Ferrand. Ses travaux scientifi- ques. Sa première « conversion » (1646). Pascal mondain. Sa seconde « con- version I» (1654). Retraite à Port-Royal. 11 écrit les « Provinciales » (1656- 16 57), au nombre de dix-huit, dirigées contre les jésuites. La question du dogme et la question morale. La morale jésuitique; le « probabilisme )>. La polémique de Pascal. Les « Provinciales » font date dans Ihistoire de notre langue et dans l'histoire de notre littérature. Passion et logique. Le « premier livre de génie qu'on vit en prose ». Les « Pensées », apologie inachevée du christianisme. Leur publication. Méthode et plan qu'y suit Pascal. Misère de l'homme (Pascal et Montaigne) ; grandeur de l'homme. Contradiction. Le christianisme seul peut résoudre l'énigme, en expliquant la grandeur par la grâce et la misère par la chute Am^ •à£^ 180 LITTÉH ATL Ui: FRANÇAISE Valeur apologétique des « Pensées ». Leur valeur morale : forte impression qu'elles font sur le cœur et la conscience. L'âme de Pascal. Un croyant qui a peur de douter. La rhétorique de Pascal. Elle ne fait qu'un avec sa morale. La vérité, règle unique du style. L'homme et non l'auteur. Pascal n'use de l'art que pour être naturel. I.e jaiiséiiisiiie. — Parmi les influences que sul)i- rcnt l'esprit français et la littérature française au xvii' siè- cle, une des plus considérables fut celj.ç du jansénisme. Le jansénisme s'accorde sur certains points avec le carté- sianisme. Il en diffère essentiellement parce que, doctrine théologique et non philosopliique, au lieu de i-éserver. rfviTiTni' faisaii Descaries, tout ce qui est matièrc^e foi, il se fonde aiiJLla révélation ej__sur les mystères. Port-ltoyal. — Le jansénisme eut pour centre Tab- bayc de Port-Royal, monastère de femmes, établi, sous Philippe-Auguste, à quelques lieues de Paris, et que ré- forma, dans les premières années du xvii^ siècle, la mère Angélique, iille d'Antoine Arnauld, célèbre avocat. Bien- .tôt un certain nombre d'hommes pieux se groupèrent autour de l'abbaye, parmi lesquels le frère de la mère Angélique, surnommé le grand Arnauld. On les appela les solitaires de Porl-Royal. La communauté avait pour chef Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran. Ce dernier est un des deux fondateurs du jansénisme, auquel l'autre, Janssen, évéque d'Ypres, donna son nom. La doctrine janséniste. — Nous ne pouvons en- trer ici dans le détail des querelles théologiques qu'excita la publication de VAugustinus (1640) *, composé par Jans- sen avec la collaboration de Saint-Cyran. Contentons- nous de dire que les jansénistes sacrifiaient le libre ar- bitre à la grâce. Tous les hommes sont damnés en vertu du péché originel; ceux que veut bien sauver la bonté de Dieu, il leur fait un don gratuit. La grâce ne s'offre qu'à peu d'élus, et il les y prédestine d'après son bon plaisir Ainsi chacun doit vivre dans le tremblement. Les œuvres n'ont par elles-mêmes aucune valeur; mais, quoique nous 1. La doctrine exposée dans cet ouvrage était, d'après les auteurs, em- pruntée à saint Augustin. LE DIX-SEPTIKME SIECLE 181 soyons incapables de mériter le salut, nous devons, pour ne pas nous en rendre indignes, consacrer k Dieu notre existence entière. Une telle doctrine mettait les jansé- nistes en opposition avec les jésuites, qui craignaient que sa rigueur ne détournât les âmes de la religion. Les jésuites avaient obtenu la condamnation des jansénistes en Sorbonne et à Rome, lorsque Pascal écrivit ses Pro- vinciales. Ariiaiilcl, INîcoIo. — Entre les solitaires de Porl- Royal, Pascal nest pas le seul qui ait sa place dans notre littérature. Après le grand Arnauld, auteur d'ouvrages admirables pour leur vigoureuse logi- que, citons au moins Nicole 1625-1695), dont les Essais de morale se recom- mandent par la délicatesse de l'analyse et aussi par les agréments de la forme, même si elle est un peu lâche*. Mais le nom de Pascal a éclipsé tous les autres. Pascal. — Sa vie. — Rlaise Pas- cul naquit à Clermont-Ferrand, le 19 j]]in 1H->/^ Sa mère mourut quand il avait trois ans. M. Pascal, homme fort instrim, surtout des sciences, vendit en 1631 sa charge de président à la Cour des aides et sïtablii à Paris, où il dirigea l'éducation de son fds. Voyjint le goût passionné de l^laise pour les mathématiques, il le tint d'abord à l'étude des langues, dans la crainte (jue ce goût ne les lui fit négliger. L'enfant montra de très bonne heure une curiosité et une pénétration desprit prodio^ieuses. C'est ainsi que, vers l âge de douze ans, ayant arraché à son père quelques mots sur l'objet de la géométrie et sur sa méthode, il trouva de lui-même les trente-deux premières propositions d'Euclide. AL Pascal, dès lors, lui permit de s'appliquer aux sciences. En 1639, il écrivit un Traité des sections coniques; deux ans après, il inventa une ma- chine qui devait simplifier les comptes de son père, devenu -U^^ Ulal-e Pascal (1623-1662). 1. Cf. Le dix-septié/ne siècle par les textes, p. 238-243. 11 182 LITTÉRATURE FRANÇAISE intendant à Rouen; il publia; en 1647 àts Expériences tou- chiuit le vide, p«is il fil des travaux sur l'équilibre des li- queurs, la pesajiteur de Tair, le- triangle aritbmétique, etc. l*i»eiiEiièfe « comv«i^«n ». — Maisj en 1G4(>, Pascal avait été initié à la doctrine janséniste par deux gentils- lioiurnes des environs de Rouen, lesquels demeurèrent plusieurs mois dans la maison de son père. C'est ce qu'on appelle sa première conversion. 11 y porta l'ardeur qu'il mettait en toute cbose, et coramuiiiqu^ii son propre zèle à M. Pascal, q-ui, déjà pratiquait, « embrassa une maaièro de vie plus exacte », à sa jeune sœur .lacquoliae , qui forma le projet de se faire religieuse, à sa sœur airiée, ^jme périer^ qui rompit avec les divertisse tÈLents de la société mondaine. Cette première conversion ne le détourna, pourtant pas des sciences, et, de 164G à 1652, il ali.erna les études scientifiques et les pieux exercices. Bientôt sa santé, de tout temps fort délicate, donna des inquiétudes. Les mé- decins lui interdirent de travailler. Il se mêla au monde. Il eut une ou deux années de dissipation. A cette époque remontent sans doute le Discours sur les passions de Va- mour. si c'est lui qui en est l'auteur, et le Discours sur In condition des grands. Seconde « coii.vcrsîoii ». — Mais Pascal ne tarda pas à sentir le vide de sa nouvelle existence. Dès la fin de l'année 1653, il en avait « un grand dégoût ». Il s'en- tretint de l'état de son âme avec Jacqueline, dont l'in- fluence contribua beaucoup à sa seconde conversion. Après un accident de voiture qui faillit lui coûter la vie, il paraît avoir définitivement résolu de renoncer au siècle dans la nuit du 23 novembre 1654, nuit d'enthousiasme mystique et d'extase visionnaire. Le.s « Provfliielales » ot les « Petiscîes »« — En janvier 1655, il quitta Paris pour faire à Port-Royal une retraite. De 1656 à 1657, il écrivit les Provinciales. Pen- dant ce temps, sa nièce, Marguerite Percer, fut guérie d'une fistule à l'œil « par l'attouchement d'une sainte Épine » conservée dans la chapelle du, monastère. Le LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 183 miracle de la sainte Jipine émut fortement l'âme de Pascal. C'est peut-être alors qu'il conçut l'idée d'écrire une Apologie du christianisme; les trois dernières Pro^ vinciales en indiquent le dessein. Cet ouvrage absorba presque entièrement son activité durciit les quelques années qui lui restaient encore à vivre. Depuia l'âge de dix-huit ans, il n'avait pas passé un jour s-inj soufiVir. Mais, depuis sa seconde con- versioM, il semblait se complaire dans la douleur, la regardant comme un don de Dieu, qui l'exemptait ainsi de tentations dangereuses. Il refusait tout plaisir, et, quand la nécessité le contraignait à quelque chose qui pouvait flatter ses sens, il avait, dit sa sœur, une mer- veilleuse adresse pour en détourner son esprit. La fin de son existence s'écoula dans la pratique de la charité et du plus austère ascétisme. Il mourut le 19 août 1662. Piiblicsitioii des- « RjfoviiMîîales ». — Lors^jue Pascal prit la plume en faveur de Port-Royal, certaines questions de théologie sur la grâce suffisante et la grâce efficace, sur le pouvoir prochain et le pouvoir éloigné de faire le bien, avaient récemment provoqué, entre les jan- sénistes et les jésuites, des controverses obscures dans lesquelles nous ne saurions entrer. L'idée fut suggérée aux solitaires de prendre le public comme juge, de lui montrer la vanité de ces- disputes^ et qu'il n'y avait là qu' « une pure chicane ». Arnauldi, qui s'était chargé jus- qu'alors de défendre la cause commune, ne semblait guère fait, lui, si peu mondain, pour rMiger cette sorte d appel. Les solitaires recoumrent à Pascal, et telle est l'origine des « Petites Lettres Wo La-première parut (3 jan- ier 1656) avec le titre de Lettre écrite à un nrt)i>inclal par un de ses ^mis sur le sujet des disputes présentes de la Sor^ bonne; les dix-sept autres furent publiées successivement dans lecoursde la même année et dans les trois ]^remiers moia de la suivante. Le recueil (1657) des dix-huit Provin- i aies s'intitula : Leitres de Louis de Montalte à un provin- cial de ses amis et aux RR. PP. jésuites sur la morale et la politique de ces pères. Pascal avait pris un pseudonyme. 184 LITTÉUATUIU-: 1' H ANC AI SE Mais « cette manière d'écrire naturelle, naïve et forte en même temps, dit M""^ Périer, lui était si propre et si par- ticulière, qu'aussitôt qu'on vit paraître les Lettres au pro- vincial, on vit bien qu'elles étaient de lui, quelque soin qu'il cùl loujoiirs pris de le cacher, même à ses proches * ». La qiitvslioii de doi>:inc el la qiicslioii morale. — Dans les trois premières Provinciales, Pascal discute les points de théologie ardue qui se débattaient entre jansénistes cl jésuites. A parlir de la quatrième, il laisse là le pouvoir prochain et la grâce suffisante pour abor- der des matières susceptibles d'intéresser davantage les honnêtes gens ; il prend l'offensive contre les Pères et attaque leur morale relâchée. Du reste, si les jansénis- tes, au point de vue purement ihéologique, professent une doctrine qui ne s'accommode |)as assez à la faiblesse humaine, il Hiut remarcjuer que la question du dogme et celle de la morale sont ici liées. Les jésuites, soit dans l'intérêt de la religion elle-même, soit dans celui de leur Compagnie, voulaient amener à eux le plus d'âmes possi- ble. Voilà pourquoi ils tempéraient la sévérité des dog- mes; voilà aussi pourquoi ils rendaient la morale facile. Kt sans doute la morale janséniste est par trop intransi- geante, elle est une morale d'ascètes. Mais les jésuites, par leur casuistique subtile, pervertissaient la conscience*. La morale jésuitique* — Non que la casuistique soit une invention des jésuites; elle a existé de tout temps, et nulle morale digne de ce nom ne saurait s'en passer. Mais Pascal attaque une casuistique qui avait pour effet, sinon pour objet, de confondre les notions du bien et du mal. Il n'était pas de péché, pas de crime, que n'excusassent les Pères. Un seul docteur pouvait, d'après eux, rendre une opinion « probable^ ». Or, comme la plupart- de leurs docteurs s'ingéniaient à « élargir les voies de la vertu », on était toujours sur de l'absolution. Ne pas absoudre le pénitent qui avait agi selon telle ou telle opinion pro- bable, c'eût été se rendre coupable de péché mortel. Les 1. Vie de Pascal. 2. Au sens du latia probabilis = digne d'approbation. LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 185 jésuites commençaient ])ar étouffer chez l'homme le senti- ment de sa personnalité libre et responsable en substituant ro{)inion de quelque docteur à la voix de sa conscience; puis leurs commentaires, sur la restriction mentale, la direction d'intention et autres procédés analogues, justi- fiait ce que réprouve la conscience la plus rudimentaire, débauche, vol, et même meurtre'. La polémique de Pascal. — On reprocha à Pas- cal ses moqueries : il se défendit avec éloquence-, mon- tra qu'en certains cas, la moquerie devient « une action de justice ». On lui reprocha de ne pas être équitable : tenant le rôle d'accusateur, non de juge, il est aussi équi- table qu'un accusateur peut l'être. On lui reprocha des citations inexactes : sil ne s'astreint pas toujours à ren- dre la lettre, il n'altère jamais l'esprit. On lui reprocha sa violence : il regrettait en mourant de n'avoir pas fait les Provinciales « plus fortes » ; et cela sans doute était bien facile, car, comme lui-même le déclare^, il omit celles des maximes jésuitiques qui eussent été « les plus sen- sibles » aux Pères. On lui reprocha de discréditer la religion : par respect de la religion, il a, sinon modéré le ton de sa polémique, tout au moins évité certaines questions scandaleuses. Kt ce n'est pas seulement la morale, c'est aussi la religion qu'il servait en dénonçant la casuistique des Pères. Il avait eu tout d'abord le grand public pour lui. Quant à l'Eglise, elle-même jugea finale- ment en sa faveur. Pourquoi les « Provinciales » foui date dans riiistoire de notre lang'ue et de notre littérature. — Le succès des Provinciales fut imrn^nse. A ne les apprécier que du point de vue profane, il s'explique assez par des qualités alors toutes nouvelles. Ce petit livre marque une date dans l'histoire de la langue et de la litté- rature françaises. 1. Sur le prohabilisine, cf. surtout les V« et VI" Provinciales; sur la res- trictioo mentale, cf. la IX^, et sur la direction d'intention, la V'II*. 2. XII» Provinciale. 3. Ibid. 18() L I T T Û W A T V It !• F H A N Ç A I S E C'est aux Provinciales qu on lail remonlei* la fixation do notre prose. Vocabulaire et syntaxe, nous avons là pour la première fois un ouvrage en prose véritablement classique. A peine y trouve-t-on quelques mots 'dont le sens a cbanigc', quelques constructions toHal>ées en dtlsuétude^. Et, iixant la langue dans son inatériel, si je puis dire, les Provinciales la fixent aussi dans sa forme, dans son allure, dans son style. Descartes écrivait en pbilosophe, et Piiscal est un artisle. Avec Pascal, la pas- ^lon s allie à la loffique. Il ne s'agit plu s d'une ^ëxpos^i- lion régidière et uniforme, mais d'un païupblet. La phrase de Deseartes est monotone; celle de Pascal, extrêrae- nienl sou|)le et vive, parfois s'allonge et parfois se res- serre , dian^îTa'ciiarplé^ÎHStant • de figure, soi vaut le mou- vement de la ■sensibilité. « I.e premier livre de génie qu'on vit en prose, écrit Voltaire, fut le recueil des 'Pro~ vincinles. » Et Voltaire écrit encore : « Les comédies de Molière n'ont pas plus dt' sel que les premières 'Provinciales, Bossuet n'a rien de plus j^athétique que les dernières. )> Au premier abord, on peut trouver étrange de voir asso- ciés le nom de Pascal et celui de Molière. Mais il y a dans les Provinciales une force et une verve comiques que Molière seul égalera; et, par exemple, le personnage de jésuite qu'elles nous peignent vaut, pour sa vérité « naïve », les meilleures créations de l'-auteur de 7'ar/tt/e. Quant à Bossuet, s'il a plus de pompe que Pascal, il a sans doute moins de trempe; il n'a pas cette concision nerveuse et cette véhémence. Et dire que Pascal unit le génie de Bossuet et le génie de Molière, ce n'est même pas assez. De la familiarité au sublime, du plaisant au pathétique, les Provinciales passent par tous les tons, par toutes les noianees intermédiaires; et, pour citer un autre mot de Voltaire, toutes les sortes^ d'éloquence s'y trouvent renfermées. Les « Pensées » ; leur pubïicalîoii. — Le livre 1. Adresse, querelle, idole, réussir, viande, malice, etc. 2. Insulter contre, seront péris, ce me dit-il, etc. LE DlX:TSEPTIÈ3^E■ siègle 187 qirerrwMis intitulons Pensées; «s t un recueil à — Nous sommes incapables d'atteindre la justice. C'est de la coutume que procède l'équité. On appelle justice l'ordre- établi, établi par la force. Ne pouvant faire que 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 2.'î4. 2.. Je dis quant aux lignes- essentielles ; il y a dans les l'eneécs bien des tAtonai-mcnt-s on mîiDo des cuatradictùnis,. et l'on peut croire que Pascal mourut avant d'avoir arrêté les détails de son pLtn. 3. Cf. Le dix-septihtnc siècle par les textes, p. 2'i8. \ 188 L n T É II A T U » E FRANÇAISE ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fut juste. — Nous sommes incapables d'atteindre le bonheur**. Quelle meilleure preuve que nos divertisse- ments? Et ces divertissements ne nous donnent point la paix de l'àme. Yoyons-y la plus grande des misères humaines. — Nous sommes incapables d'atteindre la vertu. Gomme il n'y a dans notre entendement rien que de faillible, il n'y a non plus, dans notre cœur, rien que de malin. L'amitié? Mais les hommes se haïssent l'un l'au- tre. Le courage? Nous perdons la vie avec joie pourvu qu'on en parle. La pitié? On veut s'attirer la réputation de tendresse. Il n'y a au monde que concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie. Pascal ci iMoiitaig:iie. — Telle est la misère de l'homme. Si Pascal en restait là, il ne ferait que répéter Montaigne et devancer La Rochefoucauld. D'ailleurs, il s est, pour cette partie de son œuvre, beaucoup inspiré des Essais; et, quelquefois, il les a simplement transcrits. Pourtant, même si Pascal en restait là, il ne serait pas un sceptique à la façon de Montaigne, qui se complaît et se joue dans son scepticisme. 11 serait ce que nous appe- lons un pessimiste. Il souffrirait, il jetterait des cris de désespoir ou de colère. On peut dire, comme on l'a dit à tort de La Rochefoucauld, que, chez lui, le pessimisme est la préface du christianisme. Grandeur de riioiiime. — Et voici maintenant la grandeur de Ihomnie. Au sein de sa misère, l'homme est grand parce qu'il se connaît misérable. L'homme connaît qu'il |est misérable; il est donc misérable, puis- qu'il l'est, mais il est bien grand, puisqu'il le connaît. Qu'est-ce qui fait, par suite, la grandeur de l'homme? C'est la connaissance, c'est la pensée, c'est la raison, « basse en ses défauts, grande par sa nature ». L'homme n'est qu'un roseau, mais il est un roseau pensant. Et, outre la pensée, c'est aussi, c'est surtout son cœur qui le rend grand. Après avoir réduit l'univers matériel à rien devant la pensée, Pascal humilie maintenant la pen- sée devant le cœur. Si tous les corps ensemble ne valent LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 189 pas le moindre des esprits, tous les esprits ensemble ne valent pas le inoindre mouvement de charité. Contradiction, que la rclig^ion chrétienne peut seule résoudre. — Ainsi l'homme allie en soi la misère et la grandeur. Quelle chimère est-il donc, quel prodige^ quel monstre? Et qui démêlera cet embrouillement? On peut examiner toutes les religions autres que la catholique : aucune ne résout l'énigme. Quant aux phi- losophies, elles consistent en deux grandes sectes, dont l'une a pour représentant Montaigne, et l'autre Épictète. Or, ni Épictète ni Montaigne ne la résolvent davantage. Epictète se perd dans la présomption de ce que l'on peut, et Montaigne s'abandonne à l'incuriosité. Les deux sectes qu'ils représentent ne sauraient rendre compte de diffi- cultés qu'elles ne soupçonnent même pas, l'une ne voyant que la grandeur de l'homme, et l'autre que sa misère. Villes ne peuvent ni subsister séparément, à cause de leur défaut, ni s'unir, à cause de leurs oppositions; elles se brisent et s'anéantissent***. I']t c'est alors que Pascal triomphe en montrant com- ment la religion catholique accorde des « contrariétés » invincibles à la raison humaine. La religion catholique, qui voit et la grandeur et la misère de l'homme, en expli- <|ue la grandeur par la grâce, et la misère par la chute. Or, si elle peut seule « démêler l'embrouillement >>, c'est la marque que seule elle est vraie. \'aleur apologétique des « Pensées ». — Voilà de quelle façon Pascal prouvait la vérité du christia- nisme. Son argumentation ne semble pas très convain- cante. L'homme, d'abord, est-il l'énigme qu'on veut en faire? Et ses contrariétés, qu'on exagèae à plaisir, ne s'expliquent-elles pas par la condition d'un être imparfait? Même si l'homme est une énigme, devons-nous, pour ré- soudre cette énigme, admettre des dogmes comme celui de la chute et celui de la grâce, auxquels répugne notre raison? En parlant du péché originel, Pascal atteste qu'il n'y a rien « de plus contraire aux règles de notre misé- rable jfnstice ». Est-ce donc que la /ustice et la raison 100 LlTTÉiWATURE FHAXÇAISE •tlivinos contrediraient la justice et la raison humaines? Sans insister sur les consécjuences dune pareille thèse, dvHKkiadoiis à Pascal coniraent il ai pu, dè^ lors, entre- prendre uno déuionstration rationnelle du christiani.sme MfvLs-, à vrai dire^ l'auteur des Pensées ne fait que peu de cas de- sa propre démonstration; lui-niêTue le déclare en propres tenues, et rappelle que Diou veut rester- un Diett caché. (j]e n'est point par la raison que Ton croit, que croit Pascal; c'éstj2»^r 1p soT^tfmpmt. J^ liCmi val45tit^ mopaLé>é — Lies Pensées n'en restent pas uioins une OL-uvre utile. Aticune^utrc ne montre avec tant de force la grandeur de rhommc et sa mi&ère. N'ayant ^TjTRfpëïï dé valeur au point de vue apologétique, elles / sont poui-taut un des livres qui font le plus d'impression / sur le cnear'et' suttU oonseienoe. Gela ne tiédît pas seule-- V ment au génie du penseur ou de l'écrivain : elles nous ( révèlent une âme, une âme ardente, inquiète, non sans A doute l'âme d'un incrédule qui voudrait croire, mftis I celle d un croyant qui a jieur de douLte-r. Et^ dse là, ces fnssons d'angoisise, ces sanglots, parmi ces élairs d'en- thousiasme et ces cris d'adoration. Si la littérature du XVII® siècle est géeéralera ont impersonnelle, faisons d'abord exception pour \es Pensées, où Pascal met sa. pers^onne entière, tout ce qu'il y a en lui de plus intime, de plus profond. La rhéloriquc de Pascal. — On trouve dans les Pensées beaucoup de remarques sur le style-, qui forment une sorte de rhétorique. Pascal ne dédaigna point le métier d'écrire. 11 refit jusqu'à treiz,e fois la dix-huitième Provinciale, et tous ses manuscrits sont couverts de ra- tures. Mais l'art d'un. Pascal ne s'attache qu'a exprimer la vérité le plus justement et le plus* fortement possible. Sa rhétorique se confond avee sa morale. Il répudie les règles de convention et les vains ornements. Il n'admiet ni ces antithèses qu'il compare à de fausses fenêtres, ni ces périphrases qui masquent l'objet. Il blâme les beautés factices même dans Gicéron. Il proscrit l'agréable qui ne procède pas du réel. La nature, telle estF sa règle souve- LE DIX-SliPTIÈME SIÈCLE LlQl raiee, son un iflfue règle. « Quamid on voit le style naturel, dit-il, on est tant étonné et tout ravi, car l'on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homiîire. » L'auteur, c'était xni Balzac,. plus soucieux des mots que des choses, écrivant pour bien écrire, pour façonner de belles iplirases qui èui vawtdritrent 1" admiration. L'homme, c'est Pascal qui ne veut pas qu'on puisse. dire : a II est éloquent, » mais : « il est horarae. » Les qualités du style, chez' Pas- cal, ne tiennent qu'à la pensée, à l'âme même. Bossuct, ainsi que la plupart des écrivains classiques, considère l'art comme « l'embeTlissement =de la nature »; Pascal n'use de l'art qu'en vue du « naturel ». LECTURES . Sur Pascal : Doutroux, Pascal (édition des Grands ÉcHvains fran- çais), 1901; F. Brnnetière, Etudes critiques, t. ï""", IM, IY;'Pré- ve&t-Paradol, les Moiralistes français, 1864; Sainte-BeHve, Port- ' Roy al, t. lïl, Porti-aiis contemporains, i. V, Portraits littéraires .t.. 111, Lundis, t. \ \ "^lichévev, Études critiques, t. IX ; A. Vinet, Études «nr Biaise. Pascal. 1 848. Cf., dans les Mnrceaiix choisis CJasses de 4" et 3«, p. 65; ** Ibid., p. 67; ""* Classe de 2», p. 116. CHAPITRE V La littérature des « mondains ». — Saint^Évremoaidi La Rochefoucauld ; Retz. — M™^ de Sévigné. — M«»e de Maintenon. — Le roman ; M™® de La Fayette. RÉSUMÉ Les écrivains « mondains », — Saint-Evremond (1613-1703); le critique littéraire et l'historien; un amateur supérieurement distingué. La Rochefoucaiild (1613-1680 , né à Paris. Sa vie. Première partie : l'in- trigue et la guerre. Seconde partie : le commerce du monde. Les « Maximes » (1664). Leur composition. L'amour-propre mobile de tous nos aotes. Pessi- 192 L I T T K ]\ A T U H !•: I II A \ Ç A I S E misme et misanthropie systématiques. La Rochefoucauld est-il plus philoso- phe que La Bruyère? Rien de janséniste, rien de chrétien dans les « Maximes ». Jusqu'à quel point elles sont vraies. La Rochefoucauld psychologue : son ingé- niosité. La Rochefoucauld écrivain : son élégante concision. Les « Mémoires » au dix-septième siècle. « Mémoires » ce La Rochefoucauld (1662) : pour la forme, justesse heureuse et facile; pour le fond, observation pénétrante des mœurs et des caractères. Le cardinal de Retz (1614-1679), né à Montmirail. Rôle qu'il joua dans les deux Frondes; sa retraite. Les « Mémoires » de Retz sont cer.x d'un politique. Le virtuose de l'intrigue. N'y avait-il pas en lui l'étoffe d'un homme d'État? Son livre renferme plus de vérité morale que de vérité historique. Retz écri- vain : coloris, mouvement, pittoresque. Ses récits, ses portraits. Il a au plus haut degré le don de la vie. Mine de Motteville (1621-1689) : elle fait un tableau fidèle et sincère de la Régence. — M^'^ de Montpensier (1627-1693) : elle écrit sans régula- rité, avec une candeur hautaine et une bravoure d'amazone. Le genre épistolaire. M^e de Sévigné (1626- 1696). Sa vie. Son caractère. Son éducation et son tour d'esprit. M™e de Sévigné critique litté- raire : impressionnisme. Peinture très vive de la société mondaine. L'écrivain. Ses défauts. Ses qua- lités : le génie du pittoresque. Mme de Maintenon (1635-1719). Sa vie. L'édu- catrice. Saint-Cyr : deux époques. L'écrivain : pas d'imagination; plénitude concise et ferme. Le roman au dix-septième siècle. — Le roman pastoral; r« Astrée » (1610) de d'Urfé : délicatesse de la psychologie et du style. Le roman d'aventures Gomberville, La Calprenède, M^e de Scudéry. — Le roman réaliste : Charles Sorel, Scarron, Furetière. — La « nouvelle ». M^e de La Fayette (1634-1693). Sa vie et son caractère. La « Princesse de Clèves » (1678) : finesse de l'ana- lyse, élégance et pureté du style. La RociiEKorcAL- (16i;5-1680). Les écri%'aîiis « mondaiiis ». — Si noire littérature classique est, comme on Ta dit souvent, une littérature née dans le monde et faite pour le monde, quelques écri- vains du XVII*' siècle méritent surtout le nom de mondains. Leurs genres diffèrent : Saint-Kvremond écrit des con- versations, des réflexions, des dissertations, La Roche- foucauld des maximes, Retz des Mémoires, M"^"" de Sé- vigné des lettres, M""^ de La Fayette des romans. Mais nous ne les réunirons pas moins dans ce chapitre, comme représentant, par-dessus tous les autres, l'esprit, le ton, la façon de penser, de sentir et de s'exprimer qui carac- térisent la société mondaine du temps. Saîiit-Évreiiioiicl; le critique littéraire et l'iiis- LE DIX-SKPTIÈME SIECLE 193 torieii. — Un amateur siipéi»îcui*eiiîciit distiii^iié. — Saint-Kvrernond naquit eu 1613. Sa vie comprend deux parties bien distinctes. Agé de quarante-huit ans, il dut s'exilera Londres, où il mourut l'an 1703. Avec Retz, avec La Rochefoucauld, il fut le type de l'écrivain grand seigneur. Mais il ne composa aucun ouvrage qu'on puisse comparer soit aux Mémoires de l'un, soit aux Maximes de l'autre, et se dispersa sur une foule de sujets divers sans donner jamais sa mesure. C'est en qualité de critique et d'historien qu'il nous intéresse le plus. Ses disserta- tions littéraires dénotent un esprit ingénieux, étendu et pénétrant. S'il n'apprécia pas les tragédies de Racine à leur juste valeur, on sent dans les critiques qu'il en fit la délicatesse de son goût et l'indépendance de son juge- ment. Il prit part à la querelle des anciens et des mo- dernes, et, ne se mettant ni du côté des uns ni du côté des autres, tint le langage d'une raison éclairée, fine, vrai- ment lil)érale. Historien, son morceau le plus considérable s intitule Réflexions sur les divers génies du peuple romain. 11 est un des rares écrivains du xvii® siècle qui aient eu le sens historique, je veux dire le sens des diversités rela- tives aux races et aux siècles*. Ce qui lui manqua pour imprimer profondément sa trace, ce ne fut que plus d'ap- plication et de suite. Epicurien de tempérament comme d'esprit, il découvre des idées originales qu'il ne se donne pas la peine de féconder par une sérieuse méditation. Il n'est qu'un amateur, mais supérieurement distingué. La Uocliefoucaiilcl. — Sa vie. — François de La Rochefoucauld naquit à Paris en 1613. Entré tout jeune encore dans le monde, c'est là qu'il fit ^a véritable édu- cation. Il se mêla aux intrigues des mécontents contre Richelieu, et, plus lard, contre Mazarin. Le dépit, l'inté- rêt, la galanterie, le jetèrent parmi les Frondeurs. Il fut blessé au combat de la porte Saint- Antoine. Après le triomphe de la cour, il se relira d'abord à l'étranger, ensuite dans sa terre patrimoniale. En 1656, il revint à 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 260 et 261. 194 LITTJÎ MATURE FRANÇAISE Paris. Jamais Louis XIV ne lui accorda sa faveur; mais il se consola d'une denii-disgràce par le commerce du nioiidc. Il eut pour auiies la marquise de Sablé, puis M"^^ de La Fayette. Il mourut en 1080. Les « Ill«,:iLii»e.s » ; leur eoiiif^e:^ lion. — Nous par- lerons un peu plus loin de ses Mcnioires ; ses Maximes parmxint (16G4! sous le litre vd^ Réflexions ou Sentenices et McLcimes morales. Plusieurs 6diti<ïns «n fnrent publiées de son vivant, et dans chacune il corrigeait et ajoutait; la dernière date de 1078. Le livre sétail fait peu à peu chez M™* de Sablé, oii régnait la juode des maximes, comme, chez Mli^jdeJMoiîit-. pensier, celle des i>ortraits. E«p(rit .trèî^Pî^^^P?fe,<»g^ curieux avant tout de netteté et de précision, La Roche- à J^^ii^iilA^^ trouva dans ce ^enre un cadre qui lui était par- ^jryjf^ faiteiOcnt approprié. Il soumettait ses maximes^ aux habi- tués du salon, et les modifiait en profitant de lewrs avis. •Mais elles sont bien de lui quant au fond même et qaajit ■au style. Le « syf«lènie » de Lsi llocliéroucauid. — Ainsi que l'écrit Voltaire, le recueil de Maximes contient une seule vérité. Cette vérité uni«(pe, La Rochefoucauld la mit comme épigraphe, dans sa ffonme ,géïiérale,'sol«: par des quelquefois, dûs pre»que toujours, des h-i plupart du temps, multipliés d'une édition à l'autre; et répigraplke de so-Ji livre admet elle-même des exceptions. Mais c'est sans doute pour contenter M""' de La Fayette, qui, venant de lire la première édition des Maximes, écri- vait, avant d en connaître l'aiitenr : « Quelle corruption il faut aA'oir dans l'esprit et dans le cœur pour être ca- pable d'imaginer tout ccla^ )) et qui écrira plus tard : <( ^L de La Roc'h!ef(î>u«auld m'a donné de l'esprit, j'ai réforoké son cceur. » PéssHiKÎsiiic stjTstéiiiatîque'. — On attribue généra- lement le pessimisme de Lii Rochefoucauld aux déboires qu'il essuya durant la première partie de sa carrière; on l'explique encore par son humeur « mélancolique », par les intrigues, les bassesses, les vilenies dont il fut témoin au teiiaps de la Fronde. Mais prenons garde que les autres rnoridistes du xvii^ siècle n'ont pas une opinion beau- coup ]>los favorable de l'homme. Ce qui en distingue vraiment La Rochefoucauld, c'est, d'abord, que son livre est systématique, et ensuite qlTîl ne renferme rien de chrétien. Comparant La Rochefoucauld et La Bruyère, Yauve- nargues ré-serve au premier le nom de philosophe. On a bien des fois répété son mot; on la justLlié sous prétexte que La Bruyère fait des observations de détail, que La Rochefoucauld ramène les siennes à. un principe unique. Faul-il donc, pour élre philosophe, n'avoir qu'une idée, en dériver tout, y rapporter tout? .le crains qu'on ne confonde l'esprit philosophique avec l'esprit de système. lOG LITTÉRATURE FRANÇAISE H y a de la différence; et même l'un est précisément le contraire de l'autre. Le véritable philosophe doit appré- cier les lionirnes et les choses avec équité. Comment le ])Ourrait-il, s'il avait un parti pris? Le système de La Rochefoucauld ne lui permet pas d'être équitable. Obligé à montrer dans l'intérêt le mobile de toutes nos actions^ j l'auteur des Maximes tient, pour ainsi dire, une rfagourc. x^ Kt, très souvent, nous le prenons en flagrant délit dt^'J sophisme, soit qu'il omette, par exemple, ce qui démen- tirait son système, soit qu'il assigne gratuitement comme but à telle action la récompense dont elle est suivie. D'au- tres moralistes tout aussi pessimistes que La Rochefou- cauld, paraissent l'être beaucoup moins, parce qu'ils ont 1 esprit plus libre. S'il y a rien de chrétien clans les « .llnxiines ». — Et la seconde raison pour laquelle La Rochefoucauld paraît être plus pessimiste qu'eux, c'est qu'il n'y a chez lui, disions-nous, rien de chrétien. Une lettre mise en tête de la première édition des Maximes proteste que le fond du livre est « l'abrégé d'une morale conforme aux Pères de l'Eglise », et une autre lettre, mise en tête de la der- nière, que l'auteur « a considéré les hommes dans 1 état déplorable de la nature corrompue par le péché », sans regarder ceux que préserve une grâce particulière de Dieu*. Voyons-y des précautions toujours bonnes à pren- dre en ce siècle-là. On a pu dire que l'Evangile commence où finit la philosophie des Maximes. Mais le pessimisme n'est pas une préface pour La Rochefoucauld, il est bien une conclusion. Après avoir montré à l'homme sa misère^ Pascal lui montrait sa grandeur, — la grâce après la chute. Dans les Maximes, on ne trouve pas un seul trait qui dénote le croyant. La Rochefoucauld n'est point un jan- séniste, comme certains l'ont prétendu; il est un « esprit fort », un pur épicurien, et, s'il mourut « bien disposé », selon le mot de M™^ de Sévigné, cela veut dire qu'il mou- rut décemment. 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, /Im au lecteur, p. 272. LE D I X - S E P T I È M E SIECLE 197 «JusquVi quel poiiil elles sont vraies. — Quelle valeur a son système ? On ne saurait en tout cas le réfu- ter. Gomment prouverions-nous qu'une seule action de l'homme soit exempte d'amour-propre? Pourtant La Ro- chefoucauld semble ne pas rendre justice à la spontanéité de la nature humaine. Le premier mouvement, celui de l'instinct, est souvent bon. Comme dit Rousseau, le pire des assassins, voyant à côté de lui un homme qui dé- faille, étendra tes bras pour le soutenir. Et, d'autre part, les actes mêmes qui supposent réflexion ne sont pas tou- jours inspirés par l'égoïsme. Ou plutôt La Rochefoucauld, voilà le sophisme qui fausse son système, confond presque toujours deux espèces d'égoïsme, l'un bas et vil, l'autre généreux. Sans doute nous ne pouvons nous abstraire de notre moi. Et, notamment, faire le bien afin de ne pas l'ougir devant sa conscience, c'est encore, à tout prendre, de l'égoïsme. Mais cet égolsme-là n'a rien de commun avec celui que les. moralistes flétrissent. Il n'en reste pas moins que, si nous prenons au sérieux les adoucissements dont, après coup, s'avisa l'auteur, ses Maximes sont un livre des plus vrais, et que si, tenant compte des exceptions, nous ne méconnaissons pas ce <|u'il y a de noble et de grand dans l'homme, elles seront un livre des plus utiles, où nous apprendrons à ne pas être trompés par les faux semblants, à n'être dupes ni des autres ni de nous-mêmes. Ta Kocliefoiicaiilcl psychologue. — La Rochefou- ût de l'intrigue lui était inné; âgé de dix-sept ans, il publiait la Conjuration de Fiesque , que Richelieu e&tima l'œuvre d'un « esprit dangereux ». En 16^43, il fut nommé coadjuteur de son oncle à l'archevêché de Paris. On sait le rôle qu'il joua pendant les deux Frondes. Mazarin une fois mort, il se soumit, et passa la dernière partie de son existence dans la retraite, où il écrivitses Mémoires ^ . Ses « Mémoires » sont d'un politique. — Les Mémoires de Relz ne ressemblent guère à ceux de La I loche foucauld. La Rochefoucauld ('■lait un psychologue, etRetz estun politique. Intrigant par virtuosité, il se soucie moins du gain qu'il ne s'a- muse du jeu; il y a en lui du dilet- tante, et les affaires humaines lui apparaissent comme une sorte de comédie. Cependant il y a autre cho.se, il y a mieux; il y a chez Retz ee qu'il n'y avait point chez La Rochefoucauld, l'étoffe d'un homme d'État. Son ouvrage renferme quelques morceaux où, laissant de côté pour un moment les considérations personnelles qui lui ont fait [)rendre la plume, il montre une hauteur de vue singu- lière. Qu'on lise, entre autres, les pages -«lans lesquelles il résume l'histoire antérieure de notre pays 2. C'est à juste titre qu'on l'a rapproché pour ces pages- là, je ne dis pas de Bossuet, esprit bien moins libre, mais de Monlesquieu. Ils eoiiiiemient plus de vérité morale que de vérité historique. — Les Mémoires de Pietz méritent 1. Publiés seulement en 1717. 2. Cf. Le dix-septiéme siècle par les textes, p. 286. -,, Ga-rjdikJli. de Rktî; (1614-1679). 200 LITTÉRATURE FRANÇAISE peu de créance; il invente sans scrupule, lanlôt on vue de se donner le beau rôle, lanlôt de gaieté de cœur. A défaut de la vérité historique, on trouve chez lui la vérité hu- maine. Et l'on y trouve un tableau de son époque, qui, s'il n'est pas toujours exact, est extraordinairement vif. Hetz écrivain. — Quoique ayant écrit sur le tard, Retz appartient par son style à la génération de la Fronde, à cette généralion d un tenipérarnent vigoureux et hardi. Il dédaigne les qualités de mesure, de nuance, d'assorti- ment, de correction unie, qui caractérisent plutôt nos écrivains de la seconde moitié du siècle. Ses Mémoires . vlit Voltaire, « ont un air de grandeur, une impétuosité de génie et une inégalité qui sont l'image de la conduite de leur auteur ». Retz anime tout ce qu'il touche. Rien n'est supérieur, pour le coloris et le mouvement, aux pages où il raconte les débuts de la P^ronde, soit qu'il nous retrace la cour et ses intrigues, soit qu'il mette sous nos yeux l'effervescence des foules et le tumulte de la rue. Et peut-être ses portraits l'emportent sur ses récits. Parfois il se contente en passant d'un mot caractéristi- que, comme lorsqu'il appelle Potier, évêque de Reaiivai^ « une bête mitrée », ou M. d'Elbeuf a un grand sffimm- banque ». Très souvent, il se donne carrière et peint le personnage en pied : c'est ainsi qu'il fait, après les pre- mières scènes de la Fronde, dix-sept portraits rangés à la file qui rivalisent entre eux d'éclat et de relief. Lorsque ses Mémoires parurent, « une des raisons, dit Sainte- Beuve, qu'alléguèrent ou que bégayèrent contre leur au- thenticité quelques esprits méticuleux, c'était la langue elle-même ». Retz écrit par humeur. Mais si sa phrase n'est pas toujours régulière, elle est toujours pittoresque et dramatique; et ce qu'elle a d'irrégulier, accidents, écarts, saillies, contribue à la rendre expressive. Le style de Retz possède au plus haut degré la qualité suprême. Ta vie; cette qualité peut lèTlispenser de toutes les autres qu'elle-même n'implique pas. 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 293. LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 201 M'"* de Mottevîlle et M"« de Hlontpeiisîer. — Citons encore, parmi les auteurs de Mémoires, M™® de Motteville et M''^ de Montpensier. jNI™* de Motteville resta vingt-deux ans à la cour et fut la confidente d'Anne d'Autriche. Femme de grand sens, curieuse à la fois et clairvoyante, son livre est un des plus intéressants que nous ayons sur la Régence. Elle y donne de la société contemporaine une image fidèle et nette. Quant à M"® de Montpensier, c'était surtout une « Ima- ginative ». Ses Mémoires Xm font revivre tout entière, avec ses prétentions à la chevalerie et à l'héroïsme, sa fran- chise naïve, souvent cynique, mais dans laquelle il y a quelque chose de généreux et de fier, ses caprices et ses boutades, son goût pour l'extraordinaire, pour l'impos- sible, son manque de bon sens, de suite et de tenue. Elle t'crit « mal », comme devait mal écrire une princesse de si grand cœur, avec je ne sais quelle candeur hautaine, avec une bravoure d'amazone. lie genre épistolaire au dîx-septîème sîèele. — Le a genre épistolaire » ne pouvait manquer de fleurir dans la société polie du xvii® siècle; seulement ce mot, qui convient aux lettres de Balzac, ne saurait être de mise lorsqu'il s'agit d'une Sé\^gné. Il comporte des règles, il suppose un a auteur » ; et, si M™^ de Sévigné nous enchante, c'est justement par sa façon d'écrire, non pas négligée, ni même aussi prime-sautière qu'elle le dit, mais libre, gaillarde, et qui ne trahit jamais l'application. Depuis Malherbe jusqu'à Fénelon, maints personnages (lu xvii^ siècle, grands seigneurs ou écrivains, ont laissé (les lettres intéressantes. Nous ne parl(flrons ici ni du ' hevalier de Méré, entre autres, ni de Bussy-Rabutin, 6^ Son caractère^ — Ne nous re- présentons pas M"*^ de Sévigné comme une femme qui aurait surtout vécu par le cœur. Son aifection pour sa lille n'est pas exempte 5. Son entanc(ï fut triste et pauvre. Agée de seize ans, elle se maria, plutôt que d'entreR au couvent, avec le cuUde- jatte Scarron. En 167.0, devenue gouverruuitG des enfants que lo roi. avait eus. de M'"*^ dj' Montespan, elle profita de celte situa- tion pour s'insinuer dians son cœur et dans son esprit. Loui.s XJY l'épousia secrètement en 1684. Elle exerça: sans doute quelque influence snr la, politi- que. A-t-elLe conseillé la révocation de l'édiit de Niuites? Ce qui est. cer- tain, c'est qu'elle écrit en IjOS-I : « Le roi commence à penser sérieusement à son salut et à celui de ses s^ijets-; si Dieu nous le conseuve, il n'y aura qu'une religion dans son royaume; » on ne saurait au moins douter que Louis XIV n'ait pris son avis. Après la mort du roi, elle se retira à Saint-Gyr, et n'en sortit plus guère. Sa vxie a. quelque chose d'anahigu, comme son caractère a quelque chose d'équivoque. Ce qui la distin- gue surtout, c'est l'esprit de conduite, l'habileté diserète, la possession de soi-même, un savoir-faire, un tact, une prudence qui sauvèrent toujours sa digailé. L'étUicatrice. — SaMil-Cyr? d«ux époqtbes. — Il reste de M."^® de Maintenon des- lettres intimes et des lettres où elle traite les alfaires publique*. Mais la partie de sa correspondance qui olfre le plus d'intérêt se rap^- porte à la maison de Saint-Gyr et roule sur l'éducation des filles. On peut y joindre ses Entretiens avec les maî- tresses et ses Instructions aux classes. C'est, par certains (1635-1719). LE aJIX-SEPTTÈ'^fE SIÈCLE 207 côtés, imc ©îccelkn^xî éducatrice. Elle a écrit des pages tout à lait :ad!Miirables-s«r la madestie, la franchise, l'hu- milité du eœoT. iRepTOchons^lai seulement de ne laisser à « «es'filtefi w aucune initiative, de répTimer en elles toute spontanéité, "taitte indép'endance, tO'Ute vie personnelle. Quant à l'instruction .qu'elle leur fait donner, distinguons deux époques. Dans la première, M™" de Maintenon se montre assez libérale. Dans la seconde, elle n'admet timeiit; on lui doit la carte du Tendre *. Ce qui donne à son œuvre quelque valeur, c'est la délicatesse de l'ana- toriiie morale. I>e roman réaliste. — Une réaction s'était faite de lunine heure contre les mièvreries galantes ou les chimé- riques inventions des romans à la mode. En 1622, Char- les Sorel publie la Vraie Histoire comique de Francion, roman picaresque et réaliste, dont le héros rappelle Panur-ge, annonce Gil Blas. Cette parodie de VAstrée eut un grand succès, mais ne dériva pas le courant de la littérature romanesque. Trente ans plus tard parut le Roman comique de Scarron, dans lequel l'existence des iicteurs nomades à travers les provinces est peinte avec une verve souvent grossière, avec un naturel souvent plat. En 1666, Furetière donne son Roman bourgeois. Il y met en scène, comme lui-même le dit, de ces bonnes gens de médiocre condition qui ne dressent point d'ar- mées ni ne renversent de royaumes, mais qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les uns sont beaux et les autres laids, les uns sages et les autres sots. Son livre se lit encore avec agrément. On y trouve des scènes de mœurs très savoureuses et des personnages pris sur le vif de la réalité. I.a « nouvelle ». — Xe roman réaliste était trop « vulgaire » pour devenir une forme de la littérature classique. Et, d'autre part, le gr^nd roman, celui des d'Urfé, des Gomberville, des Scudéry, ne dépassa pas le milieu du siècle, car ses invraisemblances et ses afféte- ries le rendaient directement contraire au.goût qui préva- lut avec Roileau^*. La « nouvelle » lui succéda. En 1669, M"® do Scudéry écrivit Matliilde d'Af^uilar, où l'on peut voir une transition à la Princesse de Clèves. M-'^-^el/a Fayot.te. — Sa vie. — Marie Pioche de La Vergue, née en 1633, apprit le grec, le latin, l'italien, fut, dans l'acception la plus favorable, une précieuse et 1. Cette carte do la géotçrnphie amoureuse se trouve dans délie. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 339, 340 et suiv. 2. Cf. le Dialogue des héros de roman. 210 LITTÉRATURE FRANÇAISE une savante. Mariée en 1655 au comte de La Fayette ^ dont elle se sépara de bonne heure (on ne sait pourquoi), elle vécut dans la haute société du temps et eut avec La Rochefoucauld une longue liaison qui dura jusqu'à la mort de son ami. Elle-même mourut en 1603. Sa figure est très complexe. M'"" de La Fayette unissait la ten- dresse la plus exquise à une fermeté toute virile, et l en- tente pratique des aHaires à l'imagination sentimentale. Elle ne signa pas ses romans; mais on ne saurait douter que la Princesse de Clèves ne soit d'elle, comme la Prin- cesse de Montpensier, qui parut sans nom d auteur, et 'Auyde, qui parut sous le nom de Segrais. La « Princesse de Clôves », roman d'analyse. — La Princesse de Montpensier (1662) ressemble beau- coup, par le thème et aussi par le style, à la Princesse de Clèves. Zayde, un roman d'aventures beaucoup plus court que ceux de La Calprenède, dénote, en certains épiso- des, une singulière finesse morale. Mais la Princesse de Clèves (1678) a éclipsé et Znyde et la Princesse de Mont- pensier. Le sujet en est des plus simples. xVimée du duc de Nemours, M""^ de Clèves, qui sent pour lui une incli- nation toujours grandissante, avertit son mari; atteint au cœur, M. de Clèves meurt de chagrin, et la princesse, réprimant son amour, se retire du monde. On voit assez en quoi ce roman diffère de ceux qu'écrivaient les devan- ciers de M™^ de La Fayette. Loin de remplir, comme Po- le.vandre ou Clélie, plusieurs gros volumes, il ne dépasse guère une centaine de pages; ensuite, il substitue aux enchevêtrements de l'intrigue traditionnelle une intime unité d'action qui rappelait celle de la tragédie; enfin» répudiant les héros grecs , latins ou persans aussi bien que les aventures extraordinaires, il représente des figu- res modernes*, il ne cherche l'intérêt que dans la pein- ture des passions. Et, d'autre part, la Princesse de Clèves s'oppose, soit pour la matière, soit pour la forme, aux essais de roman réaliste qu'avaient donnés Sorel et Fure- 1. Sous le costume du temps de Henri II. LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 211. tièrc; elle est très réaliste, en un certain sens, mais dans^ le sens où Tétait la tragédie de Racine*. Elle reste le modèle classique du roman d'analyse, soit par la délicatesse avec laquelle M"*^ de La Fayette y étu- die les âmes, soit par la perfection du style, net, précis L't pur, qui allie la grâce à la force, qui exprime, sans rien de recherché, ce que le sentiment peut avoir de plus subtiles nuances, et, sans rien de violent, ce que la pas- sion comporte de plus cruelles angoisses. LECTURES SuH Saint-Evhemo.nd : Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. XIIF. Sur La Rochefoucauld : J. Bourdeau, La Rochefoucauld (édition des Gi'unds Ecrivains français), 1893 ; F. Hémon, La Rochefou- cauld (bibliothèque des Classiques populaires), 1896; Prévost- Paradol, les Moralisfa français, 1864; Sainte-Beuve, Lundis, t. XI, Nouveaux Lundis, t. V; Vinet, les Moralistes français au dix-sep- tième siècle, 1837. Sur Retz : Sainte-Beuve, Lundis, t. V. Sur M"* de Montpensier : Sainte-Beuve, Lundis, t. III. Sur M"" de Sévigné : G. Boissier, I\P'^>' de Séuigné (édition des Grands Ecrivains français}, 1887; Sainte-Beuve, Lundis, t. I*"" ; Schérer, Études critiques, t. II, III; Vallery-Radot, i)/""" de Sévigné collection des Classiques populaires), 1894. Sur m™* de Maintekon : Brunetière, Questions de critique, 1889; O. Gréard, l'Éducation des femmes par les femmes, 1886; Sainte- Beuve, Lundis, t. IV, XI; Schérer, Études critiques, t. IX. Sur M'"* de La Fayette : d'Haussonville, il/»'*" de La Fayette (édition des Grands Ecrivains français), 1891 ; A. Le Breton, le Roman au dix-septième siècle, 1890; Sainte-Beuve, Portraits de femmes; Taine, Essais de critique et d'histoire. Cf. dans les Morceaux choisis : * Classes de 6« et 5«, p. 102. l Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 348-356. 212 LJTTÉïlATU-R/i: FRANÇAISE CHAfPIT.RE V.I Jfolière. A<^: s u M E "La comédie de Corneille à Molière. Les « "Vi- sionnaires » de Desmarets. Thomas Corneille, adaptateur de oomédies espagnoles. Scarron et sa truculence burlesque. MoUère (1622-1673), né à Paris. L' « Illustre Théâtre ». SSjôûr en province de dou^e années (1646-1658) : quel profit Molière en tire. Retour à Paris. Les « Précieuses ridicules » (1659). Trin- cipales pièces de Molière dans les divers genres comiques. lie philosoptoe. Sou naturalisme. Ce oaturalisme est tempéré par le sentiment profond que Molière a de la vie sociale, de ses conditions et de ses exigences. Morale de « l'honnête homme-». Naturalisme littéraire. I)édaàj3i,_des régies con- _vgntîoB)IHBTt65, mais~s"ub"ordination de la nature à la raison. Molière transforme la réalité, par abstraction et par idéàlîSatMUL Personnages typiques. Le comique de Molière, un peu gros, est admirable par sa franchise et sa robuâte candeur. C'est un comique qui tient à la vie elle-même. Molière éci'ivain. Il fait «c parler » des personnages. Son «tyle est parfois négligé, pénible, lâche, incorrect. Mais c'est un style vivant. Éclat, relief, forxïe d'expression. Le génie de Molière. Puissance et fécondité; profondeur de l'observation; I liberté d'esprit; humanité cordiale et généreuse. La comédie de Corneille à Molière. — Entre Corneille et Molière, la cométlie ne produit rien de bien remarquable, elle cherche encore sa A'^oie. Sans parler de Desmarets et de ses Visionnaires, qui mettent en scène des caractères généraux tournés à la caricature, -deux poètes surtout, Thomas Corneille et Scarron, doivent être i^signalés. Ce qui domine chez l'un, c'est l'intrigue; il se contente d'adapter à notre scène la currrétite espfignole^ L autre tire aussî'ses^sujets de l'Espagne, mais il y ajoute beaucoup de son cru, ne fût-ce que pour en exagérer le ■comique jusqu'à cette truculence burlesque qui est sa I LE DIX-SEPTlIEME SIECLE 213= marque propre *. Ni Scarron ni Thomas Corneille n'ont laissé aucune œuvre durablc,^J^ vraie comédie, celle des mœurs et de la société contemporaine fidèlement rendues, n 'apparaît"qu[avec'^9}ière. Il y en avait quelque chose dans les premiers essais de Pierre Corneille; il n'y en a plus rien dans les imbroglios de Thomas Corneille et dans les turlupinades de Scarron. j\c Ù- -^f" .^lolière. — Sa vîe. — Son séjour en province. — Ses premières pièces. — Jean-Baptiste Poquelin naquit à Paris, le 14 janvier 1622, d'un père tapissier. Il étudia au collège de Clermont et y connut le célèbre Gassendi, qui renouvela au xvii® siècle la doctrine d'E- picure. En 1643, entraîné par une vocation irrésistible, il fonda avec les Béjart l'Illustre Théâtre, et, dès lors, prit le nom de Molière. A Paris, la troupe n'eut aucun suc- cès; elle dut partir pour la province (1646 ou 1647), et^ pendant douze années, la parcourut dans tous les sens. Molière en était devenu le directeur, et il en devint bientôt le poète. Ses longues pérégrinations à travers la France lui furent sans doute le meilleur des apprentissages. Il exerça ainsi et développa sa faculté de « contemplation » ; il fit une ample provision d'études prises sur le vif et de types originaux. Sa première comédie régulière est \ Ê- toiirdi [hyon, 1653 , imité de Beltrame; dans cette pièce brillent déjà la verve, la gaieté du poète, son extraordi- naire prestesse de versification et de style. L'année sui- vante, il donne le Dépit amoureux, où le romanesque et l'invraisemblable, empruntés de l'original italien, s'allient a l'observation des mœurs et des caractères. Itetour ti Paris. — Des « Précieuses ridicules » îiii.x « Écoles ». — En 1658, il revient à Paris, et, protégé dès le début par Louis XIV, inaugure, en don- nant les Précieuses ridicules (1659), ce que, si l'on en croit la légende, un spectateur du parterre appela « la bonne comédie ». Molière, désormais, ne se contente plus de faire rire : il poursuit contre les travers et les vices de 1. Cf., par exemple, Don Japhet d'Arménie. 21A : u nm BU a t u r p, f r a*.' ç«a is e ^OTi 4C9iq»s >fiHe aaiapa|yne qui we- se terminera qu'avec sa vie. A^'n^ès avoir raiHé diins ies PréciGuses l'afrertiition des sentiments et de Tesprit, si aalipathiquc à son <»é"nie «iaîpïo «t i«ohustejqiii n'riit jsnrais daAitre maître que la nattire, TlTevitiiità iii larre avec SzwHtreU^, jnii-s écrit VIi- colc ties marcs jl^til) et Y 1tx:oie des femmes (1662), enti'e lesqiiellos parurent les ./(Vic/rew.r, léger -et vif impromptu, le imsxièle des cottédi«s à tiroir. Lesdeux Ecoles peuvent ^trt' considérées coinuie les premiers en date de ses chefs-d œuvre, soit jxrr la franchise et l'éclat (Ju_§.tyie> •«oit par la force roniique des situations, soit pan la vérité de TanaTysë môrfàîé. .11 ^poôsâTen 1J862 nne coraédientie de sa tronpe, Ar- Tînaiidc Réjart, âpfée de dix-sept ans. 'Peut-être y a-t-il dans \Ecolc des femmes certains traits einpiimtés à sa propre situation. La iég-èn-eté et la coquetterie d'Armande déses- pérèrent Tâmeipassionnée d-e Molière. Quelques-aines de îîes pièces portent la traee de ce inaNie>UTeux amour, qui prête parfois un arrière-.g.oût d'amertume à leurs plus joyeuses lionfTonneries. La <( Cpllîfitie » ôtT « Impromptu ». — \Jlïeole ides fentmas déchaiira contre 'Molière, avec les comédiens -et les auteurs jàJoux, tOBit ce que Jg^our ^tla~tville avaient ri-e pctits-inaîtres, de préçipvse#façonnières, d« prudes .gourmées, d'hypocrites flairant en lui le futur auteur de Tnrtufc. Un hésita pas à les traduire sur la scène dans deux pièces d'un .genre nouveau, la Critùju^ de l'École des femmes (1G6.3^ et V Impromptu de Versa m'es ('1664), où il explique, comme raor-aliste et comme poète, sa concep- tion riu-thtsâtre*. iLe « Tlaptwre » ; « fDoii Juan ». — Après le Mariage forcé (1664), farce dun comique profond, Molière fait représenter les trois premiers actes de Tartufe. Interdite par le roi, la pièce ne fut définitivement autorisée qu'en l-^GV. Don Juan (1-665) est encore une comédie de combat. Peut-être le poète l'entreprit avec l'intention (^^ésa^naafîr ce qu'il y avait, parmi ],ii,xaUi4ie, de véritables ^d^iiûts, en personnifiant dans son héros l'incFédulité et la débauche, LE 1)I;X.-SEPTIKMI5 SIECLE 2lS alliées l'une ïh laiLtre eb châliées du même coup ; mais, crdaut au désir de se vcugcr, il transforma dans le der- nier acle le graiid seigneur libertin et impie en un nou- veau Tartufe, scandalisaixt ainsi ses advei^saircs- et par les négations impudentes du don J^ian athée et par les liypeciîites- tirades du don Juan couTertr, Le « ^Bîsamthrope ». — h' AmourTnêdecùi [t6êo-\ excita contre lui de nouvelles colères. Molière y attaquait la routine, le culte aveugle de l'autoHté, le mépris de Tob- servation et d« lexpérience. En 1666 pai-alt le Misan- thrope, où il raille cliez' Alceste une brus qu^rie d'humeur et: un orgueil de iranchisejmœrnp^^ Jfy,ÇC Je s c on- v.enlions de la. vie mondaine-, représentée par Pbi'lintev le Iv])'^ dïh sage. Si Don Juan est, dans son irrégularité pitiorcMpie, une des pièces les plus hardies et les plus ; originales de Molière, le Misanthrope pa^^e pour le chef- ^ d'œuvre du haut comiqu'e. On s'expTTqïïë" cFaïïîeui'^ q^ue ? cette comédie d'une beauté sévère aitété assez- froidement / accueillie du grand public. Le poète y joignit pres^pie ' aussitôt Le Médecin malgré lui, farce de ki plus franche et; de la plus savoureuse gaieté. E** (* Anuphili^yon ». « €ie«i*;çe H^ainMir », 1* <( .V- vare ». — Génie aussi varié que fécond, Molière se multi- plie dans tous les genres: iljasse de» la farce à. la pasto-- vâIc~lyiéJiccrte], comme il était page€ de la haute comédie à la, farce, <>t- n^trm rno(\ n rwj^^>'//y^n., à ■ If n^^l^lA efTfbre ' — ftmtaisie qui lui â^^âit déjà inspiré maintes-,^s$;ènes àc Don Juan. En lt)(j«S, iTîait jouer Amphitryon, George Dandiii, Y Avare. h'Amphitrf/on n'a ni le sens ]>ro fond du yiïsan- thrope ni la portée sociale de Tartufe; m|^s- on ne trouve dang fnH-niiit4Ûèce de 3Iolière ni comique plus élégant^ ni_laûgii£ plus nette et plus vive. George Dandin est une satire dont la bouffonnerie recouvre un ftjnd: d'ilcreté : nous y saisissons le . contraste d'un esprit naturellement gai et d'un caractère plutôt triste. IJ Avare enfin substrtue à- ÏAidulairc de Plante, piècg_.ibmusante et superlicielle, une comédie de caractère qui peut passer pour le modèle dtr^ënre^ Jamais le poète n'ajv'aît peiiTFTe""vîce^ d'une 216 LITTKIl ATUIIE FRANÇAISE ^ touche plus ferme et plus sure; jamais il n'avait déployé jjjliljjarcillc vi^u e n r . Le « Hoiirs^eois s;:eiifillioiiinic », les a Fourbe- ries de Seapiii ». — Puis, })enduiU trois ans, Molière, soit que le médiocre succès~"dc~T:tyas de système. n_jnvente ou reprend toutes les formes pos- sibles de comédie, jusqu'à la pastorale, et parfois les 220 LITTÉRATUUH FHANÇAISE (•(3ml)ino l'une avec 1 autre dans une seule pièce. Il se soucie médiocrement des petites habiletés mécaniques. / Il néglige même certains détails de facture qui ont leur V importance : c'est ainsi que les entrées et les sorties de I ses personnages ne sont pas toujours motivées. Non ^ seulement il réduit autant que possible la « fable » afin '^de porter son attention et la nôtre sur la peinture des mœurs et la représentation des caractères, mais bien souvent il l'emprunte sans scrupule. D'ailleurs, il ne se met pas plus en peine d'aménager une intrigue que de l'imaginer. Ses dénouements sont quelquefois très invrai- semblables, et il les amène par des moyens tout exté- rieurs. On peut voir dans son dédain du métier, aussi bien que dans son mépris des règles, un effet de son naTu- ralisme. '" Molière subordonne la nature à la raison. — Pourtant Molière, en ce tjui tient à larl comme en ce qui concerne la morale, subordonne la nature à la raison. S'il se moque de règles factices sur l'observation des- quelles les pédants jugent le mérite -d-,mx£..Eièce, il res- pecte celles que la saine raison autorise. Et, quand il néglige les détails de rifgencement technique, ce n'est pas pour que son théâtre ressemble davantage à la nature, c'est parce qu il se propose un objet plus « raisonnable » que d'embrouiller et de débrouiller les fils d'une intrigue. Nous parlions tout à l'heure de ses dénouements. Sans doute quelques dénouements, chez Molière, sont roma- nesques et artificiels. Mais qu'appelons-nous de ce nom? Le dénouement de l'Ai'are, en particulier, est-ce la double reconnaissance? La double reconnaissance n'est que le dénouement de la fable. Il fallait bien qu'Elise épousât Valère, et Gléante Marianne, la comédie ne pouvant se terminer que par ces mariages. Quant au vrai dénoue- ment, quant au dénouement du sujet même, qui roule tout entier sur l'avarice, cherchons-le dans les mots d'Harpa- gon : « Allons voir ma chère cassette. » L'autre ne compte pas, est là pour la forme. Molière ne s'intéresse et ne nous intéresse à Marianne et à Gléante, à Valère et à Elise, LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 221 que dans la mesure où leurs personnages font ressortir relui de l'Avare. Idéalisation : les types de Molière. — Certes on a raison de dire que Molière a créé la véritable comédie en répudiant le romanesque et le conventionnel pour obser- ver et peindre la réalité contemporaine. Ainsi il mérite sans aucun doute le nom de réaliste ou^cTe naturaliste. ' C'est assez visible, et je n'insiste donc pas. Montrons plutôt comment il transforme cette réalité qui lui fournit sa matière. Ses personnages de second ordre sont pres- que toujours pris sur le vif. Nous trouvons chez lui une représentation de la province, de la ville et de la cour aussi fidèle que le comporte le théâtre. Cependant il n"a pas, là même, peint seulement « 1 homme de son siècle », il a peint surtout l'homme de tous les siècles, ce qui n'est point, que je sache, faire œuvre de réaliste. Et, dans la mise en scène des personnages princip^ux^-il « idéa- lise_jL_pl«s que beaucoup de ses devanciers et qu'aucun de ses successeurs. Il ne représente pas des individus réels, il représente des types, voire des symboles» Un avare comme son Harpagon n'a jamais existé. Harpagon n est pas un avare, il est l'avare, ou même l'avarice. Moîîére, je~le veux bien, ne fait, comme on le dit, que • prolonp^er Jusqu'à l'idéal r]p< HyriPC} nSkY^^y'^ >1" vrai* ». MâTs , de prendre dans la réalité son point de d('part, est-ce assez pour être réaliste? On pourrait en dire au- tant du caricaturiste lui-même. Part de la caricature dans le théâtre de Mo- lière. — Aussi bien il y a chez Molière de la caricature. Laissons de côté "soît Tes farces, soit cenaines pièces, cornrneT^e Bourgeois gentil/ionime et le Malade imaginaire, où le poète excite le rire au moyen de grosses bouffon- neries. Omettons même une Gathos ou une Bélise. Mais Arnolphe, mais Orgon, mais M. Jourdain, mais Argan, ne leur arrive-t-il pas d'excéder, dans leurs actes et dans leurs paroles, ce que la réalité admet de ridicule et de \. VJnet. 222 LITTÉRATIRE FRANÇAISE sottise ? On a beau alléguer « l'optique » du tiiéâtre : nous trouvons chez Molière beaucoup d'exagérations qu'elle ne saurait expliquer. " Expliquons-les donc par son tempérament propre et par î^on tour d'esprit. Au point dfe vue moraLcet bonnâe~ ^i généreu^rTnarTqPuâîFtninFcertâïne délicatesse; au point de vue artistique, il est moins tin que robuste. Oèj saîTta critique que La Bruyère fait de Tartufe dans son portrait dOnuphre. Quel b3'jx)crite lualhalwle ! Peu s'en faut qu'il ne dise, comme le Faux- Semblant du Roman de la Rose, à ceux qui le traitent de saint homme : Vdire, muis j« suis hypocrit». Son hypocrisie, tout le monde l'a percée à jour. Orgon seul s'y trompe, et, pour qu' Orgon puisse s'y tromper, il a fallu en faire un inibéciic. Et ce n'est pas seulement le personnage de Tartufe qui dénote chez Molière un défaut ^de finesse. Le cogaique, chez lui, est très^ouvent un neu gros. VaJère, devant Harpagon, dit à Elise : « Sansaot "tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d'honneur, de probité et de sagesse. » Yadius vient de railler les auteurs sur la manie de lire leurs productions, et le voici dépliant aussitôt son papier. Rappelons-nous encore la scène où Frosine veut soutirer de l argent à l'Avare, celle où M. Jourdain récompense le garçon tailleur, et tant d'autres d'un genre analogue. Mais, si le génie de Molière estpaj'fois grossier, peut-rêtîre cette grossièreté même tient-elle à sa franchise, à sa vigoureuse candeur. Molière procjade-diL moyen âge gaulois. Son corn i^uie ne_raf fine point. C est un comique populaire, ^e dirais presque un comique primitif. On peut le trouver souvent" trop^^sim — ^ji pie, trop direct; mieux vaut sans doute en louer Jcr-forceL ^ et la naïveté. Le coinlqtie dans Molière. — Ce comique est celui des personnages, et non pas celui du poète. Molière, du moins, ne se montre jamais derrière eux. Son théâtre ne contient, que je sache, aucun mot d esprit. Lysidas LJE DIX-SEPt|iÈME SIECLE 223 ayant dit, Jans la Critique de l'École des femmes : « Est-il rien de si peu spirituel q-ue quelques mots où tout le monde rit ? » Tauteur lui fait r^^ondre pai* Dorante qu'il n'apiis mis ces traits pour être de soi des bons mots, mais t.ttJenient pour caractériser Araolphe et paur montrer -on extravagance. Voilà bien le oQanijpie^-eM-oJ'ièi'e, un omique inhérent à la vie mêin^, mn G©miiqiU£ d^^Dfeserva- tioïïT Et ses personnages ne oonnatissent pas leur ridi- cule. On sait le vers d'Alceste : Parla sambleu, Messieurs! je ne croyais pas être Si plaidant que je suis... Non plus qu'Alceste, les autres héros de Molière ne se loul^nt quils soient plaisants. Ils conversent et agis- -rnt sur le théâtre cosmme ils con\'erseraient et agiraient dans la vie. ^lolière écHv^iin. — Si, par Jà, tson œuvre est supé- rieurement comique, par là aussi ell-e est SîUipérieurement Iramatiquc. ^n^^apprcCTaTït '^iolière comme écrivain, garïïoïîlî^ôiîs^SJÛïïlier s'agit d'un auteur de théâtre. Molière n écrit pas, mais représente des personnag-es qui parlent. 'Son style est souvent pénible, lâehe, incorrect. Dirons- nous que ces négligences échappent aux spectateurs? Lui-même déclare bien que les comédies <( sont faites pour être jouées « ; mais on lit les siennes, après tout, beaucoup plus qu'on ne les voit sur le théâtre. Dirons-nous qu'il était obligé d'écrire rapidement? Mais « le temps ne fait rien à l'affaire* ». Nous dirons d'abord que les défauts très réels de son style n'empêchent pas ^e style d'être merveilleusement expressif, coloré, pittoresque; si le XVII* siècle compte des écrivains plus purs, aucun ne sau- rait se comparer à lui pour la variété, l'ampleur, l'éclat, le relief, la force d'expression. Nous dirons surtout que Molière se soucie assez peu de bien écrire, et que, la pre- mière qualité du style dramatique étant la vie, il ne faut 1. Mot d'Alceste à Oroule. 224 LITTERATURE FRANÇAISE pas lui reprocher des négligences qui contribuent pour la plupart à rendre son style vivant. Le génie de HloUi^re. — Molière restera toujours ' une des personnifications les plus éminentes de l'esprit français. Ce qui lui donne la supériorité sur nos autres comiques, c est la puissance d'un génie qui a créé tant de figures à la fois typiques et individuelles, les Mascarille et les Scapin de la farce comme les Alcesle et les Tartufe de la grande comédie; c'est une largeur, une liberté d in- TÇlligence qui ne s'embarrasse jamais des T;£g|p^ mnvp- nues et ne reconnaît pou£jaodèle que la nature et la rai- son; cVst une hiimanitécordiale, ouverte, chaleureu s e 'par laquelle^il s élève au-dessus d'un siècle borné dans sa grandeur même; c'est une connaissance du cœur et des 'passions qui fait de son œuvre l'éternel monument de la comédie humaine; c'est enfin la fécondité et la diversité d un esprit qui embrasse l'homme tout entier et va en ^out sens depuis la fantaisie burlesque jusqu'à l'observa- 'tion la plus profonde, jusqu'à la « contemplation » la plus haute et la plus grave. LECTURES Sur Molière : F. Brunetière, Études critiques, t. I", IV, Epoques du théâtre français, 1892; E. Durand, Molière (collection des Clas- siques populaires), 1892; LaiToumet, Ja Comédie de Molière, 188fi; J. Lemaître , Impressions de théâtre, t. \", III, IV, VI; Petit de JuUeville, le Théâtre en France. 4''édit., 1897; Sainte-Beuve, Por- traits littéraires, t. II, Nouveaux Lundis, t. X; Schérer, Etudes sur la littérature contemporaine, t. VIII. Cf. dans les Morceaux choisis : • Classe de l", p. 13?,. LE DIX-SEPTIEME SIECLE 225 CHAPITRE VII La Fontaine. Jean oe La Fontaine (1621-1695). p^ M E S U M E Jean de La Fontaine (1621-1695), né à Château- Thierry. Il va habiter Paris en 1657. La Fontaine et Fouquet. Publication des « Fables ». Œuvres diver- ses. Les « Épitres ». Les « Contes ». Les « Fables ». Devanciers de La Fontaine. La fable didactique et fei fable poétique. La Fontaine n'est pas plus didactique dans ses fables que Mo- lière ne l'est dans ses comédies. Il fait œuvre de poète. Comment il a « égayé » la fable : peinture des animaux, des paysages ; mise en scène et représen- tation des caractères, action dramatique. Le « moi » de La Fontaine : ce qu'il a d'aimable, son ingénuité. La Fontaine ne se maintient pas dans le cadre strict de la fable, et c'est par là qu'il est un grand^poète. La Fontaine écrivain : richesse de sa langue, naturel et variété de son style. La Fontaine versificateur : sa souplesse, sa faculté d'expression. L'art de La Fontaine. La Fontaine moraliste : le « train du monde ». Manque d'élévation et de générosité. La sagesse de La Fontaine. Égoïsme tempéré par une bonté native. Vie de La Fontaine. — Jean de La Fontaine naquit à Château-Thierry le 8 juillet 1021. Son père, maître des eaux et forêts, l'emmena peut-être avec lui dans certaines tournées d'inspection; l'enfant y aurait pris ppt amour delà nature qui le_diiitinprup ftntre les poàles du temps. Après avoir fait des études sans doute assez négligées, il entra à l'Oratoire; mais il s'aperçut bientôt que là n'é- tait pas sa vocation, et, revenu chez ses j^rents, mena, ^^C6t dix années (1644-1654), dans la petite ville de Château_j^,„,„^€<^/ Thierry, une existence insouciante, ^oi&ix£.,et rêveuse. Il f^ lisait d'ailleurs beaucoup, anciens et modernes, ceux du ^ord et ceux du Midi, sans choix, à l'aventure, trouvant liez tous de quoi lui plaire et entretenir sa flâuerie vingt-sept ans, on le maria; mais sa femme l'occupa fort peu, et son fils ne l'occupa guère davantage. Il s'était senti poète en entendant lire, dit-on, une ode de Malherbe. l^ 226 LITTÉRATrRE FRANÇAISE Dès 1G54, il publia V Eunuque, adaptation d'une pièce de Tt'rence. En 1G56, il alla s'établir à Paris. En 1057, Eouquet devint son protecteur; La Fontaine s'acquit- tait par des madrigaux et des ballades. Quand Fouquet fut tombé, il écrivit pour lui YEiégle aux Nymphes de Vaux, la première de ses pièces où se montre un véri- table poète'. Après Fouquet, cest la duchesse de Bouillon et la duclicsso d'Orléans qui le protégèrent. En 1672, M™* de La Sablière Je prit chez elle, et, quand M™" de La Sal)licrc naoarut (1693 , il alla chez M™* d'H'crvart. Ses Contes et Nouvelles e// pcr* furent publiés à partir de 1665. •Quant à ses Fables, les deux premiers recweils (six livres) parurent en 1668, deux iiutres (livres Vll-Xl) en 1678 et i67t), le douzième en 16^4. 11 fut élu en 1683 à l'Acadé- nùi^. hci\\\<, XIV, qui n'aimait pas l'auteur d^s Contes, et peut-être n'appréciait guère plus l'auteur des Fables, refusa son agrément à une première élection; mais, une vacance nouvelle a^-ant eu lieu la même année, il le laissa nommer. Dans les derniers temps de sa vie, La Fon- taine écrivit Pldlémon et Baucis, Y Épttre à Haet, le cin- quième recueil de ses contes. Une grave maladie qui lui survint en 1692 amena sa conversion. 11 moiu'ut le 13 fé- vrier 1695. XJûJrhJ^ Ses «euvfcs diverses. — I/es <( l4>Ures ». — Le trait le plus caractéristique peut-être du génie de La Fontaine, c'est s-on extrême souplesse. Il a écrit dans presque toîis les genres. Nous ne parlerons pas ici de son poème épiq^ie sur la Captivité de saint Malc (1673, ni de son poème didactique sur le Quinquina (1682). Nous ne nous arrêterons pas non plus à deux ou trois opéras, qui sont assez fades, à cin^q comédies très mé- diocres, sauf celle de Clymène. Citons en passant la satire du Florentin, dirigée contre Lulli. Quant à ses poèmes anticjues, il faut signaler, outre Philénion et Baucis, les Amours de Psyché, qui ont beaucoup de déli- catesse et de grâce. Mais, en dehors des Contes et des 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 3Ç4. J LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 227 ^t dans SCS EjûliiSA q»e^ La Fontaine a excellé. Elles^ se recoijumandent par l'aisance, la familiarité, la fme bonhomie. Deux surtout sont classiques : dans 1 é- pUre à M"*" de La Sablière, il nous donne de soi-même un portrait charmant^ ot, dans l'épîtve à Huet, il prend parti, mais sans rien de dogmatique, en faveur des anciens, et il expose les procédés de son imitation, qui n'est point un esclavage^. Les épîtres de La Fontaine ressemblent fort peu à celles de Boileau : où celui-ci dis- serte, celui-là cause. Les « Contes »• — La Fontaine composa cinq re- I Lieils successifs de Contes liiOS-lôOS). Nous y ^'^^on-^y^ry naissons sa nature bien gauloise. Ce n'est point la sen-^^^^n sualité fervente des conteurs italiens. Dans les sujets^ qu'il emprunte à ses devanciers, La Fontaine voit un thème deha^nagio. Ne l'accusons pas d'être immoral; il n'est que^grrvois. Se défendant contre ceux qui le taxaient d'immoralité, lui-même, dans une préface, remarque à juste litre qu'il y a des livres autrement dangereux. « Je craindrais plutôt, dit-il, une douce mélancolie, où les romans les plus modestes peuvent nous plonger. » Les Coûtes u en sont pas moins indéceRts. Et ce qui fait leur mérite, c'est aussi ce qui fait leur indécence, je veux dire l'adresse môme avec laquelle le poète se laisse entendre sans rien dire de cru. Ajoutons qu'il les écrivit en toute innocence, encouragé d'ailleurs par la socié^té dans laquelle il vivait, et même par les plus honnêtes femmes, qui* corrime M"^® de Sévigné, y prenaient beau- coup d'agrcmenru voulut en dédier uji au grand Ar- nauld; et, une fois converti, il prétendait âonner de ses cinq recueils une édition nouvelle dont le produit serait distribué aux pauvres. Les Contes de La Fontaine dénotent un art exquis. Mais nous retrouverons toutes les qualités qu'il y montre, unies à mainte autre, datas le genre auquel est attachée sa gloire, dans ces Fables qui seules lui méri- tèrent une place entre les plus illustres poètes du siècle. 1. Cf. Le dlx^septiènie siècle par les textes, p. 3T5. 2. Cf. cbid., p. 383. /- 228 L I T T É R A T U H lî FRANÇAISE Les « Tables ». — Devanciers de I.a Fontaine. — Fabuliste, La Fontaine ne manque pas de devanciers. En Orient, liidpay on Pilpay; en Grèce, Esope, dont lui- même raconta la vie légendaire'; à Rome, Fiièdre, qui fit le premier de l'apologue un genre poétique, mais sur- tout Horace, dans les Epîtres et les Satires duquel se trouvent quelques fables charmantes, notamment le Rat de ville et le Rat des champs, Vultéius Mena et Philippe. Chez nous il y avait eu, au moyen âge, Marie de France et le Roman de Rcnart. Au xvi* siècle, Marot écrivit, dans une épître, le Lion et le Rat; Régnier, dans une satire, le Loup, la Lionne et le Mulet. Ce sont deux petits chefs- d'œuvre; parmi les fables antérieures à La Fontaine, celles qui peuvent soutenir la comparaison avec les sien- nes, quatre ou cinq au plus, n'ont pas été faites par des fabulistes. Les véritables devanciers de La Fontaine furent donc Ésope et Phèdre. Esope nous donne le modèle de la fable didactique; et Phèdre se restreint presque dans le cadre étroit de son prédécesseur, car il vise surtout à la conci- sion et à la pureté. (X^^juA^ lia fable didactique et la fable poétique. — Marquons d'abord eu quoi diffèrent la fable didactique et la fable poétique. Didactique, la fable s'adresse à des esprits simples, à des peuples enfants; elle veut leur faire comprendre, par le moyen d'un apologue, des vérités morales qui, sous leur forme abstraite, risqueraient de ne pas être saisies. Ayant comme objet une sorte de démonstration, il s'ensuit que ses qualités essentielles consistent, pour le fond, dans l'exacte convenance de l'apologue à la morale, et, pour le style, dans une jus- tesse précise. La Fontaine ne fait point des fables de ce ?jenre. A vrai dire, il insiste plus d'une fois, en vers et en prose, 1. Ésope, s'il a existé, n'a rien écrit. Les fables qui lui sont attribuées se conservèrent par la tradition orale jusqu'à Démétrius de Phalère, qui les aurait le premier recueillies. La version que nous eu possédons est de Pla- nude, moine grec du xiv" siècle. LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 229 >ur l'instruction qu'on tirera de son livre, il déclare qu'on s'y formera le jugement et l'esprit. Et certes les fables de La Fontaine, œuvre d'expérience, de sagesse pratique, nous apprennent à connaître la vie et les hom- uics. Mais ce n'est point par leurs moralités qu'elles nous instruisent. Ces moralités n'avaient rien de nouveau, n'a- aient rien que de banal. Pas n'était besoin sans doute, au xvii* siècle, d'écrire des fables afin de montrer que les petits pâtissent des sottises des grands, ou qu'il faut en toute chose considérer la fin. Disons-le donc, La Fon- taine ne fait nullement œuvre didactique, au sens propre du mot. 11 n'est pas plus didactique dans ses fables que Molière dans ses comédies. Il fait œuvre de poète. Lors- qu'il dit : Quant au principal but qu'Esope se propose, J'y tombe au moins mal que je puis, il entend que la moralité n'est pas pour lui le but princi- pal, et qu'il se propose avant tout, non d'enseigner, mais de plaij:£u__ « On ne trouvera pas ici, déclarc-t-il dans la préface de son premier recueil, l'élégance ni l'extrême brièveté qui rendent Phèdre recommandable : ce sont qualités au-dessus de ma portée. Gomme il m'était impossible de l'imiter en cela, j'ai cru qu'il fallait, en récompense, égayer l'ouvrage*. » Voilà une déclaration qui semble bien mo- deste. La Fontaine a, quand il le veut, cette brièveté et cette élégance que lui-même se dénie. Mais, faisant œuvre de poète et non pas œuvre didactique, il « égayé » en effet la fable, il y apporte « un certain charme w Comment La Fontaine a égayé la fable, c'est ce que nous devons main- tenant expliquer. Cotnineiit La Fontaine a « é^ayé » la fable. — Ta peinture des aniinaii.v, la peinture des pa.v- saifes, la mise en scène «les personnaftes. — 13 a- bord, il est un peintre. Ses animaux ont lo;is une phy- sionomie expressive. On prétend ({u'il ne connaissait pas les bêtes. Il ne les connaissait pas comme un naturaliste, 230 h I r 1 K It A 1 l Jl lî I- K A N V A I s K Cl rien de }>lus facile cjiie de le prendre en faute sur le singe ou sur l'ours, voire sur les animaux qu'il avait pu observer, par exemple le corb«^au, le lièvre ou le serpent. Mais (|u'irnporto.' Si niénie nous tenons pour suspect ce (pie la légende raconte du commerce familier de La Fon- taine avec les bêtes, il n'en siiit pas moins accorder leur rôle dans ses fables à leur figure, et marfpier cette figure par les traits les j.xlus signiticalifs. — Excellent peintre d anin»au\, il excelle f>areillemeMt à peindre les fxn'sages. En ce XVM^ siècle où l'on n"a pas le goût des cbamps, La l'\>Htaine fait exception. Il aiuie la nature, il 1 ain»e en doHX épicurien, qui cherche le somme sous un arbre, qui entrelit^m sa rêverie au murmure de l'eau; il exprime avec un charme délicat les divers aspects du pays natal, de cette Cliampagne gracieuse et riante, à laquelle est emprunté d ordinaire le cadre de ses récits. Quelques vers, quelques mots parfois, lui suffisent pour évoquer tout un site. — Enkin La Eoutaine a Tart de mettre en seène ses personnages, hommes ou bêles, parla»! et agissant. Dans son genre étroit, il égale presque Molière. Les Feebies sont « de t>esils drames » où non seulemen* l'action, mais encore le dialogue, (|ui, bien souvent, y tient le plus de place, donnent à chaque personnage une individualité vivante et caraetéristique. l.e « i»MM » de La Foutaiiie. — Et ce qui en fait aussi l'attrait, c'est que La Fontaine y laisse fréquemment paraître son « moi ». Pascal, qui trouve le « moi » haïs- sable jusque chez Montaigne, l'eut tro-uvé peut-être aima- ble chez La Fontaine. Le « moi » de La Fontaine se mo^ntrc à no-us en toute naïveté. Certes, il a grand besoin d'indul- gence : « chose légère », La Fontairte fut incapable de dis- cipline, il manqua de volonté, de dignité, de tenue, il ne remplit aucune obligation de la vie, il s abandonna sans résistance aux instiacts naturels. Mais, en faveur de sa bonté, nous lui pardonnons ses faiblesses. Car il était essen- tiellement bon; nul n'a mieux célébré, n'a mieux senti la- mitié. Et nous les lui pardonnons d'autant plus volontiers qu'il ne les cache pas, qu'il nous les avoue ingénument.. LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 231 An lion (\nc les fabnlistes anciens s'étaient dérobés derrière leurs personnages, il met quelque chose de soi . m dans la plupart de ses fables. Tantôt c'est un trait de/-*'*"'^ bonhomie maligne, tantôt un avertissem'ent à son lecteur, tantôt un retour stir lui-même. Miais, outre ces diversions plus ou moiiîs €n!nelle. Obligeons tout le inonde, parce qù on peut ae Corneille à. Ilacine : QuiiianU. — Ejitrc Cor- neille et Racine, le seul poèie tragique dont nous ayons à parler est t'hilippe Quinault (16^^5-1688. Il fit des tra- gédies romanesques. Nous trouvons chez lui du mauvais Comeili* et du maravai.s Racine. II rappelle Corneille par la complication des intrigues, et Racine pnr le rôle qu'il donne à Tamour. Mais ce que ses pièces ont de violem- ment dramatique dans leur fable jure avec l'amour super- liciel et précieux de leurs héros. Quinault est un « al-eo- viste ». Il peint la galanterie factice que les romans avaient mise à la mode, et ses personnages semblent des 236 L I T T É II A T U R E F H A \ Ç A I S K habitués de la Chambre bleue. Astrale (1663), sa meilleure tragédie, fut très justement raillée par l^oileau. Ce n'est pas à dire que l'auteur d'Astrate manquât de talent. Il éeri- vit ensuite des opéras auxquels Boileau lui-même a rendu justice. Ses défauts choquent moins dans ce genre, et ses qualités y sont tout à fait appropriées. Alcesie 1()74), Atys (1676), Annide (1686), ont de l'élégance, de l'harmonie, de la finesse ; ils allient la grâce de l'esprit et celle du sen- timent'. Vîc de Uneiiie. — Ses premiers essais poéti- ques. — Jean Racine naqintjL_U_Fçrté^lilon le 22 dé- cembre 1639. Orf)heïïn de père et de mère dès l'enfance, n fut élevé d'abord par ses grands-parents, puis on le mil au collège de Beauvais'-'. En 1655, il entra aux Petites- Kcoles et y resta trois années. Nous retrouverons plus tard chez lladneniifluencejle l'esprit janséniste. Disons ici que son goût pour le grèc~ruT~vihr"de^ort-Royal , où Lancelot l'enseignait; à la promenade, l'enfant lisait Euripide. Et, déjà, il composait des vers, mais qui sont ^généralement assez plats. En 1658, il passe des Petites- Ecoles au collège d'Harcourt et y fait l'année de logique. Ses études une fois terminées, il s'émancipe, fréquente joyeuse compagnie, compose des madrigaux et des son- nets à la mode du temps. Une ode oîi il célèbre Louis XIV, la Nymphe de la Seine (1660), lui vaut les éloges de Cha- pelain et une gratification du roi. C'est alors que ses parents et ses maîtres, alarmés de sa dissipation, l'en- voient auprès d'un oncle, vicaire général à Uzès, avec l'espoir qu'il s'amendera, qu'il entrera même dans les ordres. Il en revint vers la fin de 1662, plus épris que jamais de plaisir et de poésie. En 1663, il publie l'ode sur la Convalescence du roi, puis la Renommée aux Muses, qui lui ouvre l'accès de la cour. La « Thébaïcle » et « Vlexaiidre ». — Racine se lia bientôt avec Molière, Bo^ilcau et La Fontaine. Il subit sans doute l'influence de Boileau, mais surtout, pour le 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. .390-400. 2. A Beauvais même. Il y avait a Paris itu collège de ce nom. I LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 237 moment, celle de Molière, son aîné de dix-sept ans et déjà célèbre. Ce dernier fut peut-être une des « personnes » qui r « excitaient à faire une tragédie » et qui lui « propo- saient le sujet de la Thébaïde ». C'est le 20 juin 1664 que les comédiens du Palais-Royal la jouèrent. Le jeune poète V reproduit les défauts de Corneille, et non seT^qMaïïFés. Ralde plulôt que forte , déclamatoire plutoTqû' éloquente, \sL_T7iébaïde nJesI_jpLJjne_œïrvre de rhétoriquënTannée suivante, Racine donnait A lexan dre ."Mal satisfait des acteurs du Palais-Royal, il porta sa tragédie, après deux semaines de représentation, aux comédiens de l'hôtel de Bourgogne. C'était rompre avec Molière. Les deux amis ne a furent réconciliés » que bien plus tard, et ils ne re- trouvèrent jamais leur intimité d'auparavant. Alexandre reçut un bon accueil; mais les admirateurs du vieux Cor- neille n'épargnèrent pas leurs^critiqaes à une pièce^Qji Racine laissait déjà voir l'originalité de son génie. R y a encore beaucoup de Uorneille dans Alexandre ; pourtant c est une autre conception du théâtre, un autre système dramatique. Nous sommes nabitués à dater d'Andromague la tragédie racinienne ; en réalité, elle date d'Alexandre. Les contemporains n'oiU pas, comme nous , séparé Alexandre, aussi bien que la Thébaïde, des œuvres pos- térieures; ils l'ont mis à peu près sur la même ligne. Hupturc avec l*oi*t-Koyal. — La même année , Racine se i)rouilla avec Port-Royal. Nicole, dans une de ses Visionnaires \ dirigées surtout contre Desmarets de Saint-Sorîin, avait traité les auteurs dramatiques d'em- poisonneurs publics. Le poète répondit par deux lettres successives qui sont des chefs-d œuvre de fine ironie^, Miais qui témoignent plus en faveur de soif esprit que de i-ece tek,"Ct^cm~M]H:l -Ta Ut re ^ q[ïc nous les voyous ~d abord. Chez Racine, les person- u.T^rgs"n'ont point cette sunplicitélixeTNon ^fulem^nt nmig n^^s connai&sons pas dès le début, comme ceux de Cor- neille^ mais ils ^'i^norent eux-mêmes et ils ne savent ce gtiefera d eux la passion. Complexes, ils sont mobiles; leui* complexité admet aes variations et Bés revirements qui^elnljlent parfois démentir Icui" unité. îFs^liront pas, à proprement parler, un caractère. DncaracTerë, cela_ suppose la possession de soi. Mais, ne se possédant pas, les pei'sonnages dé ïlâéine oscillent sans cesse. A la repré- sentation vigoureu&e et i^alde des ca^aTtefës", Tauteur d'An- drôFnâipz^-fmb mine la ïïne peinture des sentiments. L^^ikiouF datif!» le tbéôtre de Ilacine. — Entre tous les sentiments , l'amour est le plus passionné, et, par suite, le plus dramatique. Tandis que Corneille le •considérait cOmïhe acces^soire, Racine lui donne tbule la place. Racine esT, "par exe elleïîcè , lé peintre deHr?- mour. Aussijes femmes, chez lesquelles nulle autre pas- sion ne fait obstacle à celle-là, prennent dans son théâtre une importance qu elles avaient rarement dans celui de Corneille. Chez Junie, chez Iphigénie, chez Monime, iT peint un amour innocent et chaste; chez Hermione, chez Roxane, chez Phèdre, il peint un ajnoujr^^ensjaei et viçt.^ lent. On lui a reproché de se répéter. Mais, si l'amour est fa plus drïïTïratîqïïé "des passions, c'est encore celle qui' coniporte le plus de nuances. Sans doute nous trouvons "quelque parenté entre Phèdre, Roxane et Hermione : pourtant chacune asafigure particulière, et rien ne mon- tré mieux combien la psychologie de Racinîfc est délicate jûêTart avec leqûeTil diversifie le même type. - L'actiou de sexi.bl<^, plus ^ubtil. Corneille a nu style d'orateur et j^ log-icjeS^l \ prime les idées â^£ç~îfne~rorte exactitude. 'Racine, qiui \ prime" des sentiments, ne saurait toujours trouver dans <-r»€>^ pris chaTûm en soi, de quoi rendre leurs nuan- ' s; il en modilie lu valeur par de délicates combinaisons, ir d'ingénieuses ligures. l\ sait aussi en assortir la sono ité aux diverses émotions. Les mots, chez lui, ne sont [>as seulement des signes logiq»es ; ce qu'ils ne peuvent rendre comme tels, leur musique le suggère. Enfin, la 246 LITTÉRATURE FRANÇAISE V£rsifiral,ion ilc Racine est i nrinimcnt souple. Il varie ses coupes avec assez de discrétion pour ne pas contrevenir luvertement aux règles classiques, mais avec assez de liberté pour que son rylhine marque tous les mouvements. |de la passion. LECTURES F. Brunelièrc, Histoire cl littérature, t. II, Études critiques, t. 1'% Époques du thêiitre français, 1893; Doltour, les Ennemis de Racine, 1859; G. Larroumet, Racine (collection des Grands Écrivains français), 1898; Jules Lemaitre, Impressions de thèiitre, t. 1", H,. IV; Monceaux, Racine (bibliothèque des Classiques populaires), 1892; Sainte-Beuve, l*vrt-RoyaL livre VI, Portraits littéraires, t. I", Nouveaux Lundis, t. III, X; Taine, Nouveaux Essais de cri- tique et d'histoire, 1858. CHAPITRE IX Boileau. — La poétique classique. — La querelle des anciens et des modernes. R H s L M E NicolasBoileau (1636- 17 11), né à Paris. Première période .Aes « Satires ». Influence de Boileau. Se- conde période : les « Épîtres », le « Lutrin »,. r « Art poétique ». Troisième période. La di$cipline de Boileau. Nécessité du travail. Poursuite de la perfection. Boileau médiocre écri- vain et versificateur plus médiocre encore. Ses qualités : justesse, force, concision. Mais veine ingrate et pénible ; raideur, impropriétés, duretés,, chevilles. Il fait difficilement des vers presque tou- jours difficiles. L' « Art poétique » code du classicisme. Doctrine, de Boileau. Deux principes essentiels, qui semblent, à première vue, contradictoires, mais n'en sont pas I moins liés entre eux : 1^ souveraineté de la raison, | et, par conséquent, imitation du vrai, de la na- ture; 2» respect des anciens. La raison et la nature. Guerre aux burlesques, aux précieux, aux empha- tiques. Le naturalisme de Boileau limité par les préjugés contemporains. Le respect des anciens. Boileau comprend mal le génie gre/c, Eomére, Fio- NicoLAs Boileau (1636-1711). LK DIX- SEPTIEME SIECLE 247 dare. — S^uerelle ^^<^ ar^r.iftns p.t dc.f^ modernes. Comment Boileau allie le culte de l'anliquité avec celui de la raison. Boileau et Perrault : au dogmatisme de Boileau, Perrault oppose le relativisme. Ce qui reste de 1' « Art poétique ». Transformation de la poésie au dix- neuvième siècle. Sauf des préceptes tout à fait généraux et. par suite, rebat- tus, r « Art poétique » n'a vraiment plus rien qui nous concerne. Pourtant nous y reconnaissons le génie national qui persiste encore de nos jours, après s'être débarrassé des conventions factices et des formules arbitraires.^ Yîe de Boileau. — Boileau naquit à Paris le 1" no- vembre 1636. C'était le quinzième enfant d'un greffier de la grand'chambre au Parlement. Il perdit sa mère en bas. âge; il eut une enfance maladive et contristée. Après avoir fait ses études aux collèges d'Harcourt et de Beauvais, il dut, bien malgré lui, suivre un cours de droit. La mort de son père lui permit, en 1657, de se livrer entièrement à son goût pour la poésie; il déposa les « utiles liasses »» secoua « la poudre du greffe », et, dès 1660, il publiait sa première satire. On distingue généralement trois périodes dans la car- rière poétique de Boileau. La première s'étend jusque vers l'année 1667; la seconde va de 1667 à 1677 environ, et la troisiènie de 1677 à 1711, date de sa mort. l'reniière période. — Les « Satires ». — La pre- mière période est celle « ^n satirique pur, du jeune homme audacieux, chagrin, étroit ae vues* ». De 1660 à 1667, Boileau publie neuf satires; les meilleures sont celles qui roulent sur des sujets littéraires. Quant aux autres, nous ne pouvons guère en louer que la forme : malgré les impropriétés et les faiblesses, on y trouve je ne sais quelle droiture qui met déjà leur auteur hors de pair. Le fond en est d'ailleurs insignifi^t. Certaines, traitent des sujets sans conséquence. D'autres s'attaquent aux plus graves questions qui intéressent l'homme et la société. Mais ces questions, Boileau n'y voit que des thèmes de rhétorique, et il n'a même pas le mérite de renouveler le lieu commun par quelque observation per- sonnelle, par quelque ingénieux aperçu, tout au moins |)ar l'originalité de la mise en œuvre. Trois satires sont 1. Sainte-Beuve. 248 LITTEIIATHIK FRAîsÇAISE fixclu+îivement lifttéraprt>R : la «econde, la septième et la neuvième. Là, le poète a toute sa verve, tout son accent, et il fait vraiment œuvre utile en raillant le mauvais goût du siècle. fMilltteM«<3 4ie 4t4>'ileei>ii. — L'airtO'rité qu'il acquit bientôt ne s exerça pas seulement contre les méchants rimeurs; nous saisissons la trace de son influence chez les ])lus grands génies fontemporains, que lui-même fil reconnaître au j)ul)lic. Boileau a le droit de revendiquei* une part dans tous les ouvrages composés par des esprits bien supérieurs, que guidait sa ferme et solide raison. Sans lui, Racine eùt-rl appris à faire diffîcilemerït des vers faciles, et se fftl-îl corrigé des fadeurs langoureuses "S'ers lesquelles un secret penchant l'entraînait? La Fontaine ne serait-il pas insensiblement passé de son aimable non- chaloir au laisser-aller et à la négligence? Molière enfin n'aurait-il pas mérité plus souvent, comme versilicateur et comrae écrrs'ain, les cntiques que bien des contempo- rains et que Boileau même lui adressent? N'aurait-il pas surtout donné plus de farces et moins do hautes comédies ? Les écrits de Boileau ne sont qu'une partie de son œuvre : voyons encore cette œuvre dans l'influence qu'il exerça sur le goût du temps et sur les grands hommes dont il fut l'ami. Seconde période. — L»es « Ép*tres » , le « Lïitrîii » , r « Aft poétique ». — Dans la seconde période, Boi- leau compose encore quelques satires, mais principale- ment des épîtres, supérieures aux satires soit par un stjle plus exact et plus l'etHiie, par une vui jiifiLLitintii plus libre et ■ plim knilplfv^mJ_jnTrTTnTp"rAt dpf; stijpts. que le poète, dans sa niaTunteoesprit, traiteavec plus de largeur eFHe plé- ïiÏTUû^rr-iy^—iMtrl/i, dont les quatre premiers chants furent ■^ïïïïïïes de 1672 à 1674, n'est qu'un jeu, et, peut-être, trop prolongé. Ne reprochons pas en tout cas à Boileau d'^imiter ces burlesques que lui-même avait couverts de ridicule, car ce qu'il fait là, c'est précisément le conlTaire de ce que faisaient les Scarron et les d'Assoucy^ Du 1. Cf. la préface. LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 249 reste, le Lutrin peut, au point de vue de la forme, passer pour sa production la plus achevée. En même temps il composait \ Art poétique. Victorieux dans sa lutte contre le faux goût, soutenu non seulement par ses propres œuvres, mais par celles de ses illustres amis, bien vu par le roi, en pleine possession de son talent, Boileau pré- tend y formuler soit les maximes générales qui dominent toute la poésie, soit les règles particulières qui s'appli- quent à chaque genre. Jusqu'alors sa critique avait été surtout négative; elle s'élargit en s'apaisant, elle dogma- tise avec une autorité tranquille et sûre. Troisième période. — I^a troisième période est beaucoup moins féconde. En 1683 paraissent les deux derniers chants du Lutrin. Viennent ensuite la satire contre les Femmes, où nous trouvons les vers les plus énergiq^ues peut-être qu'il ait jamais composés ; l'ode sur la prise de Namur, très faible (mais qu'allait-il faire dans cette galère de l'ode pindaresque?); l'épitaphe d'Arnauld, vraiment belle tant par l'inspiration que par la forme ; les trois dernières épîtres, notamment celle de V Amour (le Dieu, dissertation théologique dont le sujet n'offre ])as grand intérêt aux profanes, mais dans laquelle le poète n'a rien perdu de sa vigueur ; enfin les deux der- nières satires, la onzième, sur \ Honneur, aussi médiocre de fond que de facture, et la douzième, sur V Équivoque (1705 s où il y a encore de très beaux vers. Diseipline de Koileau. — La nécessité du tra- vail. — A l'avènement de l^oileau, la plupart des poètes égayent leur verve dans la licence. Scudéry enfante tous les mois un volume; Godeau compose eniun jour trois cents vers; Saint- Amand rime au cabaret; Théophile abuse de sa facilité pour écrire à bride abattue des pièces oii les beaux traits paraissent des trouvailles fortuites. Quelques-uns de ces poètes étaient peut-être mieux doués que lioileau; mais, si notre histoire littéraire les rejette en dehors du groupe classique comme des génies dévoyés et avortés, rien ne prouve mieux que les plus heureux dons restent par eux-niêinos, sans le secours du travail, ^5(^ -LITTÏHATURE FRANÇAISE impuissants à jwcxàuire aucune «euvre aollde et durable. ^'oilà la vérité doaat Boileau fait profesgiaon. U renalien('e. Mais rendons pourtaiut hoiumage à ce souci de la perfection. Bien inférieur au^x gri'ands poètes contem- porains, Boileau, malgiré son infériorité, mérite une place •entre eux ; il a sa place ati centre du groupe, non seulement pour seconder leur ardeur et « écbauffer leurs esprits », mais ])oar être « ^obKe^rvateur fidèle de tous leurs pas » •et pour l-eur imposer une discipline sans laquelle le géni<î se foun'oie ou se gaspille. lioileaii é«irivaîii et versilîeÉi/f©ur. — Lui-même atteint rarement cette perfection à laquelle il vise. Il a d abord la veine ingrate et pénible. Presque jamais on ne trouve chez Boileau quelque couplet d une seule haleine et dan« lequel ne se voient des «ufeures. Sa verve courte s'essouffle d'un distique à l'autre. Il procède par couples d'alexandrins; il fait souveut le mênke alexan- drin de deux pièces rapportées qui se juxtaposent. De là l'embarras des transitions; elles le « tuent ». Très soucieux de la rime, il écrit le second vers avant le pre- mier ; c'est avancer de douze sj'llabes la cheville qu'il redoute, et qu'il n'évite pas toujoui^. Ses scrupules inquiets le gênent et l'épuisent, et l'on remarque d'au- tant plus les imperfections de son style, que, sarrêtant à chaque pas, il n'a point ce « courant » qui entraîne le lecteur. Reconnaissons-lui du moins certaines qualités. Dépourvu de fmeftse, de grâce, de distinction, plusieurs de ses pièces dénotent urPe' remarquable aptitude à ren- dr.e— le détail pittoresque -de-lû «r^ailité. Sa Langue, géné- ralement forte et coirr^se, s"apfM»op'ric-.bion. au genre didactique. Mais il est presque toujours raide, contraint, LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 251 laborieux. Il n'obtient la jut^tes^e même qu'à force d'in- dustrie, et il ne peut obtenir l'aisance à force de ratures. Consciencieux écrivain et poète sans génie, il le cède tout autant aux Molière, aux Racine et auix La Fontaine pour le don de la forme que poar ceux de la sensibilité et de l'invention. L' « Art poétique » eooésie à l'époque de ses débuts ; Pascal et Molière lui avaient ouvert la voie. Il n'en mérita pas moins d'atta- cher son nom au triomphe définitif de l'esprit cla^^sique. Pascal ne traite qu'en passant ces matières d'art et de diction, qu'il aurait dédaignées si la rhétorique n'était pour lui une province de la morale. Quant à l'auteur des Précieuses ridicules, il livrera, le sonnet d'Oronte aux risées d un public d'abord hésitant, et, vers la fin de sa vie, il attaquera le pédantisnie d'es_^femnies savantes : pas plus cfue Pascal, Molière n'est pourtant critique de profession, et c'est surtout par son exemple qu'il pro- teste contre les fioritures du sentiment et les arguties de la pensée. Boileau, lui, n'eut, pendant son existence entière, d'autre visée que d'établir le bon goût dans la poésie. Si son astre ne l'avait peut-être pas formé poète, il est sans conteste un excellent critique. Gbez Boileau, la fermeté du jugement compensait une certaine étroites-se ; et il y allia d'ailleurs riïidépLiidctncedu-earaTrtère etTa lloetriiie de Boileau. — Sti doctrine se résume tout entière en deux principes, qui peuvent bien, à première vue, sembler contradictoires, mais qui n'en sont pas moins unis entre eux : d'abord, la s^oitveraineté de la rai- .son, et, par conséquent, l'imitation du vrai, de la nature; ensuite le respect des anciens. — — — — — ^ouveraineK^ de la raie^Kiii. — La poésie n'est, selon 252 L I T T É R A r u H i: i ii a x ç a i s e Boileau, (iiic la raison appliquée iiii vrai. Dans le style, la raison lui lait apprécier et vanter avant tout ces qua- lités d'ordre, de netteté, de correction élégante, en dehors desquelles le génie ne sert de rien; et, pour ce qui con- cerne les divers genres, il se fonde encore sur la raison en assignant à chacun ses limites et ses règles propres. Aimez la raison, tout doit tendre au bon sens, plaise/ par la raison seule : ces maximes reviennent constam- ment sous sa plume; il veut qu'on s'y conforme non seu- lement dans les genres supérieurs de la poésie, mais aussi dans les plus humbles, et même dans la chanson. Les adversaires de Boileau se révoltent contre cette sé- vère doctrine et le taxent de « bourgeois ». Est-ce donc qu'il bannit la passion de la poésie? Au contraire, lui- même recommande de la peindre, déclare que c'est là, pour aller au cœur, « la route la plus sure »; et, s'il raille les bergers doucereux de Quinault, il admire Roxane et Phè- dre. Serait-il incapable d'apprécier des beautés neuves et imprévues ? Solidement appuyé sur la raison , il craint moins de s'égarer; tout le premier il applaudit aux har- diesses heureuses. Son horizon est borné, son goût n'est point timide. Le critique dont il nous offre le modèle, reconnaissons-le non seulement dans ce censeur rigou- reux et inflexible qui ne vous laisse jamais paisible sur vos fautes, qui ne vous fait grâce d'aucune tache, ne vous pardonne aucune négligence, mais encore dans ce con- seiller libéral qui, toujours conduit par la raison, lève les doutes de votre esprit anxieux, et vous apprend, si votre conscience a trop de scrupules, comment un vigoureux génie, sortant des règles prescrites, franchit d'un bond les limites de l'art. La raison et la nature. — Laj;aison, chez Boileau, fVest aussi la nature, et il prend les deux mots_l'un pour l'autre. Au nom de la nature, il attaque le burlesque, qui en ésT la^ caricature « effrontée » ; au nom de la nature, TI CQjidamne le belesprit, la^réciosité, chasse les pointes du discours sérieux et les déclare « infâmes » ; au nom de la nature, il s'élève contre la pompe des Brébeuf et même LE DIX-SEPTIKME SIECLE 253 des Corneille. Il veut qu'on n'altère la nature ni, comme j^^ les burlesques, pour l'enlaidir, ni, comme les précieux, pour la rendre plus fine, ni, comme les emphatiques, pour lui donner plus d'éclat et plus de grandeur. Est-ce à dire que Boileau soit proprement ce que nous appe- lons un naturaliste? Non, sans doute; son naturalisme, «Tstiilii'eiix vQ[là ce Cfuedélepdmii 4^^ partisan s^des ancien s . Au point de vue de ki polémique, cet argument ne iiiaiu[uait pas de toroe ; on recette que Boileau n'y insiste ]>as davantage. Les deux adversaires finirent par ne réconcilier, et nous avoiis la lettre dans laquelle Boi- le5u'~côiiclut toîînié'xleljamrry reprend la même idée, luais'sans en tirelF^aaez «deiparti. -Bien plus, il accorde que, pour le mu^rite de ses écrivains, « le siècle de Louis le Grand est supérieur à tous les plus fameux siècles de l'iuitiquité ». C'est là se rendre, et c'est aussi se contr-e- dire. P-erat^irit et K^Hcsatu — ^^fee Telativis^mc opposé y ■mu cV«»giii«tî»iiM?. — Boileau, dans cetle querelle, re- préseiile la tradition et l'autorité .41_^a d'ailleurs sur Per- i-jjfilt 1 ^{^vnntaiyc d'une cultuj^ejjliai-ifiiiLe---et-iJ-iaf^-gm^ sùji. \lal<; Pfrrault, plus intelligent, ouvre quelques vues lécondefl. L.aissans ide cèt-é la questïon générale du pro- gres. ~Ce qui importe ici, ce n'est pas si les moderjies>r sont supérieurs aux anciens, si Twême ils ne sont pas né- | cessairement inférieurs en tel ou tel genre, mieux aprpro- prié à la civilisation antique; c'est, bien plutôt, s'ils doi- ve. 'iSl. 256 LIT n: H A TU RE 1 II ANC AISE vécu ù la rôvolulion morale et lilléraire par laquelle s'est ouvert le xix'' siècle. Les grands poètes conteiuporains de Boileau devinrent alors de véritables anciens, toujours présents par leurs immortels chefs-d'œuvre, mais repré- sentants d'une société qui n'est plus la nôtre et d'un art que nous ne comprenons plus sans une sorte d'initiation. L'ode telle que la concevait Boileau, qu'a-t-elle de com- (mun avec le lyrisme moderne? L'épopée classique, qu'un jmerveilleux factice « anime » et « soutient », ne paraît-elle pas encore plus éloignée de nous que V Iliade et V Odys- sée? La tragédie, enfin, peut-elle être considérée comme une forme actuellement vivante de Tart dramatique, et ne faut-il pas le divin génie de Racine pour nous en rendre les conventions supportables? Aucun des genres que cultivèrent les poètes du xvii^ siècle n'a maintenu ses règles et son caractère, et, sauf des préceptes tout à fait généraux, la poétique de Boileau n'a plus rien qui nous concerne. Le i;'éiiic iintioiial. — Pourtant, au-dessus des préjugés classiques, nous trouvons dans la littérature du xvii* siècle un idéal qui, en lui-même, n'a pas subi d'at- teinte. Ce goût inné de la mesure, de l'ordre, d^e_laj:ecti- tude, cette prédominance d&.la raisojA^_tputes ces qualités enchaînées par Boileau à des règles souvent bien étroites, ^Ullfun ])atrlmoine de notre race. A travers les bouie- S'ersements politiques et les révolutions sociales, le fond même de notre génie reste intact. Reconnaissons-le dans la poétique de Boileau, et sachqns^X-^istinguer des con- ventions et des forraule.s_ïieiHies ces principes d'unité, de simplicité, delietteté, que remplit français ne pourrait répudi^r-saTfB' se trahira T " ~^^ LECTURES Sur Boileau : Brunelièi-e, l Évolution des genres, t. I»"", 1890, Etudes critiques, t. VI; G. Lanson, Boileau (collection des Grands Ecri- vains français), 1892; Morillot, 5o/Zeau (collection des Classiques populaires), 1891; Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. I«', Port- Royal, livre VI, chap. vu, Lundis, t. VI. Sur la querelle des anciens et des modernes : H. Rigaut, //w- LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 257 toire de la querelle des anciens et des modernes, 1856; Sainte- Beuve, Lundis, t. XIII. Sur Perrault : Sainte-Beuve, Lundis, t. V. CHAPITRE X L'éloquence religieuse. — Bossuet, Bourdalouey Massillon. H É S U M É S i ■}^ 1 ^'oS ^^m- Bossi i;t (1627-1704). Jacques-Bénigne Bossuet (162 7- 1704), né à Dijon. Son éducation. Séjour à Metz (1652-1659). Il vient à Paris en 1659 : sermons et oraisons funèbres. Bossuet précepteur du dauphin (1670-1680), puis évêque de Meaux. Ses principaux écrits. Caractère de Bossuet. Fermeté, droiture. Unité de sa vie et de son oeuvre. La prédication avant Bossuet. Elle s'épure en même temps que le goût public. Vincent de Paul. — Sermons de Bossuet ; éloquence vivante, qui n'a rien de livresque. Pourquoi le dix-septième ne les a pas appréciés à leur valeur : Bossuet prêche le/ dogme, ne fait aucune concession au goût des con-' temporains pour les portraits et les analyses, a dans sa parole des familiarités, des rudesses, des saillies, qui choquent l'auditoire. — « L'orateur des idées communes » ; il leur imprime la marque de sa sensibilité et de son imagination. L'oraison funèbre avant Bossuet : pure rhétorique. 11 la renouvelle, dans sa forme, en la débarrassant des faux brillants, et, dans son fond même, en subordonnant la louange à l'édification. Sa sincérité; il est aussi vrai que le soufîrent les convenances du genre. Tt stylé des « Oraisons funèbres » : alUa4}ce de la simplicité et de la grandeur. Le « Discours sur l'histoire universelle ». Force, éclat, mouvement continu. Valeur historique de l'œuvre. L'historien et le théologien. Dans la troisième partie (« les Empires »), Bossuet explique l'histoire pa%des causes purement humaines. La « Politique tirée de l'Écriture sainte » : apologie de la royauté absolue. L' « Histoire des variations ». Partialité de Bossuet. Thèse contestable. Mais puissance de la logique, précision des récits, vivacité saisissante des portraits. Ce que représente Bossuet : fixité du dogme. Rien, chez lui, de moderne. Il s'est mis tout entier âiTservice au passe. Bourdaloue (1632-1704). Son succès. Ses qualités : le dialecticien, le mo- raliste. Style exact, probe et terne. Mascaron (1634-1703) : il est tantôt emphatique, tantôt subtil. — Fléchier (1632-1710) : le bel esprit. 25.S L I TT É R AT t; R E F II A N Ç A I «^ B Massillooi (1&63-1742). Art do développement; belte ordonnai c&, noWesse, douceur, grâce, harmonie. Il « humanise » la religion: Sa morale est presque celle des « philosophes ». Vie de Bossuet. — Son éducation. — Son sé- jour à î^let/.. — Bossuet naquit à Dijon le 27 septeui- i)re 1627. Il lit ses premières études dans sa ville natale chez les jésuites, et entrai eo 164f2 au collège de Navarre. 8a réputation cl'orateur fut très précoce. Agé de quinze ans> il imppo^visa à* l'hôtel as Rambouilleli, ^'«^s- onze heures du soir, un sermon qui lit dire à Voiture : « Je n'ai jamais ouï prêcher ni si lot, ni si tard. » Après son ordination, en 1652, il quitte Paris pour Metz, où il reste près diî sept aos. Là il occupe très souvent la chaire; et déjà, son génio éclate ju«qne dans les- écarts d'une imagi- nation encore mal réglée. Il s'essaye aussi à la contro- verse en réfutant le catéchisme du pasteur Paul Ferry. Ces six ou sept années^ sont des plus fécondes tant pour renriehissement de son esprit, que pour son apprentis- sage d'orateur et de- polémiste. Ret04ttT sY ^ur^. — Seirmotts et oif»J.;M#iL*^ fiini^- bres. — En 1659', Bos.suet retourne à Paris, et, jusqu'en 1670, il se consacre surtout à la prédication. Outre un grand nombre de sermons isolés» il prêche cinq Carêmes et quatre Avents. L'influence de la cour' contribua, avec la ma,turité de l'âge, a poTir çe^u^sa> parole jivait-enctîro é^ffcl^Eîiptj mals^î^ discipline san^& rien sacciiîor de^son originalité libre et vive, Xommé en 1669 à l'évêché de Condom, il prononça cette année même 1 ojcaison funglLcc. de Henriette de ,J?xance, que deAiaient suivre celles d^ tTéniTéfte d" Angle terre JlB^, d£ Marire-'jPhérè^^l6So)^ dtr-îâ'l^a'trEeTl685), de Le "~Tmîer{r686J7'dr Coudé (1687). B^^suet iwécepireiir dw Bituplitn* — La Déela- ratioii gîUliean.e.. — H devint en 1670 précepteur du Dauphin, et pendant plusieurs années s'absorba presque entièrement dans cette fonction. Pour son indolent élève, 1. Le Carême de 1602et- celui de 106Q, l'Avent de 1CC5 et celui de 1665 furent prêches devant le roi. J Lï DIX-SEPTIÈME SIECLE 259' il écrivit quelques-uns de ses ourrages les plus considé- rables, notamment le Traité de la connaissance de Dieu et de fiai^méine, la Politique tirée de l'Écriture sainte, le Discours sur l'histoire universelle. L'éducation du Dau- j»liin terminée, il est nommé en 1681 évêque de Meaux. lui 1682, il donne son sermon sui' l'Unité de l'Eglise : là ^c trouvent exprimées, avec une ferme modération, toutes les idées qu'il fit triompher dans l'Assemblée générale du clergé français et d'où sortit la Déclaration gallicane, rédigée de sa main. Anti^es «eu\-res de Bosswet. — Contre les protes- tUTVts, Bossuet publia en 1688 V Histoire des variations; contre le P. CafFafro, apologiste du théâtre, les Ma-vime^ et Réflexions sur la comédie (l'693); contre le quiétisTne, V Instruction sur les états d'oraison. Signalons eniin, parmi -es principaux écrits, les Méditations sur l'Évangile et les Jllévations sur les mystères. En même temps il exerçait avec le plus grand zèle toutes les fonctions sacerdotales. C'est en 1700 seulement que la maladie vint ralentir son activité. Il mourut le 12 avril 1704. "Swn caractère . — Los traits essentiels de son carac- tère sont la feinmcté et la droiture. On lui reprocherait une certaine complaisanee pour les grands et la cour S «i cette complaisance faisait tortàsa francljise. On lui repro- . lierait de W dureté dans l^poTemique, s iljoMivait défendu lontre ses adversaii^s l'orthodoxie religwise, dont il se regardait à bon droit comme le gardien attitré"-. On lui rej^rocherait enfin son imperturbable assurance, s'il ne la devait à une foi demeurée toujours inébranlable. Ce qui trappe surtout chez Bossuet. c^st l'unité dans ^^ vif^t leeuvre. Cette unité tient à la caridfur de son ûnae bien qu'à la constance de ses principes. On a pu l appeler un « conseiller 'd Etat » ; mais rien de plus faux 1. Cf. Sainte-Beuve, Lundis, t. XII et XIII. — Un jour, quittant la s«pé- ri.tiTc d'unt; conimiinaot« upTê"dii développement. Ce qui les rend supérieurs, est la sensibilité et l'imagination de Bossuet. Les gran- d( sjdées rf^Ijglpii^s^S^" Iflora^^^^JX"'' P^^ï* matière l'jplo- qiience de tout prédicateur prennent chez lui une figure vivante. Il les dramatise. Elles ne sont point d'abstraites conceptionsjj£_r£spmj son imagination cl sa sensibilité 302 LITTÉR ATTIRE FRANÇAISE les anbftent, les illuntrent par des scènes pittoresques, par des 'tal>joaux paliiétiques^ ks itransforineiit en «^[ra^ boîes éclatants et grandioHes. Cfijogicien vio^our|î.u:sL:est s«TT5^ônteste le plus ap'and _jpeiût^pe et^.le .plus p^ui^ poèlc de son tem-ps . ' Ti'. On conçoit parla rt>TisaAk)CL. On. l'a. taxée- d'eutphaséTlJest Bien à tort. Pour apprécier jastementlesoraisorns funèbres de Bossuflt, représ€^ntons-u0a^s en quelles circonstances, devant quel auditoire, au milieu de quelles pompes il les prononça. Plus solenuelle, comme elle devait l'être, sou éloquence n'a rien d'em;phatiqufi. * î. Cf. ce qu'il dit en envoyant à Rancé e : « Paa'co qu'eUes font, voir lu aéarxt. du mondo. eties peuveot. avoir pisc» i)ariui las livres d'tiu solitaire*, et il peut les regarder en tout cas comme deux tètes de mort assez touchantes. » 2. Discours de réception iu l'Académie fratiçaise^. 2G4 L I T T É II A l- U n E FRANÇAISE Le « Discours sur riiistoire niiivcrscllc ». — La forme et la composition. — Le Discours sur i his- toire universelle, quand même il aurait perdu toute valeur proprement historique, n'en resterait pas moins admira- ble par la force, l'éclat, le mouvement continu du stylo. A vrai dire, la première partie est d'une beauté austère. Bossuet ne veut qu y classer les grands événements de l'histoire humaine. Il réprime son 'génie oratoire; il écarte les développements qui le tentent; il fait un ré- sumé substantiel, serré, un peu sec, où l'on ne peut louer que l'ordre et la concision lumineuse. Dans les deux sui- vantes, il se donne pleine carrière * quel sujet prêterait davantage à l'éloquence ? Déroulant, dans la seconde, les conseils de la politique céleste, il montre leur « suite » majestueuse et leur harmonie. Et, dans la troisième, il ne se borne pas à expliquer la grandeur et la décadence des peuples; il fait revivre ces peuples divers, il les met en scène, il peint au vif leur génie; poète non moins qu'his- torien, il joint au plus solide savoir une merveilleuse faculté d'évocation. Les trois parties semblent mal liées, presque indépendantes l'une de l'autre; mais, pour saisir l'intime simplicité de l'œuvre entière, il suffit de ne pas perdre de vue l'idée générale qui la domine. Cette idée de la Providence gouvernant le monde, la première par- tie nous y prépare, la seconde lui donne son ample déve- loppement, la troisième nous y ramène après coup*. Et ainsi le défaut de composition est plus apparent que réel; ou, en tout cas, c'est un défaut qui ne saurait nous déro- ber l'unité profonde de l'ensemble. Quelle eii est la valeur historique. — A juger le Discours sur l'histoire universelle comme œuvre histo- rique, on peut y faire des critiques assez graves. Bos- suet, d'abord, adopte une chronologie bien suspecte; puis, outre les Indiens et les Chinois, peu connus en son temps, il omet les Phéniciens, qui jouèuent dans l'his- toire de la civilisation antique un rôle si considérable, 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 468. LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 265 Mahomet et les Arabes, qui n'ont pas une place moins importante dans celle de la civilisation moderne; enfin, il accepte de confiance des récits aussi peu véridiques que ceux de Diodore de Sicile sur l'Egypte ou de Tite-Live sur les premiers temps de Rome. Mais surtout, le théo- logien, chez lui, opprime l'historien. Si Bossuet subor- donne au peuple juif tous les autres peuples; si, glori- fiant le catholicisme, « venu de Dieu », il considère et traite toutes les autres religions comme venues du diable; sil explique les grands événements par l'intervention personnelle de la Providence, c'est que l histoire est à ses yeux la servante de la théologie. Son Discours n'aurait -il donc aucune valeur histo- rique? Loin de là. Dans les Epoques mêmes, le génie de l'historien se marque souvent par des traits d'une briè- veté saisissante qui nous révèlent le caractère des peu- ples ou celui des grands hommes. Et, dans les Empires, laissant de côté les causes surnaturelles pour tout expli- quer par des causes humaines, Bossuet fonde la « phi- losophie de l'histoire** ». Après avoir repris cette idée dominante, que la Providence régit le monde, il nous ren- seigne, dès le second chapitre, sur son dessein propre- ment historique. « La vraie science de l'historien, déclare- t-il, est de remarquer dans chaque temps les secrètes dispositions qui ont préparé les grands changements et les conjonctures importantes qui les ont produits. » C'est là ce qu'il veut faire lui-même; et il le fait avec une sagacité admirable. Quels qu'aient été depuis deux cents ans les progrès de l'érudition, cette troisième partie du Discours n'en conserve pas moins son prix ; tous les tra- vaux des historiens qui suivirent Bossuet ont le plus sou- vent confirmé la justesse et la profondeiy de ses vues. La « Politique tirée de l'Écriture sainte ». Apolog^ie de la royauté absolue. — Dans la Poli~ tique lirée^esjnypres paroles de l' Ecriture^saTrite ,lSos»uet gjiipifréna royauté absolue comme une institution divine. U^tcTTlTes princes pour des ministres de DTeu, pour ses lieutenants _sur la Urro. Le trône royal « n'est pas le 2d0 LITTÉUA^TUnE FRA^NÇAISI ti*onG d'an homme, rriûis le trône de Dieui même ». En comparant soa œuvre à. celle cki philosophe anj^kis Ho-b- b«ft, (}iii a.vait^ pou, de temps- auipairavaati, légitiraié le des- potisme, ne méconnaissons pomt ht supériorité des, prin- cipes s«r lesquels il s'a pp nie ; il en appelle à lai raison' du pjrince, à. sa conscience-, àsa.reliii;t©n, et il lud montre tous les devoirs où le titre royal l'astreint. Cependant, qncl- c{ufis eilJorts qu'il fasse pour distuigucr entre la royauté légitime et le pouvoir de la. force qHalitfiié dirok momarchir q«iQ, sa théorie aboutiit en, liiLde compte au pujr avbitraire d'un, souverain moralement, obligé, mais qni, res])onsaJ.>le devant Dieu seul, est libre de tout eng-agement envers s©îi peuple, comi«£ s 0,11 peuple est d ('pourvu de tout moyen d'action cantre Iw. Si Bossuet se délemi de confondre la monacchif> aljsolwG et lai mooarchic despo- tiqitBe, ses arguments n'ont aucune valeur positive. Dans celle-ci, certaines lois fonda^iiaenbiies restreignent en lait la puissanice du souiN'erain, et, dans celle-là, le souverain peul, en: droit, se mettre aur-des^us des lois raéraes qu'on invoque pour établir une différence entre les deux formes de gouvernemeat. Ainsi le gouveraenient despotiq^ie n atteint jamais la limite de sa définition, et le gouver- nement, îdj-solu; tenni toujours à; déjuisser la limite de la sienne. li' « Uisto ure des varûUâtuis ». — Entre les nom- breuiX ouvrag-es de controverse qu.'a écrits Rossuet; le plus considérable est {Histoire des variation» des Eglises protes^a/t^t^sx lJid!ée_capitajÊ_^^ le titre, à opposer Funité du catholicisme à la diversité du protestantisme**^'. Livre tout polémique, V Histoire des variaiio^s ne savrait être équitai^le. Aussi^ bien il ne faut pas demander àBossuet l'intellig^ence d'une religion qui contredisait ses principes essentiels. Il ne faut pas non plu-s lui demander rirajsartialilé de riiistorien. Lui-même dit : « D'aller faire le neutre et l'indifférent à cause que j'écris une histoire, ou de dissimuler ce que je suis, q«an4 1. Cf. Le dixr-septièfne siùcLc par les textes, p. 473. I LE DIX-SEPTIÈME S lÈ C L E 267 tout le inonde le «ait et q.a« j'en fais .giii i{<- la pensée humaine, (hiant à Bossuet, il est d un autre temps. Son rôle ne consista qu'à se mettre en travers des « nou- veautés ». La tradition immobile, la conservation de Tordre établi, la dis- cipline en ce qu'elle coni^orte^^pLlus oppressif, — voUà tout Bossuet.. Cet homme si puissant par le génie^^ce grand orateur, ce penseur vigour£jJx, ce profond moraliste-, -^-s'ejst mis au service du passé; et, s'il, a quelque- fois prévu l'avenir, ce nejuï^jamais qu'afin de le combattre. Bourdaloue. — Son succès. — Scs^ualîtés. — Bourdaloue (1632-1704) était de la Compagnie de Jésus. Sa vie n'offre aucun incident particulier; elle fut tout en- tière remplie par la prédication. Il commença de prêcher à Paris dans le temps que Bossuet, nommé précepteur du Dauphin, allait s'absorber complètement dans sa fonc- tion nouvelle. On sait le mot de Voltaire : « Bossuet ne passa plus pour le premier prédicateur quand Bourda- loue eut paru. » Maints témoignages nous sont parvenus de l'admiration qu'il inspirait. Lorsque M'"* de Sévigné parle de lui, c'est toujours sur un ton de ravissement. On a peine à partager ou même à comprendre cet enthou- I siasme des contemporains. Dirons-nous que les sermons de Bourdaloue ont subi, avant l'impression, de nombreux remaniements? Disons plutôt que, s'il apprenait ses ser- LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 269 înons par cœur, il les débitait avec un talent merveilleux. Comme écrivain, ses qualités, fort estimables, n'ont rien de supérieur. Net, judicieux, solide, l'éclat lui manque, €t le relief, et aussi l'invention. N'oublions pas du reste que ses auditeurs étaient surtout sensibles à la vigueur -de sa dialectique. C'est cette dialectique vigoureuse qui arrachait en pleine église au maréchal de Grammont le ^'ri : « Il a raison, morbleu! )> Et, quand M™® de Sévigné dit qu'il « ôte la respiration », elle ajoute : « par l'extrême attention avec laquelle on est pendu à la force et à la jus- tesse de ses discours. » Là est sans doute la qualité maî- tresse de Bourdaloue. On peut trouver sa méthode un peu lente. Mais, s'il n'emporte pas la conviction, s'il ne l'arrache pas d'un coup, il finit par la contraindre. Logicien, Bourdaloue a peu de sensibilité. Il s'adresse à la raison seule. Il ne veut pas toucher ou ravïrTës cœurs. RienTcTiez lui, de bien saillant, rien qui frappe, qui étonne, <{ui enlève. Il ne prétend qu'instruire. Il instruit avec une clarté, une suite et une plénitude des plus louables. Abon- dants en détails et en exemples, ses sermons, comme le disait un contemporain, peignent la vie des hommes au naturel. Souvent même ils avaient ce que nous appelons deXactualité. Bourdaloue « faisait trois points dé la re- traite de Tréville* », prêchait contre le jansénisme (ser- mon sur la Sévérité chrétienne), contre le gallicanisme (sermon sur \ Obéissance due à l'Eglise)^ contre les aber- rations du mysticisme (sermon sur la Pr/ère), voire contre la comédie du Tartufe (sermon sur Y Hypocrisie). Une crai- gnait pas non plus d'esquisser des portraits, sous chacun desquels les auditeurs mettaient un nom. Et ses portraits, ses analyses, dénotent un moraliste très fin. Un^moral^iste €t un dialecticien, voilà Bourdaloue. Pas du tout peintre, liîi, pas_du_toutpoète. On pjcndrait ce jélbite pour un jimseniste, non seulement à cause de sa morale, qui est des plus austères, mais à cause de son style, qui est exact, probe et terne '^. 1. M™« de Sévigné. 2, Cf. Le dix-septihtne siècle par les textes, p. 487-500. 270 LITTÉRATURE FRANÇAISE Mascufoii. — MascaTon (1634-1703), évêque de Tulle, puis cl'Agen, lut considvré par son siècle comiThe le rival de Bourdiiloue. Il pi-tk'-ha douze stations à la cour. Nous avons de lui quelques sermons qui n'ont jamais €l€ impri- més, qui ne méritent point de l'être. Et les cinq oraisons funèbres qu'il prononça ne valent gaère mreux. Tantôt emphatique, tantôt subtil, Mascaron y semble beaucoup plus préoccupé de montrer son bel esprit que d'édifier l'auditoire ou de louer les grands morts dont il fait le panégyrique. Celle de Tirrenne* est plus simple et plus forte que l«s autres ; mais nous y trouvons encore main- tes traces de mam'ais goût. Flt>cliier, — Fléchier (1032-1710), éxêque de Lavaur, puis de Nîmes, se fit connaître d'abord par de petits vers et fut très goiité à l'hôtel de Rambouillet. Entre tous les prédicateui's du xvii® siècle, il est le^eul qui imprima ses sermons. Rren ne soT4ait de sa plume, nous dit un con- temporain, rien ne sortait non plus de «a bouche, même en conversation, qui ne fut travaillé. Ses lettres et ses moindres bilkns dénotaient le « littérateur » toujours soi- gneux du l)icn dire. Très châtiée, très délicate, très har- monieuse, la forme de Fiéchier trahit l'artifice. Pin*feout des figures postiches, périphrases de pur ornement ou factices antithèses. Son oraison funèbre de Turennc eut un grand succès^. Elle est, parmi ses Tes, celle où se marquent le mieirx; les qualités de «on esprit. Mais ces qualités ressemblent presque toujours à des défauts. Nous ne pouvons louer l'élégance et la 'finesse de Fié- cbier sans marquer ce que l'une a d'ajTprêté , ce que l'autre a de subtil ^. Iliassillon. — Massillon (1663-1742), prêtre -de l'Ora- toire, commença sa carrière de prédioateur en même temps que Bourladoue terminait la sienne. Il fit six oraisons funèbres, notamment celle de Louis XW, célèbre par son 1. Cf. Le dix-septihtue siècle par les textes, p. 484 et 485. 2. Cf. ibid., p. 504. 3. Il a laissé des Mémoires sur les Grands jours tenus à Clermont. On y trouve maints tableaux piquants de la vie provinciale au Itiilien du Tcvii» siècle. LE DIX-SEPTIÈME SlÈCLJS 271 Jc'bul*, raais qui ne se soutieiit pâS à cette hauteur. Nous s-sédons de lui environ quatre-vingts sermx^ns : qua- rante et un forment le Grand Canéme, et dis le Petit Ca^ rème, qu'il prêcha, devant Louis XV encore enfant (1718). recueil en parut trois ans après sa mort. Vajrlisl.e.. — H nest pas dans notre littérature d'écri- vain plus habile, qui sache mieux les ressomxes et les procédés de la rhétorique. Massillon a par excellence l'art du développement. Nul autre ne le surpasse soit pour tirer d'une idée tout ce qu'elle contient, soit pour la présenter sous ses divers aspects, pour en varier les for- mes. Et il n'est pas moins admirable' par la noblesse, lampleur, l'harmonie de son éloquence. Sans doute, cette éloquence copieuse et béaigne peut faire à la longue une impression de monotonie ; on voudrait parfois quelque chose de plus relevé et de plus fort, un peu plus d'accent, de relief. Et, d'autre part, il se plaît trop souvent à dtes artifices de diction que la chaire doit répudier. Mais c'est un rhétoricien hors de pair. Si l'autorité d'un Bossuct ou d'un Bourdaloue lui man- qua, il délectait ses auditeurs. Et ce n'est pa& assez dire. S'il ne convainquait pas leur raison, il les gagnait, les captivait en s'insinuant dans leur cœur. Sa parole avait je ne sais quelle grâce de séduction, un charme persua- sif qui agissait sur les sens eux-mêmes. Le moraliste. — AL»^^'ll«2^i_];i]l^fdwi-l'^ m£;Ar.^lp p}_lJlt'''^^ queledogmc et ne lie pjisjoujours ^^ momlp an rlno-mf . Son innovation, après les illustres sermonnaires qui l'a- vaient précédé, consista, dit Sainte-Beuve, « dans un sentiment plus vif et plus prc-sent des passions », qui lui fit attendrir quelque peu la parole sacrée. Il était natu- rellement très sensible et très doux. Ne l'ffccusons pas de mollesse, mais louons-le de prêcher la charité, la tolé- rance, d' « humaniser » la religion dans un temps où elle '^ montra souvent si peu humaine. Il annonce déjà un 1. • Dieu seul est grand, mes frères. » — Cf. Le dix-septièinc siècle par les textes, p. 516. 272 LITTÉRATUnE FRANÇAISE nouveau siècle. On sait d'ailleurs que les « philosophes » le goûtèrent fort, Voltaire surtout, qui faisait du Petit Carême une de ses lectures favorites. Ils lui savaient gré de s'être élevé contre l'ambition, contre la guerre, contre le despotisme, d'avoir pris la défense des « pauvres » et des « opprimés >». Même s il y a quelque candeur chez Massillon, celte candeur de son esprit dénote la bonté de son âme*. LECTURES Sur Bossuet : Brunelière, Études critiques, i. II, V, VI : Crouslé^ Fénelon cl Bossuet, 1894; Gandar, Bossuet orateur, 1867; F. Hë- mon, E.'isals de littérature et de morale, 1890; Jacquinet, les Pré- dicateurs du dix-septième siècle avant Bossuet, 1863; G. Lanson, Bossuet {coUocl'ion des Classiques populaires), 1891; Rébelliau, 5os- suet historien du protestantisme, 1891, Bossuet [coUcclion des Grands Ecrivains français), 1900; Sainte-Beuve, Lundis, t. X, XII, XIII, Nouveaux Lundis, t. II, IX ''article intitulé les Entretiens sur l his- toire, par M. Zeller); Schérer, Études sur la littérature contempo- raine, t. VI. Sur Bourdai.oue : A. Feugère, Bourdaloue, sa prédication et son temps, 1874; Sainte-Beuve, Lundis, t. IX. Sur FlÉchier : Brunetière, Histoire et littérature, t. II; Sainte- Beuve, Portraits contemporains, t. V; Taine, Essais de critique et d'histoire. ' Sur Massili.On : Brunetière, Etudes critiques, t. II; Sainte-Beuve, Lundis, t. IX. Cf. dans les Morceaux choisis : ' Classe de l-^', p. 180; *' Classe de 2», p. 18T; "* Ibid., p. 189. CHAPITRE XI Fénelon. RÉSUMÉ François de Salignac de la Mothe-Fénelon (1651-1715), né au château de Fénelon (près de Sarlat). Son éducation. Il est pendant dix ans supérieur des Nouvelles catholiques. Sa mission en Saintonge; il s'en acquitte saqs rigueur inutile. En 1689, il devient précepteur du duc de Bourgogne. Ouvrages qu'il 1. Cf. Le dix-septicnie siècle par les textes, p. 507-518. I. E DIX-SEPTIÈME SIECLE 273 lait pour son élève. Le quiétisme. Retraite à Cambrai. Idées politiques de Fé- nelon. L'aristocrate et le réformateur. Le « Traité de l'existence de Dieu ». Première partie : riche et noble déve- loppement des preuves physiques. Deuxième partie : métaphysique subtile, et parfois lyrisme. Le « Traité de l'éducation des filles ». Éducation des filles au dix-septième siècle : ignorance presque complète, oppression de la personnalité. Le pro- gramme de Fénelon est, en soi, très exigu ; mais l'esprit de sonUyre est très libéral. Le M Télémaque ». Critique du gouvernement contemporain. Antiquité et mo- dernité : l'œuvre a, par là même, quelquejchose d'équivoque. Sa valeur littéraire. « Dialogues sur l'éloquence ». Sévérité de Fénelon pour la prédication con- temporaine, n veut qu'on parle d'abondance. Ses sermons. La « Lettre à l'Académie ». Fénelon « impressionniste ». Il introduit dans la critique la notion du relatif. Il l'introduit aussi dans l'histoire. Louis^XIV_et. Bnssiip.t If, tri|^^^nf ^fj V|p1 esprit chimérique, parce qu'il ne veut pas sacri- iJf^TTsens propre au sens commun, la diversité à l'unité, l'indépendance à la discipline. son iiyre_est très i. Antiquité et mo- J^^ i valeur littéraire. KyAr prédication con- W^ \le de Fénelon. — Direction des « iVouvelles catholiques ». — Mission en Sainton^e. — La vie de Fénelon n'a pas l'unité qui nous impose dans celle de Bossuet ; mais elle est, comme son esprit, extrême- ment diverse et fertile. Né le 6 août 1(351, au château de Fénelon, en Péri- gord, il reçut une éducation très iorte et très fine. Dès l'enfance, il marqua sa prédilection pour la littérature et la poésie grecques, dont la grâce et l'élégante simplicité le ravissaient. Après avoir achevé ses études de collège, il entra au séminaire de Saint-Sulpice, et reçut les ordres en 1675. La faiblesse de sa santé l'ayant empêché d'aller, comme missionnaire, dans le Canada, il fut nommé directeur de la maison des Nouvelles catholiques. Cette fonction, qui convenait^i bien à son goût et à son tour d'esprit, Fénelon l'exerça pendant dix années avec un zèle délicat, et il mit à profit l'expé- rience ainsi acquise en écrivant le Traité de Vêducatlon des filles (1686). Ses Dialogues sur t éloquence furent sans doute composés vers la même époque, et c'est de 1685 i««cej>teur du duc de Itoor^s^Aj^iie^ — En l()t>9, il devijit pri'cepleur des enfants de France. On sait ce qu'était le duc de Bouc^o^ne, et ce quie Fénelon •en fit içrâce à sa métbode en Ti>êtiae temps douce et iière. Le maître n'eut d'autre tort que d exercer trop d'influence sur lélève, auquel il ne laissa aucune initiative. Il écrivit pour lui sca Fables^*, qui ont beaucoup de vivacité, de linesse, de sentiment, puis ses Dialogues des morts^**, où il donne sous une form« ingénieuse les préceptes de mo- rale et de politi<|ne les mieux appropriés à l'éducation «du jeune prince. Peut-être est-ce encot-e pour le duc de Bourgogne qu'il composa le Traité -tle V^xistence de Dieu^ et le rélémaquc[\Qm. Iief^(jniéti«Hie. — l^neton «etftoNsuct* — Dès 1688, Fén-elon iit la connaissance de 'M"® Guy on, fenrrae d'iina- ginalion exaltée. M"^ Guy on professait une doctrine en vertu de laquelle l'âme devait s'ouvrir tout entière aux « effusions » divines et s'abîmer dans le pur amour, dans un amour contemplatif et extatique. Elle eut un grand succès à Saint-Gyr et 'parmi l'entourage de M™^ de Main- tenon. Fénelon subit tout d'abord son ascendant. Mais Bossiîet, qui craignait le danger du quiétisme, qui voyait à quelles conséquences il aboutissait avec 'le morne espa- gnol Molinos*, n'hésita .pas .à le condamner péremptoi- rement. De là, ieiatre les deux prélats, une longue que- relle. SiBossuet futinjurieux et violent, Fénelon manqua, souvent de fiîancliise, ou, tootawa moins, de droiture. XJiiei 1. Cf. Le dioc-siptikme^iécie.par les textes, p. 524. 2. Cf. ibid., p. 529 et .533. 3. La preiniépe partie parut en 1712, à l'insu do Féaelou, la seconde en 1718. 4. D'i^prés Moliiios, nous ne devons même pas ho «s défendre coatre les tentations de la chair. Notre âme, tonte à Dieu, ignore ce que fait notre corps •et n'en est pas responsable. LE DIX-SJ'.PTltÈ3IE SIECLE 275 lois coiidaimné par le pape, il se soiiTnit en étalant «on humilité. Dans cette cfuerelle piirurent non .pas seulement deux caractères bien di-fférents, mais deux formes d'es- j)rit opposées. C'est la traidition, la .disoi^*)li7ie, « le sens comiuim )), que défend Bossuet, et ce cfwe défend au con- traire Pénelon, c'«st le sens proiM-e, c'est l'indiTidua- lisnie religieux. l<éttel«iii .à ^Gaanfoi'cii. — Ses idées ^o^tk]ucs. — En .1696, Fénelon avait été invité ipav le roi à re^er dans son diocès€xle Cambrai, où il devaitattendre le jugement du /pape. Ily passa, comme en exil, les dernières années Je sa vie. Lorsque mourut le Daup^kin, il iput espérer de devenir un jour ministre. Il avait été de tout temps a*m- l)itieux, de tout temps il -avait eu des idées paiticuli-ères sur le gouvernement. Ces idées sentent l'aristocrate, et sont bien souvent rétrogi^ades ; il veut revenir à une sorte de monarchie féodale et palemelle. Sachons-lui gré pour- tant de chercher, même si ce n*est guère que dans les lasses privilégiées, un temaipéiîamenl; au pouvoir absolu du roi. Tandis que 33ossuet fait ;gloia^e de soutenir les institutions établies, Fénelon ci'oil à la :nécessité d'-une réforme; et, par là du moins, il }' a en lai quelque chose qui nous annoncée déjà le xviil^ siècle. La mort du duc de Bour^o^ne porta à ses ambitions un coup cruel. Il vécut encore trois années en se déta- liant toujours davantage des choses iiïkondaines, en rem- idissant avec un zèle admirable tous les devoirs de son ministère. La Lettne siu' les occupations de l'Académi-e française (1714) lui liiut une distractiambreux ouvrages, que nous n'avons même pas signalés tous, qu(^- que.s-ans doivent attirer particulièrement Jiotre attention. Ce sont le Tnallé de le^cietenoe de Dieu, \e Tva'uc de l'é- ducation des filles, le Téléniaqne, les IHalogues &ur l'élo- quence et la Lettre à l'Académie. Le « TvtkMtAi 4lc l'texîMtevice (cle Dveii ». — . Le Tredlé de l'existence de. Dieu se divise en deux .parties bien 276 LITTÉRATURE FRANÇAISE distinctes. L'une développe ce qu'on appelle l'argument des causes finales. Nous y trouvons des pages admirables par la magnifique abondance du style. Mais elle manque en général de précision; Fénelon s'y montre ignorant de la science contemporaine. L'autre, écrite beaucoup plus tard, est l'œuvre d'un métaphysicien très subtil, et, sou- vent, d'un poète lyricpie. Le « Traité de IVcliiealioii des filles ». — ï/é- diicalioii des filles avant Fénelon. — Pour appré- cier à sa valeur le Traité de l'éducation des filles, il faut d'abord savoir comment on élevait les filles en ce temps- là. l^a discipline morale qui leur était imposée devait réprimer en elles autant que possible leur individualité propre. M'"^ de Maintenon réagit à Saint-Cyr, surtout dans les premiers temps, contre ce régime essentielle- ment coercilif. Mais elle s'attache cependant à prévenir les moindres signes d'une indépendance où elle ne voit que diabolique orgueil. Les filles « sont faites pour obéir sans raisonner ». Et l'instruction qu'on leur donne s'ac- corde avec cette éducation. « Ce sera sans doute un grand paradoxe, dit l'abbé de Fleury, vers l'époque même où Fénelon publiait son traité, de prétendre que les femmes doivent apprendre autre chose que leur catéchisme, la couture et divers petits ouvrages, chanter, danser, faire bien la révérence et parler exactement. » Si certaines femmes sont instruites, nous ne pourrions les citer qu'à titre d'exception, et leur savoir a le plus souvent quel- que chose de pédantesque. Il n'est guère de milieu entre l'ignorance complète, où l'on tient presque toutes les filles, et le pédantisrae, qui rend les autres ridicules. Le programme de Fénelon est, en sol, très exigu. — A vrai dire, Fénelon ne semble guère en avance sur son siècle. La grammaire et les quatre règles, avec des notions pratiques de droit, voilà tout le fond de son programme. Et, s'il admet l'histoire ancienne, ou même celle de France, la lecture des livres profanes « qui n'ont rien de dangereux pour les passions », un peu de musique religieuse, c'est beaucoup sans doute, LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 277 puisqu'il s'élevait en cela même au-dessus des préjugés «ontemporains, mais ce ne serait pas assez pour justifier la renommée de son ouvrage. l/esprît de son livre est très libéral. — Cette renommée, son ouvrage ne la mérite pas seulement par l'agrément de la forme, par un heureux mélange de gra- vité et de douceur, d'élégance et d'abandon. Il fait réel- lement date dans l'histoire du « féminisme », sinon pour avoir ajouté grand'chose à l'instruction des femmes, du moins pour avoir transformé l'esprit d'où procédait leur éducation. On peut y relever certaines idées fécondes que le siècle suivant ou le nôtre mettront en honneur, celle, par exemple, des « leçons de choses », ou encore celle du travail attrayant. Mais elles n'ont rien de parti- culier à l'éducation des filles, et nous les trouvions déjà chez les devanciers de Fénelon, notamment chez Mon- taigne. Ce qui donne au livre sa portée, c'est le principe même dont Fénelon part; il voit dans la femme une per- sonnalité indépendante qui a en soi sa fin. Cent ans après, Rousseau, bornant le savoir des femmes à ce qui peut les rendre agréables, exclura jalousement ce qui risquerait de mettre en échec l'autorité du mari. Quant à Fénelon, s'il n'est certes pas, comme nous disons au- jourd'hui, un féministe, il pose le principe de l'éducation féminine en voulant qu'on élève les filles en vue d'elles mêmes, et non pas seulement en vue des hommes ou d'un homme. Sans parler d'une foule de préceptes où l'on apprécie son esprit délicat, sa connaissance du cœur, sa tendresse ingénieuse, là est la grande nouveauté, la signi- fication essentielle de son ouvrage. Il faut, d'après lui, *< mener les filles par la raison, autant qu'on le peut ». La femme, aussi bien que l'homme, a s» dignité. Pour elle aussi bien que pour l'homme, le but de l'éducation consiste à rendre capable, non pas d'obéir sans savoir pourquoi, mais de se gouverner d'après sa raison et sa conscience ^ 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 521. IG 278 LITTi: RATURE FRANÇAISE Le « T(';léinaqiie »• — Crîtiquc ar une multitude d'épisodes ou de détails empruntés à Homère, à Sopho- cle, à bien d'autres poètes antiques, le TéLémaqae est chrétien par le fond; et, quoique la délicatesse de Féne- lon évite des disparates criardes, son livre n en fait pas moins d'un bout à l'autre je ne sais quelle impression l'équivoque. A'aleiir littéraire de l'oeuvre. — Au point de vue proprement littéraire, le Télémaque ne saurait passer pour une œu^Te supérieure. Il y faudrait plus d'origina- lité. Tel quel, c'est un charmant livre, où Fénelon a rais toute la distinction de son esprit. Sans doute la grâce en est parfois traînante, l'élégance trop fleurie à notre goût et un peu fade. Mais on y trouve maints tableaux aima- bles dans leur mollesse imprécise, des récits faciles et LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 279 coulants, des scènes délicates, nobles, pathétiques. N'y voyons pas d'ailleurs une sorte de pastiche. Si, pour ce (jui est art et style, Fénelon imite l'antiquité, il l'imite par des réminiscences inconscientes, et, disons mieux, en vertu d'une affinité intime entre son génie et le génie grec. Fénelon critique littéraire. — Toutes les qualités de Fénelon se retrouvent dans la critique littéraire. Il n'a pas la rectitude de sens à laquelle Boileau dut son auto- rité; il a, en revanche, un esprit plus libre, plus souple, plus ouvert; il lui est bien supérieur et par l'intelligence et par le sentiment. « Dialog^ues sur l'éloquence. » — Les Dialogues sur l'éloquence furent composés vers 1680. On regrette que Fénelon y ait adopté la forme du dialogue, car les personnages qu'il met en scène manquent d'individua- lité propre et sont de pures abstractions. Quant au fond même des idées, on peut lui reprocher une sévérité ex- cessive pour les prédicateurs contemporains, notamment pour Bourdaloue, et peut-être quelque exagération dans sa critique générale de l'éloquence sacrée. Il n'a cepen- dant pas tort de s'élever contre l'abus des textes profanes et celui des analyses ou des portraits, contre les divisions scolastiques, contre l'habitude d'apprendre les sermons. Sur chacun de ces points, il fait des observations ingé- nieuses et pénétrantes. Le dernier surtout lui tient au cœur. Il veut qu'on parle d'abondance : c'est le seul moyen d'être naturel et sensible, d'émouvoir l'auditoire. Fénelon prédicateur. — Lui-:uême suivait pour wii propre compte les conseils qu'il donne. Aussi n'a-t-il laissé que très peu de sermons. On connaît surtout le Sermon sur la Vocation des gentils [1680) §t le Sermon du sacre de l'électeur de Cologne (1707)***. Ceux-ci, vu la solennité des circonstances, lui demandèrent une prépa- ration particulière. Nous y retrouvons pourtant, jusque dans les passages les plus soutenus, cette spontanéité de sentiment et d'imagination, cette « plénitude de cœur » qu'il considère à juste titre comme la première qualité 280 - LITTÉRATURE FRANÇAISE de Icloquence en général, mais notamment de l'éloquence chrétienne. Si l'on y reprenait quelque chose, ce serait « un air négligé » que lui-même recommande, je ne sais quoi de diffus et de fluide. La « Lettre à l'Académie »• — Impression- nisme et relativisme de Féiielon. — La Lettre à l'Académie mériterait une longue étude. Nous ne pouvons ici passer en revue les diverses questions qu'elle traite; bornons-nous à marquer l'esprit général du livre. Ce qui nous y frappe d'abord, c'est la méthode, toute libre, fami- lière et personnelle. Nous avons là, non point une sorte de traité didactique, mais une lettre, une vraie lettre, qui a beaucoup plus de ressemblance avec V Epître aux Pisons d'Horace qu'avec Y Art poétique de Boileau. Et il ne s'agit pas seulement de la forme. Au dogmatisme classique, Fénelon substitue ce qu'on pourrait appeler l'impression- nisme. Il n'applique point des règles fixes; il s'inspire de sa sensibilité. C'est avec lui que pénètre dans la cri- tique littéraire le sens du relatif ^ Son admiration pour les Grecs, ceux d'Athènes et ceux de Rome, s'allie fort bien à la délicate intelligence des diversités historiques. Peut-être même l'expliquerait-on par là : il saisit dans le génie hellénique un caractère particulier, inimitable; il se rend compte que la civilisation de la Grèce primitive était propice à un genre de perfection où les modernes ne sauraient prétendre, à certaines qualités de naturel, d'aisance, de fraîcheur, de grâce ingénue, que lui-même apprécie par-dessus toutes les autres. Il a trop de goût pour ne pas aimer les anciens, il est trop intelligent pour admettre je ne sais quel formulaire immuable et méca- nique. Fénelon et riiistoîre. — Le sens de l'évolution. — Introduisant le premier dans la critique littéraire le sens du relatif, Fénelon l'introduit encore le premier dans l'histoire. Entre les dix chapitres de la Lettre à l'Aca- démie, celui qui traite de l'histoire est le plus original, 1. N'oublions pourtant pas Saiat-Évremond. LE Dix-si:i> rii:M K siècle 2(S1 le plus fécond, lc*}:>liis moderne. Fénelon, là surtout, s'op- pose à son temps. Il n'y a pas de siècle aussi peu « histo- rien » que le xvii". L'histoire, comme le dit Augustin Thierry, consiste à distinguer ; mais, au xvii* siècle, on ne distingue point, on s'intéresse à 1 homme en général, non à l'homme de telle race ou de tel âge; on est philo- sophe, en ce sens, on n'est pas historien. Fénelon, lui, veut qu'on peigne diversement soit les différents peuples, soit un même peuple aux différentes époques de son his- toire; il recommande sous le nom de « costume » la cou- leur locale; il conseille de joindre à la vérité matérielle celle des mœurs et des figures. Chaque race et chaque âge a son génie : voilà la vérité nouvelle qu'il apporte, que s'assimilera peu à peu le xviii^ siècle, et qui, dès le début du nôtre, transformera complètement l'histoire comme la critique littéraire*. Chez Fénelon, la notion du relatif s'unit à cet individualisme sentimental qui le carac- térise; si Louis XIV et Bossuet le traitent de bel esprit chimérique, c'est parce qu'il ne veut pas sacrifier le sens propre au sens commun, la diversité à l'unité, l'indépen- dance à la discipline. LECTURES Bizos, Fénelon (collection des Classiques populaires), 1895; Brune- tière, Histoire et littérature, t. II; Crouslé, Fénelon et Bossuet, 1894; Douen, l'Intolérance de Fénelon, 2* édition, 1875; Gréard, r Éducation des femmes, 1886; P. Janet, Fénelon (collection des Grands Écrivains français), 1892; Sainte-Beuve, Lundis, t. II, X. Cf. dans les Morceaux choisis : ' Classe de 2", p. 253; *' Ibid., p. 254. ••' fbid., p. 260, et classe de 1'% p. 269. 1. Cf. Le dix-septième siècle par les textes, p. 537. • 282 LITTERATURE FRANÇAISE CHAPITRE XII 1/ La Bruyère. — Saint-Simon. RÉSUMÉ Jean de La Bruyère (1645-1696), né à Paris. Il entre chez les Condé (1684). Les « Caractères »• (1688); éditions successives. La Bruyère élu àlA- caiémie (1693); son discours d?T-éception. ^T:ïï"caractère de La Bruyère. Élévation, noblesse, fierté ; tendresse et sympathie humaine. Son livre est un livre tout personnel. La Bruyère moraliste. Comparaison avec La Rochefoucauld : il prétend instruire et corriger; il est équitable et impartial; il fait un livre vivant. qu'offrent les « Caractères » à ce point de vue. L'homme de tous les siècles sous l'homme contem- porain. Plan du livre , rien de méthodique ni de suivi. Dans la peinture des portraits, La Bruyère pro- cède en analyste, par juxtaposition. L'écrivain. En quoi il n'est pas classique : artifice, recherche de l'effet; la forme renchérit parfois sur le fond. Ses qualités : éclat, relief, piquant, tour pittoresque et dramatique, Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755), né à Versailles. Sa vie. Son caractère : ambition impatiente et maladroite, vanité, humeur chagrine, violence, haines furieuses. Valeur historique des « Mémoires ». Partialité : mais sa passion même prête à Saint-Simon une clairvoyance terrible. L'écrivain. Il ne se soucie que d'écrire fortement. Son style est « abo- minable » à la fois et merveilleux. Originalité, puissance, vie. Incomparable Jean de La Bklykre (1645-1690). peintre de écrit mal. scènes et de portraits, Saint-Simon est un grand écrivain qui I.a Bruyi^re. — 8a vie. — Les éditions des « Ca- ractères ». — Jean de La Bruyère naquit à Paris en 1645, probablement le 16 août*. Il fit ses éludes de droit. En 1673, il acheta l'office de trésorier général au bureau des finances de la généralité de Gaen, ce qui ne l'empêcha pas de rester à Paris, où il menait sans doute une exis- tence retirée et studieuse. A peine si le revenu de sa J. Il fut baptisé le 17. LE DIX- SEPTIÈME SIÈCLE 283 charge lui suffisait pour vivre. Un contemporain nous le montre dans « une chambre proche du ciel, séparée en tleux par une légère tapisserie » que « le vent levait ». En 1G84, Gondé le prit comme précepteur de son petit-fils, âgé alors de seize ans. Il dut avoir beaucoup de mal avec un élève dont « la férocité était extrême » et pour lequel « les insultes étaient des délassements ». C'est sans doute à force de réserve qu'il sauva son indépendance et sa dignité. L'éducation du duc de Bourbon une fois termi- née (1686 ou 1687), il demeura « en qualité d'homme de lettres » chez M. le prince, où s'offrait à lui une riche matière d'observation. Son livre était déjà commencé. Il le publia en 1688, sous ce titre : Les Caractères de Tliéo^ pliraste traduits du grec, avec les caractères et les mœurs de ce siècle. Des trois cent soixante pages que compte le volume, la traduction de Théophraste et le Discours pré- liminaire en occupent cent quarante-neuf. Quant au reste, ■ca sont presque exclusivement des maximes. La Bruyère se fit pourtant beaucoup d'ennemis. Mais, enhardi par le succès, qui fut très grand, il n'en renforça pas moins son livre, à chaque édition successive, et surtout de nou- veaux portraits. Cinq éditions parurent de 1688 à 1690. Les Caractères devenaient une sorte de gazette bisan- nuelle. Kn 1691, La Bruyère se présenta à l'Académie. Élu en 1693, son discours de réception, où il loue les grands écrivains du temps, irrita les partisans de Cor- neille, qui lui reprochaient de sacrifier le vieux poète à Racine. Il leur répondit, en le publiant, par une préface mordante. Ses dernières années furent employées à écrire -des Dialogues sur le quiétisnie. Il mourut, d'un coup d'apo- plexie, le 11 mai 1696. Le caractère de La Bruyère. — Ji la vie de La Bruyère est mal connue, les Caractères nous renseignent assez sur sa personne. Non pas qu'il y fasse souvent des confidences. Au xvii" siècle, le moi paraît haïssable, et La Bruyère, en général, cache le sien. Mais, tout dissi- mulé qu'est ce moi, nous le découvrons facilement. La Bruyère, pour employer ses expressions, écrit par hu- 284 LITTÉUATLRE FRANÇAISE itioiir, tire de ses entrailles ce qu'il exprime sur le papier. Peu de livres sont plus personnels (pie les Caractères. Maintes réflexions de l'auteur trahissent son intimité; et, connaissant le milieu dans lequel il vit, nous pouvons bien souvent deviner à quelle occasion, et, par exemple, après quel froissement, quelle blessure secrète, il les a écrites. Ce qu'elles marquent, c'est l'élévation, la noblesse, la fierté, le mépris des vaines grandeurs*. Et c'est, à vrai dire, une certaine amertume, le sentiment de la dispro- portion qu'il y a entre son état et son mérite personnel; i!iais c'est encore, malgré tant de portraits satiriques et de maximes chagrines, la tendresse, la pitié, une sympa- thie humaine bien rare à son é|)oque. La BruyO^rc et La Uoeheroiieaiild. — Dans la préface des Caractères, La Bruyère rappelle ses devan- ciers, Pascal et La Rochefoucauld. On ne saurait comparer les Caractères avec les Pen- sées. Celles-ci, comme il le dit lui-même, « font servir la métaphysique à la religion »^^lle.s prétendent « rendre l'homme chrétien »- tandis qne les Caractères , moins « sTïïïTni^es ». visent à m rpnftye l'homme raisonnable n. C'est du livre de La Rochefoucauld qu'on peut rappro- cher celui de La Bruyère. La Rochefoucauld et La Bruyère traitent l'un et l'au- tre de rhomme considéré surtout uiaiis_ie^ commerce du nïônïïë Triais, si la matière_est_la même, l'objet et les procede's^ont toul ditierints. D'abord, La Rochefoucauld Tait œuvre de « psychologue » et non de moraliste; il se contente d obsei'A'er et de décrire; il ne donne pas de ^préceptes, il ne veut qu'anatomiser le cœur humain. La Jjruvère,^iui, kgtrrcorrloer les vices et les travers. C'est, declare-t-il,« l'unique fin qu'on se propose en écrivant ; on ne doit parler, Oli ne don écrire que pour linstruc- tion »r"îl dmiiumie aux hommes, comme lui-même le dit elïcoi'e, a un pttrS'^re succès que les louanges, et même quci^s réconIpënsë^7''T|iTrTî^#f~lîcîHes rendre meilleurs ». — ^Tînsuîte, La R(5tii^foutrautd ramène toutes ses obser- LE DIX-SEPTIÈME SIECLE 285 valions j)articulières aune seule vue*. Et de là ce qu'a -on ouvrage, ou ce qu'il paraît avoir, de plus profondé- iiient pensé; mais de là aussi ce qu'un tel ouvrage a de partial, d'artificiel, et quelquefois de puéril. Dans les Ca- ractères, que ne domine et ne contraint aucune vue d'en- semble, nous ne trouvons pas cette unité systématique. Voilà pourquoi l'on refuse souvent à La Bruyère le nom de philosophe. Mais il mérite ce nom beaucoup plus que La Rochefoucauld; car l'esprit philosophique exclut l'es- prit de système, incompatible avec la clairvoyance et l'é- quité. — Enfin, Xçs^Maxinies sont un livre tout abstrait, et les Cnractèrea \\x\ livre vivant. La Bruyère nous mon- tre desongmaux qui parlent, cpji agisserm._qui ont une piïysîqnomie distincte , précisé j significative. C'est un peintre; pour être un romancier, il ne lui manque gueTe qirtine « action » capable de relier les uns aux autres ses personnages. " m peinture de la réalité coiitemporaîne. — On rencontre dans les Caractères bien des choses qui ne se rapportent qu'au temps. L'abbé d'Olivet écrit, qua- rante ans après leur apparition : « Pourquoi les Carac- tères ne sont-ils plus si recherchés? Tant qu'on a cru voir dans ce livre des portraits de gens vivants, on l'a dévoré; mais, à mesure que ces gens ont disparu, il a cessé de plaire si fort. » Et déjà, en recevant La Bruyère à l'Académie, Charpentier disait : « Théophraste n'a envisagé que l'universel, vous êtes descendu dans le par- ticulier. Cela est cause que ses portraits ressemblent toujours; mais il est à craindre que les vôtres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant qu'on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer avec ceux sur qui vous les avez tirés. » Si La Bruyère, saué" pour certains originaux (Cydias, Irène, Emile, etc.), retrace les mœurs, sans toucher aux personnes, ce sont bien ses contem- porains qui lui ont servi de modèles. Il peint d'après nature. Après tout, Molière avait-il fait autrement? 1. Cf. p. 194. 286 LITTÉRATURE FRANÇAISE Intérêt des « Caractères » à ce poiut de vuec — Son œuvre est des plus intéressantes par ce qu'elle a de particulier au siècle, par la satire qu'il y fait des grands, des gens de finance, des faux dévots, et non seu- lement de telle ou telle classe, de tel ou tel corps, mais des institutions établies, de la royauté elle-même. Sans voir en La Bruyère un révolutionnaire, on peut dire que maints traits de son livre annoncent dès lors- par leur hardiesse agressive les philosophes du xviii® siè- cle, qui n'étaient pas encore nés. Et, d'autre part, ce qu'il y a de contemporain, voire « d'actuel », dans les Caractères, c'est justement ce qui leur donne cette figure pittoresque. Car enfin Charpentier nous la baille belle en mettant Théophraste au-dessus de La Bruyère, sous pré- texte qu'il a envisagé l'universel. Théophraste s'en tient à des généralités incolores et banales. Ses portraits, déclare Charpentier, ressemblent toujours; autant dire qu'ils nom jamais ressemblé. Ce qu'il y a d'étcruel dans les « Caractères ». — Quel que fût son respect pour le philosophe grec, La Bruyère ne craint pas d'écrire, en toute modestie, qu'il « s'applique davantage aux replis du cœur ». Même si, dans les Caractères, un ^;rand nombre de traits dénotent les hommes du temps, l'observation y est assez péné- trante pour que l'homme de n'importe quel temps se reconnaisse sous le costume de 1 homme contemporain. Malgré ce que disaient Charpentier et d'OIivet, malgré ce que dit après eux Voltaire, ils n'ont pas cessé d'être un des livres les plus lus de notre littérature. Et ils le doivent non seulement au talent de l'écrivain, mais aussi à la profondeur du moraliste. Ce serait leur faire tort que de « les renfermer en un seul pays », atteste La Bruyère; disons mieux : ils soHt de tous les pays et ils sont de tous les siècles. La coinpasitioii du livre : rordi»e des chapi- tres. — Les Caractères n'ont rien de méthodique, comme ils n'ont rien de systématique. Beaucoup de maximes et de portraits pourraient être transportés d'un chapitre à LE J)l.V-Si: PTIÈ.Miî SIÈCLE 287 l'autre. Et, si la distribution des matières en seize cha- pitres offre un certain ordre, nous ne nous rendons pas compte du plan suivant lequel ces chapitres se succèdent. Dire qu'il y a dans le livre deux parties, dont l'une ren- ferme les quinze premiers et l'autre le seizième*, ce n'est point expliquer les « raisons » qui, d'après La Bruyère"-^, auraient détermine la succession des quinze premiers. Sainte-Beuve a bien essayé de les découvrir 2. Mais ses hypothèses, si ingénieuses soient-elles, ne va- lent que pour quelques-uns, pour trois ou quatre. La suite dans chaque chapitre. — On n'aperçoit pas non plus, dans les chapitres pris chacun à part, « cer- taine suite insensible des réflexions qui les composent *^ ». La Bruyère avait l'esprit peu capable de teneur; ainsi que Boileau le lui reprochait, il s'est « délivré de la ser- vitude des transitions ». Nous ne saurions du reste sous- crire à une telle critique. Ce n'est pas un ouvrage suivi que l'auteur prétendait écrire. 11 a évité tout ce qui pou- vait donner aux Caractères l'air d'un traite en forme. Et cette libre composition rend son livre plus vif, plus piquant, plus conforme à la réalité même. Dans chaque caractère , juxtaposition de traits. — Si l'on considère enfin La Bru3^ère comme peintre, on voit qu'il procède en juxtaposant les traits. Sa méthode est celle d'un analyste. A vrai dire, elle a un inconvénient : c'est que nous ne saisissons pas toujours l'unité des personnages. Mais aussi elle nous les fait connaître dans le détail de leur individualité. Par là, l'au- teur des Caractères est sans doute l'écrivain le plus réa- liste du siècle. Son réalisme consiste non seulement dans 1. Cf. préface du Discours à l'Académie : « N'ont-ils pas observé que, de seize chapitres qui le composent, il y ea a quiay.c qu^ s'attachant à décou- vrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne teiident qu'à ruiner tous les obstacles qui affaiblissent d'abord, et qui ëlcigneut ensuite dans tous les hommes la con- naissance de Dieu : qu'ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chajjitre, où l'iithéisme est attaqué et peut-être confondu? » 2. Cf. la préface des Caractères. 3. Cf. UiHdis, t. X. 4. Préface des Caractères. 288 L IT T É H A r L R E F H A N Ç A I S E l'emploi du mot propre et concret, mais surtout dans ce que la description a chez lui de minutieux. Lr llruyôrc écrivain. ^— En quoi il n'est pas classique. — Ses qualités. — Gomme écrivain, La i^ruyère n'est pas tout à fait un classique; il ne l'est pas du moins au même titre que ses aînés du xvii« siècle. Boileau le goûtait médiocrement. « C'est, écrit-il*, un fort bon homme, et à qui il ne manquerait rien, si la na- ture l'avait formé aussi agréable qu'il a envie de l'être'^. » On devine sans peine ce qu'il trouvait à reprendre dans les Caractères : une manière moins unie et moins directe que celle des purs classiques, une manière plus curieuse, plus secrète, et qui, parfois, ne va pas sans quelque préciosité. La Bruyère lui-même fait cet aveu : « On a mis daus le discours tout l'ordre et la netteté dont il est capable; cela conduit insensiblement à y mettre de l'esprit. » Mettant de l'esprit dans le dis- cours, La Bruyère en met parfois trop. Et il écrit trop bien, parce que, souvent, son expression renchérit sur sa pensée. Si, par là même, ce n'est pas un écrivain de premier ordre, c'est un merveilleux styliste. Il a su employer avec une extrême habileté tous les procédés de l'art le plus subtil. Nous trouvons ces procédés énumérés dans la préface des Caractères. « On pense les choses d'une manière différente, et on les explique aussi par un tour différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un paral- lèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une pein- ture... » Et ce ne sont encore là que des formes géné- rales d'expression. Une infinité d'autres artifices qui touchent au détail n'ont pas trouvé place dans cette liste. Sans doute ils se laissent voir. Mais ils produisent tout de même leur effet; ils prêtent au style de La Bruyère 1. Lettre à Racine. 2. D'Olivet nous le peint, au contraire, « craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit ». LE D I X - S E P T I E M E S I !• C L E 289 la variété, l'éclat, le piquant, le relief, le tour pittoresque et draujatique. Saint-Simon. — Sa vie. — Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755), bien qu'il ait commencé la rédaction définitive de ses Mémoires vers 1740, appartient au xvii*^ siècle par ses idées et ses opinions-; il remonte même beaucoup plus haut, et n'a en tout cas rien de com- mun avec l'esprit du xviii^ siècle. Après avoir servi dans l'armée, il donna sa démission en 1702, sous prétexte d'un passe-droit, et alla habiter Versailles, où il essaya vainement de se pousser. Saint-Simon, de nature, est un mécontent. Il s'usa en misérables intrigues, en querelles de préséance, furieux, lui duc et pair^ de voir les grandes alHiires aux mains des rotu- riers. Son ambition impatiente et maladroite essuya maints déboires, et, parvenu enfin au pouvoir, sous la Régence, sa peur des responsabilités ei son indécision le paralysèrent. Dès 1694, Saint-Simon « tint un registre ». Quand, à la mort du duc d'Orléans, il quitta la cour, ses notes couvraient d'innombrables feuilles. Quelle forme allait-il leur donner? Son hésitation dura jusqu'au moment où il prit connaissance du Journal de Dangeau. Ce journal, qu'il trouvait « fade à faire vomir », ne lui servit pas moins de canevas pour rédiger ses propres Mémoires. V^aleiip historique des « Mémoires ». — Saint- Simon a une haute idée des devoirs que 1 histoire impose^. « Toute aversion, dit-il, toute inclination, tout amour- propre et toute espèce d'intérêt doit di|paraître devant la vérité la plus petite et la moins importante. » Croyait- il mériter lui-même le nom d'historien? Il reconnaît, il confesse de bonne grâce sa partialité. « Je ne me pique 1. Son pore avait reçu la diichô-pairie de Louis XIII, qui le distingua parce qu'il lui présentait bien son cheval et ne bayait pas dans les cors. 2, Cf. Le dix-septième siècle par Us textes, p. 563. 17 290 LJTTÉnATUllE' FRANÇAISE pus d'élre impartial, je le fciviis v-Sàaioaate furent imtpo'imés.'-xfa'sen.tSâS. LE DIX- SEPTIÈME SIECLE 291 Son ami le duc do Liiynos remarque qu'il employait en parlant « des termes propres à exprimer fortement ce ((uil voulait dire, sans s'embarrasser s'ils étaient bien français ». Le mot caractériserait sa manière d'écrire aussi bien que sa conversation. Il écrit « à la diable )>. Peu lui importent l'élégance et la correction, pourvu ({u'il écrive fortement. Son style irrégulier, enchevêtré, rocailleux, dissolu, -I' moque de la grammaire comme de la rhétorique, et :i obéit qu'à la sensation. Aujourd'hui que V « impression- nisme » a si profondément modifié notre langue, nous ^entons encore ce qu'un tel style a d'abominable. Saint- Simon ne sait pas même équilibrer une phrase; cela exige la possession de soi, et il ne se possède point. Mais, à défaut de l'art, il a le génie. Nul style classique n'égale- rait le sien pour l'originalité, la vie, la puissance d'ex- jiression. Incomparable peintue de scènes et de portraits*, ce forcené, ce maniaque, n'est pas un bon écrivain ; il est un grand écrivain qui écrit mal. LECTURES Suu La BnuYÈRE : J. Lemaîtrp, /rs Contcrnparnîns. t. VI; Pellis««n, La Bruyère (collection des Classiques populaires), 1892; Prévost- Paradol, les Moralistes français, 18(î5; Sainte-Beuve, Portraits liitërairpjs, t. I"', Noiwt-^auœ Lundis, t. \", X; Taine, IVonceaujr Essais de critique et d'histoire, article de 1854 ; Vinet, les Mora- listes français des seizit'rne et dix-septième siècles, 1859. Sur Saîxt-Simon : G. lioissior, Saint-Simon (colleotion des Cri-ïïnds Écrivains fiimçais), 1,S92.; .). de Gro/aU, Saint-Simon (colleotion des Classiques populaii-es^), 1«5>1 ; Saiirte-Beiive, Lundis, t. III. XV, youi^eanx Lundis, t. X; Taine, Essais de critique et d'his- toire, 1«S8. Cf. dnîis les Morceaux choisis : ' Classe de U», p. 261. # 1. Cf. Le dix-septihme siècle par les textes, p. 548 et suiv. QUATRIEME PARTIE LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE CHAPITRE PREMIER Bayle, Fontenelle. L'esprit général du dix-huitième siècle. RESUME Précurseurs du dix-huitième siècle. Pierre Bayle (1647-1706), né au Cariât, dans l'Ariège. Sa vie. Ses principaux ouvrages : les « Nouvelles de la République des lettres », sorte de « revue »> ; le « Dictionnaire historique et critique ». Bayle écri- vain : le sens de l'art lui manque ; il ne sait pas composer; il écrit dans un style savoureux, mais lourd. Bayle philosophe : son relativisme en tout, sa critique universelle. Il est, pour le dix-huitième siècle, un maitre à douter. Bernard le Bovier de Fontenelle (1657-1757), né à Rouen. Ses premiers ouvrages : le bel esprit. Le philosophe. « Dialogues des morts «'T'^Tîntre- uens sur la pluralité des mondes », « Histoire des oracles ». Rôle de Fontenelle dans la querelle des anciens et des modernes. Sa « Digression ». ii pose la question au point de vue scie(lllll(|ue V là nature est toujours la même. Les « Éloges des académi- ciens ». Fontenelle devancier des encyclopédistes. Caractères généraux du dix-huitième siècle. Au dogmatisme se_substitue le s^pticîshrer à la démonstration, la-discussion; à la_^ynthèse, l'analyse. Xes « philosophes » dans le monde. Les salons. 'M"^^ "de La™5e'^t7îl™^ de Tencin, M"ie d'Épinay, M^e Geoffrin, M'»e du Deffand, M^e de Lespinasse. L'esprit rend les conditions égales. La littérature au dix-huitième siècle. C'est une littérature appliquée^ppli- quée à la ssienoe-elle-même, mais surJ,ogràla^ politique, à là législation, à l'économie sociale. Lesicrivains, dès lors, ne sont plus de pùrr artistes, ni "des psychologues, ni des moralistes étudiant l'homme isolé ou dans ses rapports mondains avec les autres hommes; ils sont des « philosophes », ils •écrivent pour agir, pour combattre les préjugés, les superstitions, les abus, pour répandre les idées de justice, de bienfaisance, de progrès matériel et moral. LE DIX-HUITIÈME SIECLE 293 Précurseurs du clix-huitîèiiie siècle. — Quelques écrivains du xvii* siècle, La Bruyère par exemple et Fé- nolon, font déjà, par certains côtés, pressentir le xviii^ Mais il en est deux qui sont vraiment les devanciers des philosophes » : Bayle, né en 1647, mort en 1700; Fon- tanelle, né en 1657, mort en 1757. Hayle. — Sa vie. — Ses principaux ouvrages. Pierre Bayle, iils d'un ministre calviniste, se convertit au catholicisme dans sa vingt-deuxième année, puis, redevenu protestant, quitta la France. En 1675, il fut nommé professeur de philosophie à l'Académie de Se- dan, où il resta jusqu'en 1681. Il s'établit ensuite à Rot- terdam, et, désormais, ne sortit plus de sa studieuse retraite. Ses principaux ouvrages sont : les Pensées sur la comète (1682), où il discute le dogme de la Providence; les Nouvelles de la République des lettres (1684-1687), sorte de « revue » ; et surtout le Dictionnaire historique et critique (1696-1697), qui ne devait primitivement que relever et rectifier les erreurs des autres Dictionnaires, et dans lequel les commentaires philosophiques empié- tèrent de plus en plus sur le texte. Bayle écrivain- — Si l'on faisait ici l'histoire des idées, et non pas celle de la littérature, il faudrait donner à Bayle une place considérable. Mais Bayle est beaucoup moins un « littérateur » qu'un érudit et un philosophe. D'abord, il n a pas du tout le sens de l'art. Il ne voit pas de différence entre la Phèdre de Racine et celle de Pra- don. Il ne se soucie que des idées en elles-mêmes, et préfère la moindre dissertation à la plus belle tragédie. Ensuite il ne sait pas composer, et n'y tient guère. « Je prends le change fort aisément, avoue-t-il de bonne grâce, je m'écarte souvent de mon sujet, et je sui.s fort propre à faire perdre patience à un lecteur qui veut de la suite et de la régularité partout. » La méthode de Bayle, lâche et discursive, ne comporte aucun ordre apparent. A vrai dire, il ne perd jamais son propos de vue, mais rien ne lui répugnerait j)lus qu'une rectitude méthodique; il se plaît aux détours, aux biais, aux digressions qui s'enche- 204 L I T T I-: l< A T U IV E V n A X Ç A I s E vêti'ont l'iiuo dans l'autre, et nous mène où il veut par toute sorte de circuits. Son style enfin, qui ne manque pas de saveur, est loui-d, diffus, pénible ; archaïque, soit quant aux mots, soit (juant à l'allure générale, il « retarde de cinquante ans' ». B«,yle philosophe. — C'est comme philosophe clls ( .nrppLLlp. et Thomas lui ouvrit de bonne heure l'ac- cès du Mercure. Nous nous bornons à mentionner ce qu'il a fait de proprement littéraire : des opéras, des poésies pastorales, la tragédie à'Aspar, qui lui attira, de Racine, une épigramme fameuse-, les Zer/r^s du chevalier d'Her... (1683), écrites dans le goût de Voiture. Tous ces ouvra- ges sont d'un écrivain très délicat, très agréable, mais sec, menu, pointu, et suppléant à la se^nsibilité parle bel esprit; on y retrou^'e le Gydias de La Bruyère. Lésa Dialogues diiito*!H»|>ïïes » dans le « monde ». — Au XVII'' siècle, nos écrivains vivaient presque tous dans la retraite. Au xviii®, ils vivent dans "le monde, foimiés en groupes qui serattachent les iins~aiix autres pour l'ac- tion commune. |je» 5!»4ik>n.s. — Il y a des « cafés » littéraires. Il y a surtout des salons, el qui ne ressemblent guère aux ruel- les d'autrefois. Je ne parle pas du château de Sceaux, où la duchesse du Maine s'ingénie à des divertissements assez futiles. Mais, chez M™'' de Lambert, durant la pre- mière moitié du siècle, on ne se contente ni de remettre en honneur la préciosité ni de soutenir Fontenelle et La Motte contre les anciens, on cause aussi de morale et de politique, et chez M™*^ de Tencin, ce sont « conversa- tions de philosophes ». Puis, durant la seconde moitié, les salons « philosophiques » succèdent aux salons litté- raires. Une s'agit pas seulement des réunions qui avaient lieu dans la maison du baron d Holbach et dans celle d Helvétius, où l'on était entre soi, où l'on n'avait pas à se sur\'eiller. Chez M™*" d'Epinay, on parle librement de tout, et Diderot lui-même peut s'y donner carrière. M"^ Geoffrin est la « mère » des philosophes , qu'elle rappelle parfois à l'ordre et morigène d'un geste *. M'"*' du Deffand fait, avec eux, assaut d esprit et de malice pi- quante. M"^ de Lespinasse, enfin, met au service des encyclopédistes l'ardeur de son âme passionnée. Dans ces salons régnent les écrivains. Ils ne sont plus, comme jadis, les « domestiques » des grands; « l'esprit, dit Duclos, rend les conditions égales. » Ils créent une opinion; ils associent le public à leur oeuvre de propa- gande-. Caraeière de la liitév^Uuve^ an diiL—li ni tienne 1. Sur M">e GeofTrin, cf. Le dix-huitième siècle par les textes p. 27-36. 2. Sur la conditioa des gens de lettres, cf. Le dix-huitibmc siècle par les textes, p. 36-i3. LE DIX-HUITIÈME SIECLE 299 sîî^clc, — Nos écrivains du xvii^ siècle, avant tout et presque uniquement « arlTstes », restent en dehors de ïïé qui ne concerne pas leur ajrt- Lis ne s'ocj-^pent point dFsquestimis politiques et sociales; et, si quelques-uns d'entre eux sont ïï^es savants, les sciences qui les înrérës- scTîTnsr^geometfie par exenipk et l'algèbre_^nlont rien que^aEstrait. ^JTra-tHm qu'ils se proposent d'instruire et de corriger_leurs_^gnl:emporaiTis? Peut-être. ^lak leurs observations ne portent que sur TlmmnFie nnr^.air^i^^'^^ soit eiflui-ménie, SOll, le plus S^ny^^nt, dang CAa-xiapjwa...^^ mondains aTec^ tes autres hommes. Au xviii^ siècle^ les écptTa:ins, beaucoup moins artistes que philosophes, font fâTFmerit de l'art même leur principal objet^andis que les chets-d œuvre" du siècle précédent étaient des tra- gédies,^es corfirédTC^, -dg5-j^les,"^i chefs-d'œuvre du xvTir siècle s'intitulent T Esprit des lois. Y Essai sur les mœurs, le Contrat social, ÏEmile. On écrit pour agir, comme dit Voltaire. Voltaire n' « agit » pas seulement quand il compose son Dictionnaire phiLosophigue ou ses ptaidoyei^ en nav^rr de Cala^, il agjT enf^ôre en écrivant la H-ènriade alin de .gloririer dans Henri YY Fauteur de ^edit de^iNantes, ou Ma^toniiBt -^^n de combattre le fana^ Usme. Le qui mtéresye les^cnvams~du xvin*^ sTècle, c'est rhomme con:3idefe~¥onime membre de la société politi- (pio. La littérature est pour eux un maven, non une fiiTT Ceur liiteraiure est une littér^atui^e « appliquée ». zVppli- <[uée à la science elle-même, non tkis tant à la science spcculaiive qu a la science positive, à l'observation de la nature, des choses réelles: appliquée surtout à la poli-^ tique, à la léf^islation, à l'économie sociale. Ils ne soiît pasoes psycnoiQgues, qu^ tout au plifs, des moralistes, comme tërX'crîvaïns du xviri^^ sfpflo. lis sont des p/iiloso- 7?//è>. et Imi ii llliUosophie)) con-siste à rfpandre autour d'eiT\ le.M id^s li^ |lHtice, de bienfaisance, de progrès matériel et moral. *--— 300 L 1 1 1 L I? A T i: Il !•: r n a x ç a j h t L L C T U K E s SuK Bavle : Brunctièrc, Ktudes critiques, t. V, 1893; Lenient, Étude sur lîtii/le, 185."); Perrons, les Libertins en France au dix-septième siècle, 18ÎH); A. Sayous, la Littérature française à l'étranger, t. I""", 1853; Sainlo-Houvo, Portraits littéraires, t. l^^. StR KoNTKNKLLi; : Floiircns, Fontenelle ou la Philosophie moderne, 1847 ; Sainlo-Bouvo, Lundis, t. III ; Vinet, Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle, 1853. Cf. dans les Morceaux choisis: * Classe do 1"", i>. 'iô'.). CHAPITRE II Montesquieu. H E s U M E Charles de secondât, baron de Montesquieu (1689- 1755), né à la Bréde, près de Bordeaux. Ses pre- miers travaux, sur des questions de sciences phy- siques et naturelles. Les « Lettres persanes » (1721). Voyages en Autriche, en Italie, en Angleterre. Les « Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains » (1734). L' « Esprit des lois n (1748). Caractère de Montesquieu : empire sur soi, mo-k dération, gravité; sagesse élevée, hautaine; justJ équilibre du tempérament / Les « Lettres persanes ». Part du libertinage. La satire de la société contemporaine : portraits. Les questions du jour : anciens et modernes, bulle « Unigenitus », système de Law, etc. Idées philoso- phiques, reprises plus tard dans 1' « Esprit des lois ». Les « Considérations ». Leur valeur documentaire : quoique Montesquieu ne contrôle pas assez les textes, son œuvre est, dans l'ensemble, aussi admirable pour la vérité du fond que pour la beauté de la lorme. Montesquieu et les Romains : affinités. Devanciers de Montesquieu. Comparaison avec Bossuet. Le style des « Considérations » : sévère grandeur, force, concision auguste. L' « Esprit des lois ». Plan du livre : disproportions, obscurités, incohé- rences. Il faut le lire comme une collection d' « essais ». Les divers gouvernaraents. Leurs principes. Les lois de l'éducation. Le gou- vernement anglais. Influence politique de Montesquieu. Il est un conservateur libéral; rien, chez lui, d'un idéaliste, d'un radical, d'un révolutionnaire. Par là il s'oppose Montesquieu (1689-1755). LR DIX-HUITIÈME SIECLE 301 à Rousseau, comme un historien, un jurisconsulte, un naturaliste, doit s'op- poser à un géomètre. Montesquieu. — 8a vie, — Charles de Secondât, l)aroii de la Brède et de Montesquieu, naquit le 18 jan- vier 1689, au château de la Brède, non loin de Bordeaux. Il lit de fortes études chez les oratoriens de Juilly. « Au sortir du collège, dit-il, on me mit en main des livres de droit; j'en cherchai l'esprit. » Ce qui l'intéressait déjà, c'était de raisonner sur les choses. Il ne prit jamais goût à la procédure, et se consola de n'y rien entendre « en voyant à des bêtes le même talent qui le fuyait ». Conseiller au parlement de Guienne dès 1714, il devint deux ans plus tard, après la mort d'un oncle, président à mortier. Ses premiers écrits sont des mémoires pour l'Académie de Bordeaux touchant diverses questions de science physique et d'histoire naturelle. En 1721, il pu- blia les Lettres persanes, qui eurent un grand succès. En 1726, il vendit sa charge afin de se livrer tout entier à ses travaux personnels. En 1728, il fut nommé membre de l'Académie française. Cette même année, il entreprend un long voyage d'études. Il séjourne successivement en Autriche, en Hongrie, en Italie et en Angleterre, recueil- lant une foule d'observations sur les gouvernements, les lois, les mœurs. De retour en 1731, il se fixe dans son château de la Brède. En 1734, il fait paraître les Consi- dérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. Elles ne sont, pour ainsi dire, qu'un cha- ])itre, très développé, du livre qui occupa la plus grande partie de son existence. Publié en 1748, ce livre, V Esprit des lois, mit le comble à sa réputation. Il mourut le 10 février 1755. Son caractère. — Avant d'appréaier son génie, disons quelques mots de son caractère. Les traits essen- tiels en sont l'empire sur soi, la modération, la cons- tance, une gravité sereine. Peu sensible et point du tout sentimental, Montesquieu vit pour la pensée. Il domine ses passions. Si nul autre des philosophes ne fut plus 302 LITTKllATURE FRANÇAISE humain, dans le sens supérieur du mot, son humanité a peu d élan ; elle ne manque pas de ferveur, elle manque de tendresse. C'est un « intellectuel ». Et c'est aussi uu stoïcien, qui s'interdit les émotions capables de troubler l'âme. Il reste à l'écart de La mêlée, en dehors des partis, non par indifFérence, mak par hauteur. Très préoccupé du bien public, il y travaille sans hâte, sans vaine agi- tation. Equitable, indulgni'nt, toujours disposé à s'accom- moder des choses et des hommes, ou même à s'y accom- moder, le juste équilHîfre de son caractère s accorde avec la sagesse élevée de son esprit*. Lt»« « Lettres i^crsiwies »• — En faisant les Ze/f7*6'.v persanes, Montesquieu paye tribut au libertinage du temps de la Régence ; il \' a dans ce livre toute une partie fri- vole, voire licencieuse, que remplissent des histoires de sérail. Mais il y a aussi un tableau très vif de La .société contemporaine ; et Montesquieu y introduit déjà beaucoup de \ Esprit des lois, sous une foruie légère et piquante. Pehiture de la siiiciété. — Vues philosophiques. — Peu importe si 1 idée première des Lettres persanes fut empruntée aux Anuisements sérieux et comiques de Dufresny, Elles rappellent en tout cas les Caractères de La Bruyère pour la description des mœurs, et les récits de Tavemier et de Chardin pour ce qui s'y trouve d' « exotisme ». C'est un recueil de lettres que s'écri- vent l un à l'autre ou qu'écrivent à leurs amis les deux Persans Usbek et Rica, l'un d'esprit plus sérieuoc, plus réfléchi, l'autre d'humeur badine et railleuse. Aucun tra- vers, aucun ridicule ne leur échappe; et d'incessantes comparaisons tii-ées des mœurs orientales mettent en plein relief ce que les nôtres ont de plaisant ou d'incongru. Signalons notamment, dans cette peinture satirique de la société parisienne, un certain nombre de portraits : le gi*and seigneur, le nouvelliste, le fermier général, le casuiste^ le déci^ionnaire, Ihomme à bonnes fortunes. Si nous y reconnaissons le genre de La Bruyère et ses 1. Cf. Le dLc-huitpè'me siècle par les textes, p. .5"». LE DIX-*H?UITIÈME SIECLE 303 procédés, la façon cependant en a quelque chose de plus incisif. Et Montesquieu ne se borne pas à la satire morale; il dit son mot sur toutes les questions religieuses et poli- tiques qu'on débattait en ce temps-là; il indique, che- min faisant, maintes idées fécondes qui trouveront leur développement dans ses autres ouvrages. Une courte phrase : « La liberté semble faite pour l'Europe, la sei^- vitude pour l'Asie, » contient en germe la théorie des climats; une autre : « Le meilleur gouvernement est celui qui conduit les hommes de la façon qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination, » résume la philoso- phie de V Esprit des lois. Enfin, son allégorie des Troglo- dytes trace le tableau d'une république idéale fondée sur la vertu^ Ce tableau ressemble sans doute à celui de Salente qu'avait tracé Fénelon'^. Mais, chez Fénelon, c'est le prince qui impose l'ordre, et, chez Montesquieu, c'est le peuple lui-même qui se l'impose. Les Troglodyites demandent un roi lorsque la vertu commence à leur peser. Les- « Co«i«idérat»oiis ». — Il y avait du liberti- nage et de l'irrévérence dans les Lettres persanes, et dans Vlisprit des lois il y aura ce que M^"« du Beffand appelle de l'esprit sur les lois. A peine si, dans les Considéra- tions, se rencontreait çà et là quelques traits d ironie. Le livre, d'un bout à l'autre, est en parfait accord avec un tel sujet. I.euf vnieiM* clM^euineiiitaîre. — Gomme œuvre documentaire , les Considérations méritent tout d'abord quelques critiques. Montesquieu étudie les textes très diligemment, et l'on ne conteste point son respect ou même sa passion de la vérité. Ce qu'on lui reproche, c'est de ne pas discuter ses auteurs. Ni certiiines légendes de Plutarque, ni les récits de Ïite-Lipe relatifs aux premiers temps de Rome, ne lui paraiesent suspects*et il commente souvent des faits inauthentiques sans les avoir contrôlés. Mais, malgré bien des erreurs de détail, malgré bien des 1. Cf. Le dix^huitièrnt siècle par les textes, p. 44-52. 2. Daus le Télèmaque. 304 LITTÉRATURE FRANÇAISE parties caduques, le livre n'en reste pas moins, dans son ensemble, un monument admirable tant par la vérité du fond que par la beauté de la forme. Monlesquicii et les Hoinains. — Nous trouvons chez Montesquieu du Romain de l'ancienne Rome. La solidité de son esprit et la fermeté de son caractère le rendaient éminemment propre à comprendre un peuy)le dans lequel lui-même se reconnaissait. Ce peuple exerça toujours sur lui un attrait puissant. Dès 1716, il commu- niquait à l'Académie de Bordeaux un mémoire intitulé la Politique des Romains dans la religion. En 1721, il lisait au club de l'Entresol le Dialogue de Sylla et d'Eucratc (publié en 1748). Plus tard, il dira : « On ne peut jamais quitter les Romains. » A aucune époque de sa vie il ne perdit de vue le peuple-roi '. Les devaiieiers de Hlontesqiiieu. — Montes- quieu et Bossuet. — Montesquieu avait eu des devan- ciers : Machiavel en Italie; en France, Saint-Evremond et Bossuet. Mais, dans son Discours sur Tite^Live, Machia- vel considère l'histoire au seul point de vue du profit que peut en tirer une politique sans scrupule. Et, d'autre part, si Saint-Evremond, dans ses Réflexions sur les divers génies du peuple romain, émet sans doute des remarques pénétrantes, son ouvrage manque de méthode et de teneur. Quant à Bossuet, ne disons pas qu'il fait œuvre de théo- logien , car la partie du Discours sur l'histoire universelle où il traite de Rome est entièrement indépendante de sa théologie, et, pour expliquer la succession des empires, il n'allègue que des causes naturelles. La différence entre le Discours et les Considérations, c'est surtout que Bos- suet fait œuvre d'orateur et de moraliste. Moraliste, il demande à l'histoire des leçons destinées au Dauphin; orateur, son imagination affecte certains procédés har- diment suggestifs. Plus historien que Bossuet au sens propre du mot, plus érudit, plus complet, plus soucieux 1. Et populum late regtm. Ces mots de Virgile furent écrits par Montes- quieu, dans le catalogue de sa bibliothèque, en tète du chapitre consacré aux écrivains romains. LE DIX- HUITIÈME SIÈCLE 305 du détail, Montesquieu ne nous impose pas tant, mais nous instruit davantage. Le plan et le style des « Considérations ». — Le plan des Considérations est tout uni : causes de la grandeur, puis causes de la décadence. Montesquieu suit l'ordre chronologique, mène de front le récit des faits et les observations que ces faits provoquent. Ce n'est plus l'unité d'un discours, c'est celle d'une œuvre historique. A l'égard du style, n'y cherchons pas l'ampleur et la plé- nitude, la simplicité aisée et magnifique qu'on admire chez Bossuet. Il sent le travail ; il sent même Teffet voulu. Mais nous y retrouvons bien rarement la trépidation scin- tillante qui caractérise les Lettres persanes, ce je ne sais quoi d'aigu, de subtil, de brillante. Il est d'une sévère grandeur. Çà et là quelques images le colorent ; il a le plus souvent pour qualités essentielles la force, la gra- vité, une concision auguste. L' « Esprit des lois ». — h' Esprit des lois porte cette épigraphe : Prolem sine matre creatam. Le mot est- il tout à fait juste ? Là, comme dans les Considérations, Montesquieu avait eu des prédécesseurs, sinon au xvii*» siècle, qui se désintéressait des études politiques et so- ciales, du moins au xvi^, qui produisit Hubert Languet, François Hotman et Bodin. Il les connaissait, et leurs livres lui furent utiles, le livre de Bodin surtout. Mais, le. premier, il rendit « littéraire » un genre d'études ré- servé jusqu'alors aux seuls spécialistes. Et, d'autre part, quelque intérêt qu'offre la République de Bodin, aucune comparaison n'est possible entre cette œuvre et la sienne ni pour la valeur du fond ni pour celle de la forme. La eomposition* — La composition générale de VEs~ prit des lois ne semble pas toujours bien claire. D'abord, Montesquieu commence en métaphysicien un ouvrage purement historique : dans son chapitre initial, reprenant une idée qu'exprimaient déjà les Lettres persanes, il envi- sage le droit comme antérieur et supérieur aux conven- tions humaines, et fait dériver les lois de la justice pri- mitive. On croirait que son objet consiste à montrer ce 30f) LITTÉRATURE FRANÇAISE qui devrait être, et non à rendre compte des choses telles qu'elles sont. Pourquoi une introduction tout idéaliste, quand il s'agit d'expliquer la réalité**? Si cette critique ne porte que sur le début, l'Esprit des lois, à le considérer en son ensemble, nous laisse voir trop souvent que Mon- tesquieu ne domine pas assez sa vaste matière. Le plan de l'œuvre, tel que lui-raême nous l'indique, pourrait être plus net. Mais, d'ailleurs, il ne s'y conforme guère. Sans parler des derniers livres (XXVII-XXXI), qui font corps à part, on reconnaît mal, dans tout le reste, sauf dans les huit premiers (lois en général, nature du gou- vernement et principes des divers gouvernements, cor- ruption de ces principes), quelle méthode l'auteur a suivie. Aussi bien, le trop grand nombre des chapitres et leur disproportion ajoutent encore à l'obscurité. Et enfin les incohérences ou même les contradictions ne sont pas rares. Elles s'expliquent sans doute, dans cette œuvre à laquelle Montesquieu consacra sa vie presque tout entière, par les modifications successives d'une pensée toujours en travail; mais elles ne manquent pas quand même de nous déconcerter. La meilleure manière de lire l'Esprit des lois est d'y voir a une collection d'essais^ » que lie entre eux leur rapport commun avec le titre de l'ouvrage. Parmi ces essais, quelques-uns méritent une mention particulière. Les diverses foimies die gpouveriieiiieiit, — Dans le livre II, Montesquieu exajnine les différentes formes de gouvernement. Il en distingue trois : la république, la monarchie et le despotisme. On aperçoit tout de suite le défaut de sa division. Montesquieu se trompe en ne séparant pas assez le gouvernement démocratique, fondé sur la volonté générale, du gouvernement aristocratique, fondé sur la volonté de quelques-uns; et il se trompe aussi en séparant trop le gouvernement despotique du gouvernement monarchique, caria différence ne consiste, 1. Schérer. I Î.E DIX-HUITIÈME SIÈCLE 307 au luiuL (}ue dans le plus ou moins de sagesse et de boulé chez le souverain. Les principes des gowvenieiiieiits. — Le livre III recherche les principes des gouvernements. Montesquieu reconnaît dans la vertu le principe du gouvernement dé- mocratique. Lorsqu'il entend par vertu le civisme, l'amour de la patrie et de l'égalité, sa formule, ainsi comprise, est très juste; dans une monarchie, on a moins besoin de civisme que dans un gouvernement où celui qui fait exé- cuter les lois sent que lui-même doit leur obéir. Mais il étend parfois le sens du mot jusqu'à y faire entrer la « frugalité » ; ici, il se souvient trop de Sparte, et, comme les législateurs anciens, confond la politique avec la mo- rale. — Le principe de l'aristocratie consiste, selon lui, dans la modération. Mais la modération est-elle un prin- cipe ? Et ne convient-elle pas à toutes les formes de gou- vernement? — Celui de la monarchie consiste dans l'hon- neur. Montesquieu appelle ainsi « le préjugé de chaque personne et de chaque condition ». « La nature de l'hon- neur, ajoute-t-il, est de demander des préférences; » et, peu après : « C'est moins ce qu'on doit aux autres que ce que l'on se doit. » Une définition claire lui aurait épargné tous ces équivalents. Sans doute il veut dire que chaque classe, chaque corps, que chaque personne, faisant partie de tel corps et de telle classe, a, dans la monarchie, son honneur particulier, et que ces divers honneurs sont une sorte de limite au pouvoir royal. Il montre fort bien dans un autre livre «que le principe de la monarchie se cor- rompt dès le temps « où l'hoimcur est mis en contradic- tion avec les honneurs ». Dans ce livre-ci, il semble vrai- ment jouer avec les deux sens du mot. — Enfin, le principe du gouvernement despotique, c'est la crairfte. « Gomme il faut de la vertu dans une république, et, dans une mo- narchie, de l'honneur, il faut de la crainte dans un gou- vernement despotique. Pour la vertu, elle n'y est point nécessaire, et l'honneur y serait dangereux. » Les gou- vernements auxquels Montesquieu pense sont ceux de Turquie et de Perse. Connaissant mieux d'autres États 308 LITTÉRATURE 1 R A N (,: A I S !■ despotiques, la Russie enlrc autres, il n'aurait pas fait de la crainte le seul principe de ce régime. Au reste, le despotisme, et lui-même en conviendra plus loin, peut tôt ou tard « s'apprivoiser ». Etabli par la crainte, ce n'est pas toujours par la crainte qu il dure. l/éesté de U nature- (« Uaiestati naturas par ingenium »). Buiroii. — Sa vi<». — La vie de Buffan se raconte en «jiielques lignes. C'est la vie d'un homme qui a pu dire : « .1 ai passé cinquante ans à mon bureau. » Georges-Louis Le Clerc (le nom de Buffon, qu'il prit plus tard, était celui du domaine de sa famille, érigé par Louis XV en comté) naquit à Montbard, en 1707, d'un père conseiller au Padeinent de Bourgogypie. Quelques années après sa sortie du collège, il vo>^agjea avec un jeune seigneur anglais en Italie et en Angleterre. L'an 173.'î, il fut élu membre de l'Académie des sciences. Jus- que-là, les mathématiques l'avaient surtout occupé. Mai» il se tourne bientôt vers les sciences naturelles, et, en: 1735, traduit la Statique des végétaux de Haies, puis, en 312 MTTKHATUUE FRANÇAISE 1740, un traité de Newton. Dans la préface de la Statique, il s'élevait contre les systèmes et préconisait une mé- thode positive. « Les recueils d'expériences et d'obser- vations, disait-il, sont les seuls livres qui puissent aug- menter nos connaissances. » Nommé, en 1739, intendant du Jardin du Roi, il conçoit dès lors le plan de son His- toire naturelle. Les trois premiers volumes (la Théorie de la terre et V Histoire naturelle de l'homme) paraissent dix ans après. En 1753, il est élu à l'Académie française sans avoir fait aucune démarche, et, le jour de sa récep- tion, il prononce un Discours sur le style. De 1749 jusqu'à sa mort, il publie à intervalles presque réguliers trente- six volumes. Ses Epoques de la nature parurent en 1778. 11 eut, dès 1767, plusieurs collaborateurs, dont nous ne nommons ici que les principaux. Louis Daubenton se chargea de la description anatomique. Guéneau de Morit- beillard et l'abbé Bexon travaillèrent successivement à l'histoire des oiseaux et à celle des insectes : l'un écrivit certains portraits d'oiseaux reconnaissables, malgré les corrections du maître, par l'éclat excessif des couleurs; l'autre prêta une aide beaucoup plus modeste, mais très utile. Bufibn mourut en 1788, entouré de l'admiration universelle. Une (statue lui avait été élevée de son vivant avec cette inscription : Majestati naturœ par ingenium. Biiiroii au travJEiiL — Buffon passa dans son châ- teau de Montbard presque toute son existence. A l'extré- mité de ses jardins se trouvait un pavillon isolé. C'est là qu'il travaillait, sans documents, sans livres. « Outre l'âme d'un sage et le corps d'un athlète, » comme dit Vol- taire, il lui fallait encore, pour accomplir sa tâche, une discipline très rigoureuse. En un siècle où tant d'autres écrivains se dispersaient et se dissipaient, il consacra à la même œuvre sa vie tout entière, qui est d'une impo- sante unité. I.e savant. — Il importe de marquer dans la car- rière scienlilique de Butlbn deux phases distinctes, car la plus grave critique qu'on lui fait se rapporte princi- palement à la première. Jusque vers 1760, sa méthode LE DIX- HUITIÈME SIÈCLE 313 n'est point scientifique. L'ordre qu'il suit d'abord en classant les divers animaux dérive de leurs rapports avec Ihomine. Plus tard, il se rectifie lui-même, et, sans cesser jamais de mettre l'homme à part, il les classe d'après lobservation de leurs caractères propres. Convenons que Buffon a mérité jusqu'à la fin le re- proche de ne pas pratiquer assez diligemment ces pro- cédés d'observation qu'il recommandait dans sa préface du Traité de Haies. Ce qui l'intéresse, ce sont les vues d ensemble. Il avoue sa répugnance pour les objets « dont l'examen ne permet rien au génie ». Il ne comprend pas qu'on mette tant de soin à décrire un insecte ; selon lui, la mouche doit tenir dans la tête d'un naturaliste la place qu'elle tient dans la nature. Mentionnant un détail relatif à la digestion des oiseaux de proie : « Je laisse, dit-il, les gens qui s occupent d'anatomie vérifier plus exacte- ment le fait. » Ce dédain des petites choses, il s'en cor- rigea plus ou moins avec le temps. Il ne se corrigea pas de son penchant naturel pour les vastes hypothèses et pour les généralisations hâtives. Une idée qu'il avait émise en s'appuyant sur le seul raisonnement parut sus- pecte au chimiste Guiton de Morvau, qui prétendait la vérifier par l'épreuve du creuset. « Le meilleur creuset, lui répondit Buffon, c'est l'esprit. » Voilà sans doute la marque d'un rationalisme bien peu conforme à la méthode scientifique. « L'on peut dire, écrit-il, que l'étude de la nature suppose deux qualités qui paraissent opposées : les grandes vues d'un génie ardent qui embrasse tout d'un coup d œil, et les petites attentions d'un instinct laborieux qui ne s'attache qu'à un seul point. » Buffon a eu supérieurement l'une de ces deux qualités; ayant eu 1 autre beaucoup plus que ne le prétenden^ceux qui veu- lent en faire une sorte de thaumaturge , son domaine véritable est pourtant la synthèse, non l'analyse, et ses synthèses ne supposent pas toujours une analyse assez xacte. Mais, après ces réserves nécessaires, reconnaissons '|ue les « grandes vues » furent justement son principal 18 314 LITTKHATUnE FRANÇAISE titre de gloire, furent lapartmÔMie de son génie, h' Histoire naturelle contient i)cauc'oiip d'erreurs; elle renferme aussi des intuitions et des divinations que les travaux posté- rieurs devaient coniirmer. Voilà quarante ou cinquante ans, l'œuvre scientifique de Buffon paraissait ne mériter aucun crédit; de nos jours, elle est considérée comme celle d'un précurseur. Buifon a soupçonné des vérités qui renouvelèrent la science. C'est à lui tout notamment que remonte la première idée du transfoi'niisme. Et, si son imagination, anticipant sur l'expérience, l'a plus d'une fois déçu, il n'en orienta pas moins ks esprits vers une méthode nouvelle, qui substitua l'étude du monde réel aux spéculations al)straites des mathématiques. Le philosophe. — Buffon compte parmi ceux que le xviii" siècle appelle les philosophes. Gomme Montes- quieu, il se tient à l'écart des conflits. Par prudence d'a- bord, ou par modération naturelle; et ensuite il avait besoin, pour accomplir sa tâche, de vivre dans la solitude et dans la paix, de fermer l'oreille aux bruits du dehors. Sa conception générale du monde et de l'homme procède cependant de la philosophie contemporaine. Il observa toutes les pratiques du culte et dut, à l'occasion, pro- tester de son orthodoxie. Mais cela ne l'empêcha point d'être en communion d'esprit avec les encyclopédistes. Croit-il seulement à l'existence de Dieu et à l'immorta- lité de l'âme? « Buffon sort de chez moi, écrit le prési- dent de Brosses; il m'a donné la clef de son quatrième volume sur la manière dont doivent être entendues les choses dites pour la Sorboune. » Et, d'autre part, Hé- rault de Séchelles rapporte de lui ces paroles : a J'ai toujours nommé le Créateur, mais il n'y a qu'à ôter ce mot et à mettre à la place la puissance de la nature, l'at- traction et l'impulsion. » La philosophie de Butibn con- siste dans une sorte de naturalisme qui rappelle Lucrèce. Quant à sa morale, elle s'accorde avec celle des phi- losophes contemporains. Ce qui domine chez lui, c'est la glorification de la race humaine. « L'homme, écrit-il, peut et doit tout tenter; il ne lui faut que du temps pour LE DIX-HUITIÈME SIECLE 315 tout savoir... Quel enthousiasme plus pardonnable et même plus noble que celui de croire l'homme capable de découvrir par ses travaux tous les secrets de la nature ? » On peut bien l'opposer à Voltaire et à Montesquieu en alléguant que la philosophie de Montesquieu et de Voltaire est purement sociale, et que la sienne découvre l'infini; mais on ne doit pas le représenter comme ayant « déta- ché riiomme de la superstition de lui-même », si l'on entend par là qu'il se serait montré hostile à a la religion de l'humanité ». Entre les philosophes contemporains, nul autre n'exalte davantage la grandeur et la puissance humaines*. Le poète et le peintre. — A sa philosophie aussi bien qu'à sa conception de la science répond son génie de poète et de peintre. Buffon, nous dit M^^ Necker, fai- sait plus de cas de Milton que de Newton lui-même. S'il manque de tendresse, il a, tout autant que Milton, le sen- timent du grandiose. Il célèbre la nature avec autant de majesté. Sans doute il ne l'associe pas, comme Rousseau, comme Bernardin de Saint-Pierre, à ses joies et à ses peine.s. Car le « moi » de Bufifon est contenu, il est réglé et dominé par la raison. Rien, chez lui, d'un élégiaque. Ses émotions les plus vives conservent toujours quelque chose d'intellectuel. Mais il admire profondément la ma- jesté de l'univers, sa fécondité, sa puissance. Et, peintre de même que poète, nul n'en a si magnifiquement rendu les aspects. D'autres viendront après lui, qui mettront dans leurs tableaux des nuances délicates et curieuses ; aucun ne le surpassera pour l'élévation et la splendeur-. L'artiste littéraire. — Le « Discours sur le style ». — Butfon est un grand maître de la langue. Il en est aussi un ouvrier très industrieux entrés patient. Les moindres détails d'élocution le préoccupent. Il fit recopier dix-huit fois ses rJpoques de la nature, a J'ap- prends tous les jours à écrire, » déclarait-il après avoir 1. Cf. Le dix-huitieme siècle par les textes, Puissance de l'komme sur la nature, p. 91. a. Cf. ibid., La Nature, p. 80. 316 LITTÉRATURE FRANÇAISE déjà publié vingt volumes. Lui-même, dans un discours célèbre, nous expose sa théorie du style, c'est-à-dire la théorie de son propre style. Ce discours renferme maintes généralités qui n'ont rien de particulier à Buffbn. Nous en retiendrons seulement ce qu'il contient, sinon d'original, au moins de caracté- ristique*. Premièrement, la définition du style : « Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pen- sées. » Excellente, en ce sens qu'elle ne distingue pas la forme du fond, elle dénote un rationalisme trop exclusif, surtout si nous considérons le commentaire de l'auteur. BufTon, en effet, sacrifie le mouvement à Tordre. Et il montre fort bien la beauté de l'ordre; mais, n'admettant d'autre mouvement que celui des pensées, il méconnaît dans l'éloquence le rôle de la passion. Ensuite, la théorie du style noble. Selon lui, l'écrivain doit « nommer les choses par les termes les plus géné- raux ». Pour justifier ce précepte, on prétend que les termes généraux sont ici opposés aux termes techniques. En réalité, il ne s'agit pas d'éviter le jargon des spécia- listes afin de rendre la science plus accessible ; il s'agit de rendre le style plus noble. Même ainsi comprise, la pensée de Buffon garde sans doute sa justesse. Racine se vit reprocher le mot boucs'^. Il eût dit plus « noblement » victhnes, car boucs éveille dans notre esprit limage d'un animal répugnant. Mais si, en substituant le terme géné- ral au terme propre, le style gagne de la noblesse, il perd tout pittoresque, toute précision ; il n'a plus ni couleur ni vie. Enfin, cet aphorisme célèbre : « Le style est l'homme même. » BufTon ne veut point dire, après bien d'autres, que la manière d'écrire reflète l'humeur, le tempérament, le caractère des écrivains. Il entend que le style reste seul leur « propriété ». Les idées les plus originales et 1. Cf. Le dix-huitième siècle par les textes. Le style, p. 75. 3. Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses? (Athalie, I, i.) LE DIX-HLITIÈMK SIÈCLE 317 les plus fécondes tombent bientôt dans le domaine public, et, dès lors, n'appartiennent plus à l'auteur. Ce qui appar- tient à lauteur, c'est son style. Et c'est aussi son style qui le fera lire de la postérité, lorsque ses idées seront deve- nues banales. Billion écrivain. — On peul adresser à BufTon écri- vain maintes critiques. Nous lui voudrions plus de cha- leur et d'élan; nous voudrions qu'il ne se dominât pas toujours, qu'il ne fût pas constamment « olympien ». Et, d'autre part, il manque de facilité et de liberté; il nous laisse voir l'etfort de sa rhétorique >pour soutenir le ton à la même hauteur. Mais ces défauts ne l'empêchent pas d être un de nos grands écrivains. Il l'est par sa gravité, son ampleur, sa ferme plénitude; et, chez lui, la noblesse, même (juand elle va jusqu'à la pompe, se concilie pres- que toujours avec la précision. Certains, qui expriment l'intimité même de leur âme, ont un st3'le plus person- nel et plus inventif. Moins inventif, moins personnel que celui de Rousseau, par exemple, ou celui de Chateau- briand, le style de Butfon s'approprie merveilleusement à son œuvre. Ce n'est pas seulement comme savant,, c'est aussi comme écrivain que Buffon égale la majesté de la nature. LECTURES Brunelière, Nouvelles Questions de critique, 1888; F. Hémon, Éloge de Buffon, 1878; A. de Lanessuo, Introduction en tète d'une édi- tion des Œuvres de Buffon, 1884; Lebusteur, Buffon (collection des Classiques populaires), 1889 ; N. Michaut, Éloge de Buffon. 1878; Sainte-Beuve, Lundis, t. IV, X, XIV; Yinet, Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle, 1853. 318 L I T T E n A T l) R R K H A \ (; A I S E CHAPITRE IV Voltaire. IIKSUMK François-Marie Arouet (1694-1778), né à Paris. Sa première jeunesse. Il fréquente le Temple et le salon de Ninon de Lenclos. Empi±iQmïement à la Bastille (1717). « Œdipe » (1718). Second empri- sonneiftent à Jâ._Bastille. Voltaire en Angleterre (1726-1729). La « Henriade » T1728): poème bril- lant et factice. Influence de la philosophie anglaise sur Voltaire. Retour à Paris (1729). « Brutus »),la « Mort de César », k Zaïre » (1732). L' « Histoire de Char- les XII » (1731). Le « Temple du goût » (1733). Les << Lettres anglaises » (1734). Les « Remarques sur les Pensées de Pascal » (1735). Voltaire à Cirey. « Alzire m (1736). « Mahomet » (1742). M Mérope » (1743). Le « Mondain » ; les « Discours en vers sur l'homme « (1738). VoltaicfijJâj^our (1745), à Sceaux, à Nancy. « Zadig », « Micromégas ». Voltaire à Berlin (1750-1753). Publication du « Siècle de Louis XIV » (1751). ^liôlbirft fli^T nliil()sopbe ». X'oltaire en .Viig:lelerre. — Si l'on a quelque con- naissance de la société anglaise de ce temps-là, on peut aisément comprendre l'influence qu'exerça sur Voltaire le séjour de trois années qu'il lit à Londres. Fréquentant des membres de l'aristocratie, comme lord Bolingbroke, des négociants, comme Falkener-, des écrivains, comme Pope et Swift, il s'assimila rapidement une foule d'idées politiques et philosophiques, sociales et morales, vers lesquelles son esprit était déjà attiré. Il étudia Locke et Bacon; il assista à la représentation des drames de Sha- kespeare; il vécut dans la compagnie des frec tlnnkers^. Il vit transporter à Westminster les restes de Newton. Il eut sous les yeux une nation où fleurissaient l'indus- trie et le commerce, où la science s'appliquait à l'obser- vation de la nature, où les écrivains et les savants mar- chaient de pair avec les grands seigneurs, où la liberté de pensée et la liberté individuelle restaient au-dessus de toute 'atteinte. Avant son départ, Voltaire n'était guère qu'un très brillant habitué du Temple. Pendant ces trois années, son intelligence s'étend, s'enrichit, devient plus ferme et plus mûre. Il va rentrer en France sérieusement 1. Michelet. 2. Auquel il dédiera Zaïre. 3. Libres penseurs. LE DIX-HUITIEME SIECLE 321 €t solidement préparé sur toutes les questions où l'enga- gera sa campagne philosophique. Retour à Paris. — Œuvres de tout genre. — Séjour à Cirey. — De retour à Paris en 1729, il donna successivement plusieurs tragédies, entre autres Brutiis 1730), 7jaïre (1732), la Mort de César, représentée au collège d'Harcourt. En 1731, paraît V Histoire de Char- les XII; en 1733, le Temple du goût, satire littéraire; en 1734 et 1735, les Lettres philosophiques ou Lettres anglaises et les Remarques sur les \Pensées de Pascal, deux de ses ouvrages qui ont le plus de portée. La publication des Lettres anglaises, condamnées au feu par un arrêt du Parlement, le força de se réfugier chez M™* du Châtelet, à Cirey (1734), où il s'établit définitivement en 1736. Là, il écrivit les tragédies d'Alzire (1736), de Mahomet (1742 , de Mérope (1743); le Mondain, fantaisie piquante dans laquelle il montre le rôle social du luxe; les Discours en vers sur l'homme (1738), qui font l'apologie de la religion naturelle et de la morale purement humaine. V'oltaîrc à la cour, à Sceaux, à IVancy, à Ber- lin. — Cependant Voltaire quitte Cirey en 1745 pour aller à la cour, où il s'est ménagé des appuis. Il publie cette année même le Poème de Fontenoy, qu'on lui a com- mandé. En 1746, il est élu membre de l'Académie fran- çaise. L'année suivante, il se retire à Sceaux, chez la du- chesse du Maine; puis il demeure quelque temps à Nancy. De 1747 datent ses premiers contes, ZadigetMicromégas. Il revient en 1749 à Paris; mais, ne retrouvant pas son ancienne faveur, il part en 1750 pour Berlin, où l'avait appelé Frédéric IP. Après maintes tracasseries réci- proques, le philosophe et le roi finirent par se brouiller tout à fait. En 1753, Voltaire quitta la Prusse; il alla se fixer d'abord aux Délices, près de Genève, et, trois ans plus tard, au château de Ferney, sur les bords du Léman. A'oltaire aux Délices et à Ferney. — Pendant 1. C'est à Berlin que parut le Siècle de Louis XIV, en 1751. 322 LITTÉRATURE FRANÇAISE son séjour aux Délices, il compose les poèmes sur le Désastre de Lisbonne et sur la Loi naturelle, V Essai sur l'histoire générale et sur les mœurs et f esprit des nations (17ô6j. A Ferney, il exerce durant vingt ans une sorte de royauté universelle. Ses principaux ouvrages de cette ])ériode sont : le Dictionnaire philosophique (1764); des roraaiis, parmi lesquels Candide (1759 , \ Ingénu, la Prin- cesse de Babylone; quelques tragédies, entre autres Tan- crède (1760); plusieurs cpîtres, notamment celle qu'il adresse à Horace. Le « imtriai'clic de Ferney ». — Si, même dans ses œuvres proprement littéraires, il ne négligea en aucun temps de répandre autour de lui les idées philoso- phiques, c'est à Ferney surtout qu'il devient le défenseur attitré de ceux qui ont souHert du fanatisme ou des injustices sociales : les Calas et les Sirven, dont il finit, après de longs efforts, par obtenir la réhabilitation, le chevalier de La Barre, les serfs du mont Jura, Lally- ToUendal, Montbailly. Pendant ses vingt dernières an- nées, Voltaire est non seulement le « patriarche » de la littérature, mais aussi l'apôtre de la tolérance, de la jus- lice, de l'humanité. \ oltaireà l*arîs : séjour triomphal. — 8a mort» — En 1778, il quitta Ferney pour aller à Paris où devait se jouer sa tragédie nouvelle ô. Irène. Tombé malade dès son arrivée, il peut cependant assister à la sixième repré- sentation de la pièce, et voit son buste couronné sur la scène; c'est une véritable apothéose. Mais les fatigues et les émotions de ce séjour triomphal ne tardèrent pas à l'épuiser. Il mourut le 30 mai, vers onze heures du soir, « ayant marqué pendant toute sa maladie, autant que son état le lui permettait, beaucoup de tranquillité d'âme , quoiqu il parût regretter la vie* ». La sépulture ecclésias- tique fut refusée à ses restes, que son neveu, l'abbé Mi- gnot, fit porter clandestinement dans l'abbaye de Scel- lières. Ils furent, treize ans après, transférés au Panthéon. 1. D'Alembert. L i: I) I X - H U I T I È M E SIÈCLE 323 Œuvres diverses. — Nous ne pouvons ici que -ignaler en Voltaire l'auteur de tant de poésies légères i>ù l'on retrouve les plus fines et les plus vives qualités de l'esprit français ^ — le conteur philosophique dont l'iro- îiie tantôt badine et se joue [Zadi.g, \' Ingénu, la Princesse de Babt/lone), tantôt (Candide) emprunte son amertume lu sentiment profond des misères de l'humanité^, — le ritique littéraire, si alerte, si délicat, si sensible, et qui lUie le goût de la nouveauté avec un respect quelque peu superstitieux de la tradition^. Mais, avant de l'apprécier n tant que poète tragique, historien et philosophe, fai- sons une place à sa correspondance, la partie de son œuvre jui reste vivante entre toutes. La correspondance. — On a recueilli de Voltaire environ douze mille lettres. Vraiment u familières », il n'y mettait ancun apprêt. Outre leur valeur inestimable au point de vue littéraire, car il n'a rien écrit avec plus xpliq»e re qna d'écpiivoque son théâtre. Théâtre hA'hrJde, où la poétiqne du drame — voire du iiH lodranie — ne fait guère qiie corrompre celk de la tragédie. I4i ]>ro|>a;::«iide philosophique. — Ensuite, Vol- taire [>c)rte jusque siir la scène ks préoccupations du « philosophe ». Si quelqnes-unes de ses tragédies sont plus partirulièrenienT des pièces de combat, les Ouèhrcs entre autres et Mnftomct^, il n'en a fait ancune où le phi- losophe ne se retrouve. Œdipe, sa prernièi-e, renferme maints traits dim hardi scepticisme; Brutns et la Mort de César respirent nne haine généreuse de la tyrannie; Alzire met en lumière le « véritable esprit » dii chrétien, qui et regarde tous les hommes comme des frères ». Évi- demment, ce souci de ])ropagande philosophique devait nuire beaticonp à son tiiéâtre. Mais le Voltaire philo- sophe nous intéresse encore dan» le Voltaire tragique, qui, par bii-même, ne nous intéresse guère pkis. I.a eonlenr locale. — Enfin, la nouveauté de ses tragédies consiste surtout en ce qu'elles ont d historique. Il prenait grand soin du décor; Brnti/s montra pour la première fois des Romains vêtns à ia romaine. Ne voyons pas là le seul désir de faire sa part an specta-cle : il faut y voir encore un indice de la révol-ution întellectuelle et •morale en vertu de laquelle le relativisme se substitue é de Saint-Réal, aratenr de la Conjuration des Espagnols; contre la RépnbUqii e de Venise (1674 , et 1 aM>é de Vertot, autenr des Réi>oli/tions de la Répuhliqiiie ro- maine (1719), traitenit l'histoire comme une œTavre de style, comnre nn thème à belles narrations et à l>eajux portraits. To^mte critique îeur manqua, et l'éb-^ance de la forme ies préoccupr beaucoap pl^s qwe la vérité du fond. <>n attrihaie à Veitot le mot célèbre : « Mon siège est fait, n fVDfiinioiit s'explique l'îiirériorîtié du jç^iire his- ■iorvqfiie pendant le dîx-se|»llètw« sî^^cle. — ï>eux raisons peuvemt nous e-xpJliqiaer celte infériorité de l'his- toire pendant les deux siècles c3as-^siqr<'sida. niligeiicc et exactitude de Voltaire. — Quelque' prévenu que Voltaire soit pour « le grand siècle », son ijeuvre dénote le plus méritoire souci de l'exactitude. Elle renferme sans doute maintes erreurs, des erreurs contre lesquelles il ne pouvait guère se prémunir. Mais nous devons lui rendre cette justice, qu'il n'a négligé aucune source d'information, ni les témoignages oraux, ni les mémoires, ni les archives, rien de ce qui pouvait le ren- seigner et Téclairer. « J'ai travaillé, dit-il, comme un bénédictin. » Et ailleurs : « Dix lignes de tel ou tel cha- pitre m'ont coûté parfois quinze jours de lecture. » Le style. — Le Siècle de Louis XIV, qui lui imposa un tel labeur et qui met en œuvre tant de documents, est écrit dans un style merveilleusement facile et net. On n'a pas, en le lisant, cette sensation de réalité toute flagrante que donne Saint-Simon. Mais si la manière de Voltaire est plus grave, plus noble, sa gravité et sa noblesse, qui n'excluent ni la grâce ni l'esprit, se concilient fort bien avec une précision caractéristique ou même avec un assez vif pittoresque. L' « Fssai sur les mœurs ». — Quel en est l'objet. — Il y avait déjà certains traits de « philo- sophie » dans le Charles XII : à l'admiration de Voltaire pour son héros se mêle parfois quelque répugnance pour un héros si batailleur. Il y en a beaucoup plus dans le Siècle de Louis XIV, quoique ce livre fasse l'apologie du grand )ègne. Mais \ Essai sur les mœurs est entièrement philo- sophique. L'auteur s'y est proposé de montrer, en parcou- tant l'histoire du monde, combien l'humanité contempo- raine, qui croit à la raison, l'emporte sur celle des autres siècles, que dominaient les superstitions et les préjugés. \j Essai, comme on l'a dit souvent, fait la contre-partie du Discours sur l'histoire universelle. Voltaire exclut toute intervention divine. L'idée qui préside à son ouvrage, c'est celle d'un développement nécessaire, d'un progrès 330 LITTÉRATURE FUANÇAIS-E général, qui a bien pw s'arrêter parfois, qui comporte même des reculs passagers, Haais pai* Lequiel le monde n'en marche pas moins, à regarder les clioses de haut et largement, vers la j.ustict% la vérité, le bonheur. Quelle en est I» valeur lfti<$toi4<}ue. — H faut avouer que V/issai manqu'C souvent d'équité. Si la théo- logie,, chez Bossii«t, ©-pprimiait thdstoirien, la « philo«o- phie » n'a pas laissé à Voltaiire un jugemeat assez libre. Mais, tout envoyant ee que l'oeuvre a d'agressif, d'étroit, de j)arlial, sachons reconnaître qu'il y faife un sincère etfbrt pour s'élever au-dessus de ses préventions et die ses préjugés. Rien de plus faux que de conssidérer IE3- soii cottuuLe a une longue iBJiii'e au christiamisme* », voire au catholicisme. Il renfenne bien des pages où l'auteur témoigne en favetir de l'Eglise,, de certains papes, des moines eux-mèuies. On ne saurait, je pense, de mander à Voltaire de n'être pas un « p»hilo«oplie ». Si d aille uirs il lui manque « riraagination sympathique pair laquelle l'écrivain se transporte dans autrui et reproduit en soi- même un système d habitudes et de passions contraires aux siennes"^ », l intérêt et la vie de son livre procèdent de son amour pour l humanité; ne nous étonnons pas qUie cet amour pour l humanité le rende parfois rmjjUiste enrers ceux auxquels il reproche, non sans raison, de l'avoir si longtemps asservie, d« l'avoio: tenue dans la misère et dans 1 ignorance. Voltsili*e }»iiilo><».»ptiie. — Toute la philosophie de ^'oltai^e se ramène à la morale. Il ne fait point de m»éta- physi-que. La métaphysiq^ue est « uaai vaine famtaismago- rie » ; eile consiste « en ce que sa^'ent déjà les hommes de boa sens, et en ce qu'ils ne sauront jamais ». \oltaire ne veut s'occuper que des faits positifs. A la raison abs- traite il oppose la science ex^oérimentale; à Descartes il oppose Bacon, Newton, Locke. Ileli4;l«>ii de Voltaire- — lie déisime. — Sa reli- gion consiste dans le déisme. Dieu lui est nécessaire, 1. Ckateatibriand. 2. Taine. LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE S3I d'abord paire qne l'ordre du Tnoaade ^appose un ordon- nateur, ensuite parce que la morale a l>esoin d'un-e sanc- tion. VoltaLne ne mit jamais en doute l'existence de Dieu. Sa croyance est, à vrai dire, une .adfcésîon pTarement ântel- le^nuelle et dépK>ur^^l.e de ferveur. Mais il lui fojit le Dieu architecte de limrA'ers, le Dieu rémunérateur des bons et vengCHr des méchants. On le voit, dwrant la dernière partie de sa carrière, setonmer contre les aitbées. « La- théisLie, dit-il, peut causer aiutant de mal qnae les supers- titions les plus barbares*. » Voltaûre hostile Ati eatholicisme. — Pourquoi. . — Si Voltaire a été Tenn-emi du catholicisme, nous dcTons expliquer ses raison-s. D'abord, il rïepousse le do^m^, en tant qu'inutile, toutes les religions, celle de Gonfucius, celie de Zoroastre et celle du Christ, ayant la même mo- rale, et en tant qu'obscui% la vérité religieuse devant « entrer dans le cœur des hommes comme la lumière dans leurs yeux ». Mais voici d'atiitres griefs. Il reproche à la religion catholique son ascétisme, incompatible avec le bonheur légitime de l'homme, avec le progrès matériel, condition du progrès moral; — son fanatisme, s'il est vrai qu'elle a rempH l'histoire de persécutions, d'assassi- nats, de bûchers, de guerres civiles; — son « obscuran- tisme «, s'il est vrai <{u'elle a partout et de tout temps opprimé la pensée, combattu la science; — son esprit de domination, s'il est vrai que, non contente de gouverner les âmes, elle veut encore se rendre maîtresse de la société civile. Voltaire « ciirélleii »• — Hostile à la religion catho- lique, .Voltaire ne l'est pas au christianisme- Il respecte Jésus-Christ, « homme distingué entre tous les hommes par son zèle, sa vertu, son amour de l'égalité fraternelle, point superstitieux ni intolérant, raéprtsant les vaines cérémonies, haïssant les prêtres, réduisant toute la loi à l'amour de Dieu et du prochain ». Il considère le catho- licisme coMime une perversion du christianisme. « On a, 1. Sur le déisme de Vohaire, cf. Le dix- huitième siècle par Us textes, p. 142. 332 LITTÉRATURE FRANÇAISE dit-il, changé la doctrine céleste de Jésus-Christ en une doctrine infernale. » I^a morale au-dessus de la rclîjçîon. — Ce qui lui importe, c'est la morale, non la religion. Le dogme divise, la morale unit. « Que penseriez-vous d'une famille toujours prête à se battre pour savoir comment il faut saluer le père? Eh! mes enfants, il s'agit de l'aimer. » Il s'agit surtout de faire son devoir d'homme. La religion de Voltaire est la justice; son sacerdoce, la magistrature; ses dogmes, l'adoration, la reconnaissance, le repentir. Pour lui, le culte que les hommes doivent rendre à Dieu se confond avec la pratique des vertus humaines. l^lorale de X'oltaire. — « La vertu et le vice, dé- clare-t-il, sont ce qui est utile et nuisible à la société. » Et ailleurs : « Le bien de la société est la seule mesure du bien et du mal moral. » Et encore : « Tout ce qui nous fait plaisir sans faire de tort à personne est très bon et très juste. » De tels aphorismes nous indiquent bien le défaut essentiel de sa morale. Voltaire n'envisage pas 1 homme « intérieur », ne voit dans Igsjvertus purement individuelles que de la prudence et de l'hygiène. Sur ce point Rousseau a raison contre lui en invitant ses contem- porains à réformer leur moi. Mais Voltaire défend contre Rousseau la civilisation. A l'homme de la nature il oppose l'homme social. Il montre que la société est une institu- tion « naturelle », et que le devoir de ses membres con- siste à l'améliorer de plus en plus ' . l/œuvre du réroi*iiiateui*. — Lui-même accomplit ce devoir avec un zèle infatigable. Caractérisons briève- ment son œuvre de réformateur. Idées polilîques. — Dans les Lettres anglaises, Vol- taire professe des opinions analogues à celles de Mon- tesquieu. Dans les Idées républicaines (1763), il subit l'influence de Rousseau, même en le combattant. Il adhère au principe de la démocratie ; « la volonté de tous exécutée par un seul ou par plusieurs, en vertu des lois établies par 1. Cf. Le dix-huitième siècle par les textes, p. 151. I LE DIX -HUITIÈME SIÈCLE 333 tous », voilà, selon lui, la formule du bon gouvernement. A vrai dire, sa passion dominante n'avait point pour objet la liberté politique. Encore moins l'égalité, car il fut tou^ jours, d'instincts et de goûts, un « aristocrate » ; cependant, si celle des conditions lui paraît chimérique, il demande {|uo les citoyens soient égaux devant la loi, et, du reste, ses instincts et ses goûts de grand seigneur ne l'empêchent ])oint de louer le régime républicain comme « rappro- chant le plus possible les hommes de l'égalité naturelle ». l/luimaiiité de \ oltaîre. — Un mot — humanité — peut résumer son aclion philosophique. L'amour de l'hu- manité l'anime dans toutes les réformes pratiques dont il ar excel- lence, au xviii® siècle, « 1 homme de la nature ». La philosophie de Didierot. — La philosophie dont il fait profession se réduit à une physique. EViderot a, du reste, l'âme d'un croyant, et son naturalisme s exalte parfois en lyriques effusions. Mais il est, intellectuelle- ment, un positiviste^. Sa morale. — La nature contredit-elle la morale ? Re- connaissons qu'un certain naturalisme ne p«ttt a&signer à la vie humaine d autre but que la satisfaction des appétits. Diderot a été incapable de se contraindre, a manqué de tenue, de modération, de pudeur. On trouve même chez lui certaines boutades qui, si nous les prenions au sérieux, dénoteraient un théoricien d'immoralité. Mais son natu^ ralisme est corrigé par son culte pour l'institution civile. Sur la religion de la société il établit une mor.'de de justice et de bienfaisance. Aussi bien la nature, selon Diderot, est bonne. La suivre^ c'est sans doute ne pas se morti- lier gratuitement, mais c'est aussi exercer et développer une « humanité » encline d'elle-même an bien. Diderot a célébré toutes les vertus; outre les vertus sociales, il a célébré celles de l'individu qui concourent à l'utilité com- mune. Il veut que les lettres, que les arts eux-mêmes aient en vue « l'honnête ». S'il y a daaas sa vie des faiblesses, voire des taches, nui autre, en ce généreux xviii* siècle, ne fut plus désintéressé que lui, ne déploya usn zèle plus- actif, n'eut davantage la passion du bien, ne préconisa 1. Cf. Le dix-huitième siècle par les textes, p. 158. 336 LITTHUATIHE 1 H ANC AI SE avec mi plus sincère ontlioiisiasmc la morale privée el la morale piihli(jiie. iSa iTitique liltéraîfo. — De même que Diderot, moraliste, distingue des superstitions et des préjugés ce qui est conforme à la véritable nature de l'homme et à l'ordre civil, de même, critique littéraire, il fait la difTé- rence entre les lois que la raison autorise et les fausses règles. Son naturalisme se marque dans la critique par je ne sais quelle candeur et quelle ferveur, par celle sym- pathie émue qui, trop expansive souvent et trop ell'erves- cente, lui inspire aussi une chaleureuse éloquence. Mais la critique de Diderot est surtout naturaliste en ce qu'elle rapproche le plus possible l'art de la nature. Et d'abord, il revendique 1 indépendance du génie, il veut que la personnalité de l'écrivain se puisse développer librement. Il regarde les défauts comme l'envers des beau- tés. Pour lui, c est dans l'enthousiasme que le génie con- siste. Telle page de Diderot renferme d'avance toute la poétique du roiiiantisnje' . Le criliqiie il dit, passé le pouce dans la palette. Son éducation fut proaaple. Ll observ^a^ compara, étudia. Sans parler de ses qualités proprement littéraires, il aimait les arts avec passion, il était « artiste » par la faculté de voir, par l'intelligence de la vie, par l'instinct de La couleur, par ce qu'il nomme le sentiment de la chair. Un court apprentissage lui surfiit pour s'imti«r aa métier même. Dans ses derniers Salons, les remarquées techniques abon- dent; et, quand il se borne à constater que telle jambe est trop courte ou que telles mains scKat engorgées, nous regrettons sa pi*€mi«re manière. I^ critique d'art doit être un connaisseur, noa un technicien. liitéi'èt e4 valeiti* des « Saleiis. ». — Les Salons forment une des çeuvres les plus intéressantes et les plus suggestives qu'ait produites le xviii^ siècle. Nous y trou- vons non seulement niiiintes pages tantôt admirables d'é- loquence, tantôt exquises de délicatesse, mais encore une foule d'idées ingénieuses ou profondes. Ce que Diderot lit pour les beaux-arts, c'est ce que Pascal avait fait pour la théologie, ce quje Montesquieu faisait pour la politique et la jurisprudence, Biiiibn pour 1 histoire naturelle. 11 a agrandi le champ de la littel à la it»titve« — Le meilleur service qu^e Di- derot rendit à l'art, ce fut de le rappeler vers la réalité. Comme il veut que les comédiens soient « spectateurs attentifs de toutes les actions populaires ou domestiques » , (jue les auteurs imitent la vie sans se soucier des conven- tions, pareillement sa critiqaie d'art se fonde sur l'étJude personnelle de la nature. Il ne perd jamais l'occasion 1. Cf. Le dix -huitif me siècle par les textes, p. 171. LE DIX-HUITli-ME SIÈCLE 339 d'opposer la Tia?ture à l'éoo'l'e. Si vons cherchez la véri- table image de la piété, alkz dans l'église des Chartreux e^t regardez ce dévot qnï prie; si voirs cherchez celle de la colère, allez à la guinguette et regardez ces deux hommes dti peuple qui »e querellent. Biderot ne cesse d'exercer sa verve oantre les attitudes contraintes et les figures fausses dont l'éducation académique remplissait la mé- moire des artistes. Aux modèles plus ou naoins adrodte- rne«nt « marnie-quinés », allemande q«e l'on substitue la vi*^ion directe des choses*. Autres «envres tie l>îderot. — Nous n'insisterons pas sur ses autres œuvTcs, romans on dram-es. Il a fait des drames fastidieux, sans observation, sans caractères, sans vérité d'aiacune scyrte, plei-ns de niaiseries sentimen- tales et de tirades déclamatoires. Quant à ses romans, nous y retrouA^erions le critique, le moraliste, le philosophe : il n'est vraiiment pa^ un romancier. Le genre romanesque ne lui fournit qu'un cadre soit pour ses théories, soit pour les échappées de son humeur. Conterait-il mal? Il conte, a-t-on dit, aussi bien que Voltaire. Qooiffoe le naturel de Voltaire soit peut-être hors de toute comparaison, nous n'en retiendrons pas moins un tel éloge; mais cet éloge ne doit pas s'appliquer aux romans de Diderot dans leur ensemble, et il s'applique surtout à de petits récits déta- chés*, corrrroe les Dcu,r Amis de Bourbonne^, ou à une nou- velle épisodique, comme V Histoire de M'"^ de La Pomme- ray^. Sauf certaines pages vraiment fortes, la Heligieuse De peut se lire sansennoi. Si Jeœqnes le fataliste renferme des scènes pittoresques, des dialogues vifs et piquants, quelcpues comtes tout à fait heureux, rien ne nous agace pl-«s à la longue que cette fantaisie pénible et biscornue. Le Nei>eu de Rameau, enfin, est une satirefoion un roman; œuvre 'bien mêlée, faite k bâtons rompus, mais d'ailleurs étincclante de verve, semée de boutades profondes^. Pownfjpuoi fl n'ai pas laissé <*e moniinieiit. — 1. Cf. Le dix-huitième siècle par les textes, p. 167. 2. Cf. ibid., p. 172. 3. Cf. ibid., p. 175-179. 3'iO LITTÉHATUHE FRANÇAISE J)iderot n'a pas laissé de iiiomiiiicnt. D'abord, ses obli- gations matérielles le forcèrent presque toujours d'épar- piller son travail; puis il rnan({uait de patience, il était incapable de se dominer et de se lixer, de se concentrer sur un objet unique. Ecrivain très inégal, quelquefois supérieur, il jeta ses écrits au vent, « comme les feuillets do la Sibylle ». •Iiift-ciiient général. — Son rôle pourtant a été très considérable. Mieux que nul autre des pliilosophes, Di- derot personnifie l'esprit de l'époque par la diversité de ses tendances caractéristiques : mieux que Jean-Jacques, qui tourne le dos au progrès, qui anathéraatise les arts, la science, l'industrie, qui, du reste, « oscille sans cesse de l'atbéisme au baptême des cloclies » '; mieux que Buf- fon, trop froid, trop olympien pour descendre dans la mêlée, trop circonspect pour se compromettre; mieux que Voltaire lui-même, trop conservateur, trop aristo- crate, trop soucieux aussi de ne pas être dupe, et dont la raillerie porte souvent à faux. Il est le représentant le plus complet de la pbilosopbie contemporaine; et, parmi tant d'idées qu'il répandit autour de lui, beaucoup, dépas- sant le xviii*' siècle, auguraient et préparaient le siècle suivant. I/Eiicyclopédîe. — Diderot consacra une moitié de son existence à Y Encyclopédie, répertoire universel des connaissances humaines. C'est en 1746 que lui fut confiée la direction de l'entreprise. On lui adjoignit d'Alembert, spécialement chargé de la partie mathématique, et qui composa le Discours préliminaire. D'Alembert. — Jean Le Rond d'Alembert, né à Pa- ris en 1717, était le fils naturel de M"'" de Tencin. Ses premiers travaux, qui révélaient un mathématicien hors de pair, l'avaient fait élire à l'Académie des sciences en 1741. En 1753, il publia un Essai sur la société des gens de lettres et des grands, dans lequel il s'élevait courageu- sement soit contre l'arrogante protection de ceux-ci, soit 1. C'est lexpressioa de Diderot lui-même. LE DIX-HUITIEME SIECLE 341 contre la servilité de ceux-là; en 1759, des éléments de l>hilosoplde où paraît un scepticisme profond, mais pru- dent; en 1767, la Destruction des jésuites, vigoureux pam- phlet. Signalons encore le recueil des notices qu'il écrivit, comme secrétaire perpétuel, sur les académiciens morts depuis 1700. La plupart sont assez insignifiantes, et bien des fois il s'y détourne, comme lui-même dit, vers les louanges de Castor et Pollux. Quelques-unes valent par leur exactitude et leur finesèe. Il mourut en 1783. Le « Discours préliminaire ». — Tandis que Di- derot écrivait le Prospectus de l'En- c3'clopédie, qui se borne à annoncer la publication, d'Alembert exposa dans son Discours les principes philoso- phiques d'où procède l'œuvre. On doit lui reprocher d'avoir divisé les sciences en trois groupes distincts, histoire, philosophie, beaux-arts, d'a- près la distinction de trois facultés, mémoire, raison, imagination, qui ne sauraient s'abstraire l'une de lautre et qui travaillent en commun. Aussi bien sa généalogie (les connaissances humaines ne pouvait être qu'arbitraire. Mais, sur plusieurs points, il a heureusement rectifié l>acon. La première moitié du Discours renferme maintes vues intéressantes. Par [exemple, il fait rentrer la théo- logie dans la philosophie humaine, sépare la morale di la religion, réhabilite le travail mécanique. Quant àL seconde, elle esquisse le développement des sciences el des arts depuis la Renaissance jusqu'en 1750'. C'est ui historique très incomplet et souvent très superficiel. Signalons-y pourtant d'excellentes parties, notamment relies qui traitent de Bacon, de Leibnitz et de Locke, sans oublier un éloge de Descartes, que le xviii^ siècle sp plaisait à rabaisser. Autres collaborateurs de rEncyclopédie. — 1. Cf. Le dix-huiiièine siècle par les textes, p. 180-187, 342 LITTÉRATUIE FRANÇAISE Tous les philosophes collaborèrent à l'Encyclopédie, même Rousseau^. Parmi les collaborateurs de second ordre, nommons Condillac, qui tro^ivc dans la sensa- tion le principe primitif des connaissances, et explique l'homme moral par cette sensation transformée; le fer- mier général Helvétiiis, auteur de Y Esprit (1758), où il professe l'atliéisBoe et le matérialisme; d'Holbach, ri-che baron allemand, le o maître d'hôtel de la philosophie », qui, dans le Système de la h^ature^ essaye d'établir une «aorale scientifique; Marmontel, dont les articles, réunis en volume sous le titre d'Elcments de littérature, forment son r»eilleur ou^Tage, bien supérieur à ses tragédies et à ses romans. L'école eneV'Clopédi'ste. — De l'école encyclopé- diste font encore jiart le Grirain, Turgot, Goudorcel. Mel- chior Griiam, par sa Corre^pandancc, adressée aux prin- ces alleaBAads, favorisa beaucoup la diffmsion des idées plôlosoplûques. Quant à Turgot, nous ne pouvons ici que m^eelionner son Essai sur la formation et ki diftrihu- tien des richesses. Gondorcet enfin, diuis Y Histoire des progrès de l'esprit hamain, indique non seulement les progrès qu'a accomplis Ihumanité, mais ce«x qu'elle doit accomplir lame fois débarrassée det dans Tartufe, il au- rait poussé la comédie jusqu'au drame. Regnard effleure làJEi sujet hors d-e sa prise. Ses qualités. — Voltaire a dit : « Qui ne se plaît pas à Regnard esl Lr>digne d'admirer. M ©.li ère. r> Ne nous trom- pons pas sur le sens de ce mot : le « plaisir » que nous éproaivons awa pièces de Regnard n'a rien de commun avec r « iidmiration » que les pièces de Molière noois inspirent. Et naême, il faut bien le reconnaître, ceux qui savent le «ûieux admirer Molière peuvent se déplaire à Regnard, eu ne retrouvant chez le second rien de ce qu'ils admirent chez le premier^. Cependant, peu de mos poètes eoimiq-oes ont autant d'imagination, de fantaisie, de verve ^. Ajoutons que, pai-mi maints personnages conventionnels ou d'em- prunt, il en représente certains où l'on reconnaît la marque du temps, entre autres les coMîtesses équivoques, les chevaliers d'industrie, les riches bourgeoises sur le retour qui se font encore aimer. Leur physionoiuie man- que de relief; Regnard est un observateur superficiel. Mais, si ses comédies ont pour principal intérêt celui de l'intrigue, il y montre une dextérité supérieure; et si nous n'y sentons jamais cet arrière-goût de tristesse que donne aux pièces d'un Molière la profondeur de l'analyse, elles ne sont pas, comme disait Boileau, médiocrement gaies, elles sont d'une gaieté tout « en dehors », franche, prime-sautière, je dirais presque candide. Et enfin le style de Regnard, quelquefois négligé, mérite les plus grands t. Cf. Le dix-huitihtve siècle par les textes, p. 215 2. « Regnard est plaisant comme le valet, Molière comique comme le niaitre. » (Joubert.) 3. Cf., dans Le dix-hidtienie siècle par les textes, la scène du Lég-ataire uttiverscl, p. 2d0-230. I LE DIX- HUITIEME SIECLE 347 éloges par sa soaplesse, sa « verdeur », son pétillement contmii. I>afresiiy et Dancouft. — Nous passerons rapi- dement sur JJutresn}^ (1648-1724) et sur Dancourt (1661- 1725). Outre quelques grandes comédies où l'oTi ne peut guère louer que des scènes épisodiq'iie'S, nous avons de Dufresny plusieurs petites pièces en un acte, qui sont la meilleure partie de son œuvre. Tenons-lui coTupte de se« efforts pour renouveler le théâtre, d'une certaine origi- nalité soit dans les sujets, soit dans la mis« en œuvre. Mais, travaillant trop vite, il ne produisit rien de durable. Dancourt a fidèlement retracé les mœurs et les figures contemporaines, celles surtout du monde interlope. Sou théâtre, que recommandent le naturel, la justesse significative et la vivacité du dialogue, est très intéressant, au point de vue historique, en ce qu'il a de moderne et de réaliste. Citons particulièrement le Chevalier à la mode (1687), V Eté des coquettes (1690 , le Mari retrouvé 1698 , les Bourgeoises de qualité 1700)*, le Gnfant Jardinier 1704), les Agioteurs (1710!. Lesag-c. — Alaiu-René Lesage (10(>8-1747) écrivil un grand Tiombre de pièces, entre lesquelles deux ont lait oublier les autres : ce sont Crispin rivnl de son maître 1707), comcKiie en un acte, et Turcaret (1709). Dans la première, il ne se proposait que de divertir; dans la se- conde, il pousse la satire à fond. « TufcaiHît ». — Comme tous les comiques du tenqis, Lesage imite Molière, ou du mdins subit son influence. On retrouverait aisément l'origine de Turcaret dans certaines scènes du Bourgeois gentilhomme et de la Comtesse d'Escarbagnas. Mais, parmi les comédies du xviii" siècle, celle-là est la seule qui rappelle aussi Mo- 1. Cf. Le dix-hnitiàine siècle par les textes, p. 231-23" 348 I.ITTKHATUHE F II A N Ç A I S E lièrc pour hi foi'cc de robscrvation et le franc réalisme (le l'exi-culion. Lesage condense en une pièce unique la niullilude de traits que Dancourt éparpillait en maints vaudevilles. Il trace avec une vigueur extraordinaire ce type du financier qui ne ligure pas dans le théâtre de son grand prédécesseur, et qui allait prendre bientôt, dans la vie réelle, tant de relief. Sa comédie n'a jamais eu sur la scène beaucoup de succès : on n'y trouve aucun per- sonnage digne de quelque sympathie, et le tour en est moins comique, après tout, que satirique. Elle reste cependant un chef-d'œuvre de vérité, d'une vérité à la fois particulière et générale. Turcaret, figure bien vi- vante, bien contemporaine, est aussi une figure de tous les temps •*. Destoiiches. — Tandis que Lesage représente ce que Diderot devait appeler une « condition », I^estouches (1G80-1754) revient à la pure comédie de caractère, qu'il tourne même en « moralité ». Ses deux meilleures pièces sont le Pltilosoplic marié 1727)^, et surtout le Glorieux (1732) ^ dans lequel il prend à partie soit les vices du bourgeois riche, sa vulgarité, sa sottise, son libertinage, soit ceux du noble ruiné, sa morgue native et la condes- cendance où l'oblige le besoin de se refaire par un ma- riage d'argent. Le Glorieux manque de vigueur, d'éclat, de verve; c'est une comédie agréable et délicate. l*îi*oii. — Gre.sset. — Contentons-nous de nommer Piron (1689-177'3) pour sa Métromanie (1738)*, œuvre peu solide, mais piquante. Quant à Gresset (1709-1777), il débuta par Vert-Vert (1734)% poème badin, d'ui;G gentil- lesse mignarde. Sa meilleure pièce de théâtre, la seule qui compte, est le Méchant (1747)^ Il y peint assez fortement certaine affectation de sécheresse, voire de scélératesse, 1. Cf. Le dix-huitième siècle par les textes, p. 238-247. 2. Cf. ibid., p. 248. 3. Cf. ibid., p. 252. 4. Cf. ibid., p. 257. 5. Cf. ibid., p. 265. 6. Cf. ibid., p. 266. LE DIX- HUITIÈME SIECLE 349 non seulement dans les paroles, mais aussi dans les pro- cédés, qui s'alliait, chez les petits-maîtres du temps, à l'élégance du ton et des manières. Marivaux. — Sa vie. — Avec Marivaux, la comédie a une tout autre forme. Pierre Garlet de Ghamblain de Ma- rivaux, né à Paris en 1688, fréquenta le salon de M°^® de Lambert et celui de jNI™® de Tencin. Là il fit la connais- sance de La Motte et de Fontenelle, qu'il seconda dans leur campagne contre les « anciens ». Son Iliade en vers burlesques est de 1716. En 1720, il donna au Théâtre- Français la tragédie d'Annibal, fort médiocre. Nous le retrouverons plus loin comme romancier. Ses principales comédies sont : Arlequin poli par l'amour (1720), la Pre- mière Surprise de l'amour (1722), la Double Inconstance (1723), la Seconde Surprise de V amour (1727), le Jeu de l'amour et du hasard (1730), le Legs (1736), les Fausses Confidences (1737), les Sincères (1739), VÉpreuve (1740). Il mourut en 1763. Son originalité. — Marivaux prétend avant tout être soi-même. Aucune ressemblance entre son théâtre et celui des autres comiques du siècle. Il échappe presque complètement à l'influence de Molière, si sensible chez eux. J'aimerais mieux, dit-il, « être humblement assis sur le dernier banc dans la petite troupe des acteurs ori- ginaux qu'orgueilleusement placé à la première ligne dans le nombreux bétail des singes littéraires. » Pour être original, il lui suffisait de suivre sa nature et de mettre en scène les personnages du monde où s'était faite -on éducation psychologique. La comédie d'analyse. — Ce qui caractérise le tliéâtre de Marivaux, c'est que l'intérêt y porte sur l'ana- lyse du sentiment. Aussi rappelle-t-il beaj^coup plus ce- lui de Racine que celui de nos comiques. L'intrigue n'y a jamais, par elle-même, aucune importance. Marivaux la réduit d'ailleurs autant que possible; ou bien, quand des péripéties lui sont nécessaires pour amener telle ou telle évolution dans le cœur des personnages , il prend les moyens les plus simples, des moyens tout 20 350 MTTKIIATUKE KBANÇAISE adventices et fortuits. Il ne satlache qu'à lanatoniie de l'amour*. Le iiinri%'aii(1as;'e. — Chez ses devancners, chez Mo- lière nolamment, l'amour avait sans doute tenu sa place ; niais s'il y est presque toujours le ressort de Taction, il n'y est jamais la matière de l'étude. En rendant Harpagon^ Alceste et Tartufe amoureux, Molière ne veut que mieux peindre l'avarice, la misanthropie, l'hypocrisie; et, quant à ses jeunes gens, ils n'ont (ju'un rôle épisodique, acces- soire, sans rapport intime avec l'objet même de la pièce. Dans Marivaux, au contraire, l'amour fait l'intérêt unique. Ce n'est pas, d'ailleurs, un amour passionné, c'est plutôt de la galanterie. Sans exclure un assez fort attrait, un « goût » plus ou moins vif, cette galanterie laisse aux personnages la liberté de leur esprit, qui raffine sur leurs sentiments. Et voilà ce qu'on appelle le marivaudage. Le marivaudage ne consiste pas uniquenient dans le stjle. A ceux qui lui reprochaient d'écrire en précieux, Marivaux répondait très justement : « Chacun a sa façon de s'exprimer, qui vient de sa façon de sentir. Ne serait-il pas plaisant que la finesse des pensées de cet auteur fût la cause du vice imaginaire dont on accuse son style? » Ce vice, à vrai dire, n'est peut-être pas imaginaire. Mais, quand on le critique, il faut le critiquer dans la pensée de Marivaux, car son style se borne à la traduire. Marivaux a peint avec une extrême délicatesse les nuances les plus subtiles de l'amour, et sa délicatesse va souvent jusqu'à la précio- sité, jusqu'à la minutie. Hessemblaiice et diversité clés pièces» de Ma- rivaux. — Ne connaissant pas, comme disait Voltaire, la grande route du cœur humain, il en sait les petits sentiers. Ses pièces ont entre elles beaucoup de ressem- blance; seulement, la même situation se modifie de lune à l'autre. « J'ai guetté, déclare-t-il, toutes les niches dif- férentes du cœur humain où peut se cacher l'amour lors- qu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies- 1. Cf. Le dix-htUtUme siècle par les textes, p. 275-290. LE DIX- HUITIÈME SIÈCLE 351 a pour objet de le faire sortir d'une de ces niches, où le retiennent laniour-propre, la timidité, l'embarras de s'ex- pliquer ou rinégalité des conditions. » Mais voici quelque chose de plus précis : « Dans mes pièces, c'est tantôt un amour ignoré des deux amants, tantôt un amour qu'ils sentent et veulent se cacher l'un à l'autre, tantôt un amour timide et qui n'ose se déclarer, tantôt un amour incer- tain, dont ils se doutent sans en être sûrs, et qu'ils épient au dedans d'eux-mêmes avant de lui laisser prendre l'es- sor. » Si Ton a eu raison de dire que toutes les comé- dies Je Marivaux pourraient s'intituler les Surprises de l'amour, admirons du moins la iinesse d'observation grâce à laquelle il diversifie un sujet unique. Les fcHiines de niarivaiix. — Dans ce théâtre, où l'amour tient le principal rôle, c'est la femme qui nous intéresse le plus. Marivaux en représente bien des figures exquises. Citons notamment l'Araminte des Fausses Con- fidences et la Silvia du Jeu de l'amour et du hasard. Mais il n'est guère de ses héroïnes qui ne nous charment par leur grâce et leur distinction sentimentale. Et, malgré l'air de famille, elles ont chacune son caractère propre, telle plus naïve et telle autre plus expérimentée, telle plus coquette et telle autre plus tendre, telle plus grave et telle autre plus badine. On ne trouve rien dans notre ancienne comédie de si délicieusement féminin. Il a créé une nouvelle forme de la comédie. — L'originalité de Marivaux lui donne une place à part. Il transforma la conception même que Ton se faisait du genre comique. Quoique ses mièvreries et ses chicanes aient parfois quelque chose d'agaçant, nous n'en devons pas moins louer l'ingéniosité de son analyse. Nul ne l'égale pour exprimer non seulement les troubles du cœur, mais aussi les plus délicats scrupules de la conscience. I^a Cliaussée et la comédie .larmoyante. — On peut considérer la Mère confidente de Marivaux (1735) comme faisant transition au théâtre de La Chaussée. Claude Nivelle de La Chaussée (1691 ou 1692-1754) avait débuté, deux ans auparavant, par la Fausse Antipathie. Mais c'est .>.)^ I-ITTEHATUnE FRANÇAISE surtout dans ses pièces postérieures qu'il inaugura un nouveau genre, la comédie larmoyante ou drame bour- geois. Signalons entre autres le Préjugea la mode (|1735)*, Vhcolc des amis (1737j, Mélanlde (1741). La nouveauté de ce genre consiste à émouvoir les larmes en représen- tant la vie bourgeoise, qui, jusqu'alors, n'avait guère été mise au théâtre que pour divertir. Nous retrouvons là l'idée que s'appropria Diderot et d'après laquelle il com- posa son Père de famille et son Fils naturel. Les comédies de La Chaussée sont d'ailleurs très faibles. Pleines de tirades sentimentales et de fastidieuses moralités, elles ont de plus le tort d'être en vers, en ternes alexandrins. Scdaiiie. — Vingt ans plus tard, Sedaine (1719-1797) donna le Philosophe sans le savoir (1765). Il a écrit des ])oésies légères, quelques tragédies et des opéras. Mais son Philosophe sans le savoir mérite seul d'être retenu. Sedaine y reprit le Père de famille en montrant qu'un drame bourgeois peut être naturel sans platitude, pathé- tique sans pleurnicherie, moral sans pédantisme^. Beaiiniarcliais. — Telle que la concevaient Sedaine, La Chaussée ou même Destouches, la comédie n'était plus comique; elle n'avait presque plus de mouvement et d'action. C'est Beaumarchais qui rappela sur la scène la gaieté, l'entrain, la vie. Sa vie. — Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais naquit à Paris en 1732. Ses talents de harpiste lui ouvri- rent la cour. Il sut se concilier la protection du financier Pâris-Duverney, qui l'associa à de très lucratives opéra- tions. En 1767, il fait jouer le drame à' Eugénie, en 1770 celui des Deux Amis. C'est peu après qu'un procès avec le comte de La Blache, héritier de Pâris-Duverney, amène l'affaire Goézman. Accusé par le juge Goëzman d'avoir voulu le corrompre, il publie quatre Mémoires successifs (1773-1774)^ : l'éloquence de ces libelles, encore que bien déclamatoire, et leur esprit, encore que trop souvent vul- 1. Cf. Le dix-huitième siècle par {es textes, p. 21)j. 2. Cf. ibid.. p. 300. 3. Cf. ibid., p. 310. LE DIX-HtlITIKME SIECLE 353 gairc ou factice, lui valurent, auprès d'un public déjà prévenu contre le Parlement Maupeou, une popularité extraordinaire. En 1775, son Barbier de Séville obtient le succès le plus brillant. Puis, le voilà de nouveau lancé dans les allàires'; il approvisionne les insurgés d'Amé- rique et gagne ainsi beaucoup d argent. Le Mariage de Figaro paraît en 1783, après toutes sortes de difUcultés, et met le comble à U réputation de l'auteur. Dans la seconde moitié de sa carrière, Beaumarchais est moins heureux. Mirabeau, qu'il a pris à partie, l'accable, et l'a- vocat Bergasse le malmène. En 1787, il donne l'opéra de Tarare; en 1792, la Mère coupable, suite du Mariage de Figaro. Ses spéculations et les pro- cès qui s'ensuivirent le coijtraignent deux fois' à quitter la France. Il meurt en 1799. La poétique de Beaumarcliaîs e«t à |MMi pri>s celle tie Diderot. — Les deux premières pièces de Beaumarchais ont beaucoup de res- semblance avec celles de Diderot et de Sedaine. Dans la préface à' Eugénie, il expose d'après eux la poétique du drame bourgeois ; dans la lettre sur la critique du Bar^ hier, il s'accuse ironiqucioent d'avoir écrit deux « tristes drames », deux « productions nionstrueuses » qui ne sont ni tragédies ni comédies, d'y avoir - — « fi donc ! 9 — peint « des homnaes d une condition moyenne accablés par le malheur ». Le Mariage de Figaro nous offre encore quel- ques traces de la comédie larmoyante et moralisante, et la M^re coupable appartient tout entière à ce genre peu récréatif. Notons d'ailleurs que, si le Barbier de Séi^ille marque une date po«r l'histoire de notre théâtre, B-eau- marchais l'écHvit d'abot'd coonjaae farce de carnaval. Lui- même déclare avoir voiilu faire une « espèce d'îmbroille ». Beaumarekals iHMtai£''ur. — .lamais auteur n'eut moins de scrupule à s'enrichir des dépouilles de ses de- van.ciers. Le Barhier ne rappelle pas seulenaent \ Avare Beaumarchais (1732-1799). 354 LITTÉH ATUn lî FRANÇAISE OU Mithridate, que cilc la Lettre sur la critique. Il rappelle toutes les autres pièces qui avaient représenté ces ligures traditiouuelles de la pupille, du vieux tuteur, du jeune amoureux et du valet. Lindor est l'Horace de Molière, el Barlholo, son Arnolphe. Agnès plus avisée, voilà Ro- sine, en y ajoutant les traits que pouvait fournir l' Agathe des Folies amoureuses. P'igaro, enfin, résume Mascarille, liali, Panurge, Gil Blas. Le fond même de la pièce, pas ])lus pour le sujet que pour les personnages, n'offre rien de nouveau. \ouveauté du « Barbier de Scvîlle ». — Ce que la pièce a de nouveau, c'est la forme. Superficiel et artificiel, le Barbier de Séville cherche l'intérêt dans le décor, le mouvement de l'action, la vivacité du dialogue. Tandis que la comédie classique se souciait fort peu du spectacle, Beaumarchais intéresse les yeux à la couleur espagnole du costume et à des scènes pittoresques comme celle de la sérénade ou celle de l'orage. Tandis que ses prédécesseurs et ses contemporains déroulaient tout uni- ment l'action de leurs pièces , sans péripéties et sans coups de théâtre, l'intrigue, chez lui, est un ressort essen- tiel du succès; le Barbier consiste en incidents successifs par lesquels on marche, ou, du moins, on croit marcher vers le dénouement, même si les acteurs ne font que s'agi- ter sur place. Eniin, tandis que la gaieté et l'esprit sem- blaient exclus du théâtre, Beaumarchais les y ramène. Depuis cinquante ans, la comédie ne riait plus. « Ecrivez- nous des pièces de ce genre, disait-on à l'auteur du Bar- bier, puisque vous seul osez rire en face. » Plus d'esprit que de gaieté; trop d'esprit. — La gaieté de Beaumarchais n est point celle de Molière, pas davantage celle de Regnard. Et même il y aura dans le Mariage de Figaro, il y a déjà dans le Barbier de Séville plus d'esprit que de gaieté. L'esprit, vif, prompt, acéré, jaillit et brille. Par malheur, c'est souvent un esprit de « mots ». G est l'esprit d un journaliste plutôt que d'un auteur dramatique. On reprocha à Beaumarchais d'être trop spirituel; et non sans raison, si l'on voulait dire par LE DIX-HUITIÈME SIECLE 355- là qu'il fait de l'esprit, qu'il prête son esprit à ses person- nages. Te « Marîaçe de Fi;;ai*o », pièce « sociale »» — Le Barbier de Séville se bornait à divertir. Mais le Ma^ riage de Figaro a une valeur politique et une signification historique. L'auteur mit beaucoup moins de temps à l'é- crire quà obtenir l'autorisation nécessaire pour le repré- senter. Rien, là, d'étonnant; cette comédie était déjà « la {{évolution en action* ». Figaro, malgré ses indélicatesses et ses vilenies, personnifia un moment les revendications populaires. Le fameux monologue^ donna à une « folle journée » je ne sais quelle portée « sociale ». On peut dire sans exagération que le Mariage de Figaro hâta la chute de l'ancien régime. Ueaiimarchais, le premier des faiseurs. — Cependant les deux pièces de Beaumarchais, la seconde comme la première, ne sont que des vaudevilles. Et, tout en admirant son adresse sa verve, sa fertilité dinven- tion, n'oublions pas que de lui dérivent les pires défauts du théâtre postérieur. Pour longtemps il écarta la comé- die de cette simplicité solide et de cette « naïveté » qui la caractérisent chez Molière. Il y lit prédominer l'intrigue. Il substitua les mots d'auteur aux mots de caractère. II remplaça l'étude morale par le clinquant de la mise en scène ou par les soubresauts de l'action. Il fut, avant Scribe, le premier des « faiseurs ». LECTURES Sur Kegnard : Sainte-Beuve, Z,«n5 ; Sainte-BeuTe, Lundis, t. VI. Cf. dans les Morceaux choisis : * Cl (1715, 1724, 1735). Le « costume » espagnol; travestissement per- pétuel. Picarisme, manque d'unité, p6ychol«0e superficielle, morale plate et mesquine. Mais peintiire vivante de la société humaine. Lesage observateur. Son style : pas d'accent bien expressif; justesse unie et facile. Marivaux-. La « Vie de Marianne » <1 731-1741), le « Paysan parvenu » (1735-1736). Composition défectueuse. Béalisme direct. Originalité de Mari- vaux : le roman psychologique. Antoine Prévost d'Exilés (1697-1763), né à Hesdin, Sa vie aventureuse et tourmentée. Ses principaux ouvrages. « Manon Lescaut » (1731 ou 1733). Prévost devancier de Jean-Jacques. La peinture de la passion. Les moralistes. Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues (1715-1747), né à Aix-en-Provence. Sa vie. Son caractère : noblesse, candeur, gravité sereine. L' " Introduction à la connaissance de l'esprit humain » suivie de « Ré- flexions » et d' « Essais critiques « (1746). Ce qui oppose Vauvenargues a»x moralistes du dix-septième siècle, c'est qu'il relève la nature humaine, «fait prévaloir le sentiment sur la raison. Vauvenargues critique littéraire : son impressionnisme. L'écrivain : sa pureté, sa netteté. Duclos (1704-1772). « Considéi-ations sur les mœurs de ce siècle » (1750). Intérêt historique du livre. Style précis et sec. Chamfort (1741-1794). Ses « Pensées, Maximes et Anecdotes » (publiées en 1803). Humoriste aigu et brillant, plutôt que moraliste. Rivarol<17S3-1801). Son « Discours sur l'universalité de la langue fran^se » (1784). nest surtout un homme d'esprit, un vùrtuose de la conversation. 1. Cf. p. 344. 2. Cf. ibid. LE DIX-HUITIÈME SIECLE 357 I.o ffeiirc romanesque an dix-luiitiènie siècle. — J)ès les dernières années du xvii^ siècle, le genre roma- nesque se tourne vers l'étude des mœurs. Au xviii* siècle, il a, sous cette forme, trois principaux représentants : Lt'sagc, Marivaux, l'abbé Prévost. r«»sa8e. — Le « Diable boiteux »; « Gil Rlas ». — J)e Lesage ', deux romans survivent, le Diable boiteux (1707) et GilBlas (1715, 1724, 1735). Le Diable boiteu.r lui-même est moins un roman que quelque chose comme une suite aux Caractères de La Bruyère; empruntant son cadre de l'Espagnol Guevara, Lesage peint les figures et les mœurs parisiennes. GilBlas, qui relève du genre pica- resque, nous promène d'aventure en aventure à travers toutes les conditions sociales. Il y a sans doute beaucoup de ressemblance entre l'un et l'autre. Mais, tandis que le Diable boiteux se borne à raconter des anecdotes, Gil Blas trace une image à peu près complète de la vie; c'est le premier roman réaliste qui compte dans notre litté- rature. l>éfauts de « Gil Blas ». — On peut regretter que la scène de Gil Blas soil en Espagne. Pendant longtemps, Lesage passa pour avoir plagié quelque auteur espagnol. La critique moderne a montré que, malgré les imitations de détail, son livre lui appartient. Et d'ailleurs, il y re- présente la société française du temps ; rien ne serait plus facile que de restituer leur véritable nom, qui n'a rien d'espagnol, à beaucoup de ses personnages. Mais pour- quoi ce perpétuel déguisement? Une pareille transposi- tion, si elle n'altère pas la vérité du fond même, paraît bien peu conforme au véritable caractère du roman réaliste. D'autres défauts ont plus de gravité. Lesage ne s'est pas encore assez dégagé du picarisme. Il nous conte avec une excessive complaisance beauccfiip d'histoires invraisemblables ou fastidieuses. Sa composition manque d unité; outre maints chapitres tout adventices, indépen- dants du récit principal, ce récit même semble marcher \. Sur Lcsajre auteur comique, cf. p. 347. 358 LITTÉHATURE FRANÇAISE au hasard : il se disperse, il s'allonge et se complique sui- vant la lanlaisie de l'auteur, sans qu'aucun plan conçu d avance restreigne les digressions, corrige les détours, proportionne ks diverses parties. Du reste, la psycholo- gie de Gil Blas est assez superficielle; elle ne sort guère de généralités insigniiiantes. Eniin, quoique la satire y occupe une grande place, sa morale est plate, dépourvue et d élévation et de délicatesse. Mais il n'en contient pas moins trop de satire pour un roman; nous voudrions une représentation plus objective de la vie. I.a peinture des in^purs. — I.e st.vle. — L origi- nalité et le Hiérile essentiel de Gil Blas apparaissent dans le tableau des mœurs. C est une sorte de « comédie hu- maine ». On n y trouve pas, comme chez Halzac, des per- sonnages fortement tranchés, et Gil Blas lui-même a un* physionomie peu caractéristique. Mais, si Lesage met en scène des individus médiocres, c'est justement pour cela que son œuvre nous donne l'image fidèle de la vie; les personnages y ressemblent par leur médiocrité même à ceux qu on rencontre chaque jour. Et il les peint d'après nature, sur le vif. Il n'en fait point du tout l'analyse; il montre leurs attitudes, leurs gestes, leur figure, il les représente dans tout le détail de leur existence réelle, de leur profession, de leur milieu. Peu psychologue, Lesage est un excellent observateur. Il est un non moins excel- lent écrivain : réaliste comme écrivain non moins que comme observateur, il écrit sans beaucoup de relief, sans accent bien expressif, mais avec une justesse unie et facile, avec un parfait naturel*. ]IIari%^aiix. — Ses deux principaux, romans. — Marivaux* fit d'abord quelques romans de peu de valeur, soit quil y parodiât les extravagances sentimentales et les complications imaginaires du genre romanesque, soit [ue lui-même s'essayât dans l'invention dépisodes plus ou moins singuliers. C'est seulement après avoir, au 1. Cf. Le dix-huitième siècle par les textes, p. 320-333. 2. Sur Marivaux auteur comique, cf. p. 341>. LE DIX- HUITIÈME SIECLE 359 théâtre, pris conscience de son originalité propre qu'il donne ses deux meilleurs ouvrages en ce genre, les seuls dont nous devions parler, la Vie de Marianne (1731-1741), et le Pdijfiun parvenu (1735-1736). Coiiii>osîlion défectiieiise. — Il commença le se- contl avant d'avoir achevé le premier. Et il ne les acheva, à vrai dire, ni l'un ni l'autre. D'ailleurs, Marianne et le Paysan parvenu ne sont guère mieux composés que Gil Blas, et, comme Gil BLas, abondent en digressions, en hors-d "œuvre, en incidents épars. Marivau:v plus directement réaliste que Le- saisie. — Les sujets de Marivaux otiVent quelque ressem- blance avec celui de Lesage : il iious montre so-n héroïne et son héros s'élevantpeu à peu par une série d'aventures qui lui fournissent l'occasion de peindre les mœurs des conditions diverses. Mais, tandis que Lesage habillait ses personnages du costume espagnol, il peint la réalité telle quelle, directement. Sou originalité. — Le roittan d'analyse. — Comme romancier réaliste, Marivaux suit pourtant la voie qu'avait ouverte l'auteur de Gil Blas. Son originalité distinctive, c'est l'analyse sentimentale. Il est plus psy- chologue que romancier; sa psychologie n'adhère pas à l'action, ne s'incorpore pas aux personnages ; elle consiste d'ordinaire en réflexions et en gloses. On peut aussi lui reprocher trop de minuties et de raffinements , parfois même je ne sais quel verbiage subtil et vain. Mais ses deux romans n'en sont pas moins des œuvres tout à fait distinguées. Notre littérature romanesque ne nous offrirait peut-être aucune autre figure plus délicatement étudiée que Marianne. Et si Marivaux réussit mieux, en général, dans la peinture des femmes que dans celle des hommes, le héros du Paysan parvenu ne le cède guère à Marianne pour la vérité de sa physionomie, vérité significative en même temps et nuancée, souple et caractéristique. L'alii>é Préi^ost. — L'abbé Prévost donne au roman une forme nouvelle en y introduisant ce que la passion a de plus vif et de plus fervent. 3G0 L 1 T T É n A T i: h e i h a n ç a i s e Sa vie. — Antoine Prévost d'Exilés naquit à Hesdin en 1697. J)'abord soldat, puis novice chez les jésuites, il s'engagea de nouveau dans l'armée et mena durant plu- sieurs années une existence aventureuse. Il entra ensuite chez les bénédictins de Saint-Maur cl reçut, en 1720, la prêtrise. Après avoir étudié quelque temps les antiquités chrétiennes, il s'enfuit du couvent, fit à Londres un assez long séjour, revint en 1734, et vécut encore vingt-neuf ans, toujours besogneux et inquiet. Ses principaux, ouvrag-es, — « Manon Lescaut ». — Nous ne parlerons ici que de Prévost romancier, sans rien dire ni de son Histoire des voyages ni du Pour et du Contre, revue littéraire qu'il rédigea seul de 1733 à 1740. Parmi ses romans eux-mêmes, qui, avec les traduc- tions de Richardson, comprennent cinquante volumes, il y a un choix à faire. Ou plutôt, l'abbé Prévost est pour nous l'auteur de Manon Lescaut. Ce récit parut en 1731 dans le septième volume des Mémoires d'un homme de qualité, dont il n'était qu'un épisode. Son originalité. — La peinture 1. Dans sa préface. 21 362 LITTÉRATURE FRANÇAIS*: tît^tme sièele. Ue cjui oppose VauTen.irgucs aux moralistes du xvii*' sièete, c'est surtout sa confiance dans l'instinct et dans les passions de rhomme. Non pas qu'il le croie absolument l)on ; nous trouvons même chez lui oertainos- pensées ffui pourraient être de La Rochefou- cauld: Mais, tandis ralistes antérieurs se com- plaisaient à avilir la naturc^ hnniaine, Vauvenargues pré- tend |la relever en montrant que, du moins, il y a dans notre- co8n4-(( des- ser»ences de bont;. Libre esprit; le dog'me de la chute- ne l'ohlige point à ne voir dans la postérité d'Adam que misères et ignominies ; et, d'autre part, il montre la grandeur de l'homme sans recourir au dogme de htgrâre. liîe sentiment coiisidér<'* comnie suptériènr à, là i*atso«K — Vauvenargues n'est point un métaphysicien. Il n'est pas davantage un dogmatiste et n'a aucun sys- tème. Mais nous pouvons nous l'expliquer tout entier piir sa croyance à la su|)ériorité du sentiment sur la raison. « Les choses qu'on sait le mieux, dit-il, sont celles •qu'on n'a pas apprises. » Et encore : « Toutes nos dé- monstrations ne tendent qu'à nous faire connaître les choses avec la même évidence qne nous les connaissons par le sentiment. » Ces deux maximes — et Vauvenargues en a ! écrit plusieurs autres analogues — attestent que, pour la connaissance elle-même, il préfère l'instinct au travail de l'esprit. Dams ua- siècte où domine l'analyse, il marque sa dissidence en signïilant la valeur de l'intui- tion. C'est du cœur, selon lui, que les grandes pensées viennent : à plus forte raison doivent en venir les bonnes pensées. Vauvenargues refuse d'ériger la conscience', trop intellectuelle, en règle de notre activité moraki A- la conscience il substitue le sentiment tout pur. II se porte le défenseur des passions, et, les glorifiant dans leur générosité native, par là, comme lui-même dit, il remet le genre humain en possession de ses vertus. S'il n'a pas la LE D I X - H i] I T I k M E SIÈCLE S&S sagacité psychologique de La Roche fonça uld, son cœtir le rend clairv^oyant, lui apprend 'd^sliOFrrmes, ou plutôt de l'hoinnie, ce que ne pouvait apprendre à l'auteur des jî/oximets une froide aiiatoîiiie. I.e critique liCtéraîre. — Critique littéraire, Vau- venargiies ne juge pas d'après des • formules abstraites. Son principe, c'est qu' « il faut avoir- de Fâme pour avoir du goût». Il se laisse aller à l'impression que font sur lui lesouvrages de l'esprit; en appréciant Racine, Corneille, La Fontaine ou Fénelon, il se contenté de nous la cora- nraniqver ingénument: 9a culture n'est pas d'ailleurs très eHen due ; mais ii a de l'âme. II a l'âme Ime et pure; cela suffit pour donner à son goût la: pureté et la finesse*. I/écrivaîn, — Le style de Vauvenargu es manque de puissance et d'éclat. Si quelques images discrètes y jet- tent, çàjct là, une rapide lueur, le principal mériteen con- siste dans une heureuse justesse et dans cette netteté qni est « le vernis des maîtres^ ». Bien moins élé'gant que La Rochefoucauld, bien moins pittoresque que La Bruyère, Yauvenargues compte cependant parmi nos meilleurs écri- vains, car nous retrouvons dans son style, comme dans son goût, la délicatesse et la sincérité de son cœur: D'uolos. — Charles Pinot Duclos (1704-1772), qui fut secrétaire perpétuel de l'Académie française à partir de 1755, avait un caractère indépendant et un esprit ori- ginal. Son meilIcMir ouvrage, intitulé Con&idérations . sur les mœurs de ce siècle, nous fait connaître, non l'homme en général, mais les hommes et la société de l'époque. Il écrit avec une précision un peu sèche. Chamfort. — Chamfort (1741-1.794) a laissé des piè- ces de théâtre, des « éloges », des articles d£ journaux. Il est surtout conmi par un recueil "de T^éA^sees, Maximes et Anecdotes, qui parut après sa mort. Observateur très pers- picace, écrivain vigoureux et incisif, il mérite moins le nom de moraliste que celui d'humoriste. A son observa- 1. Cf. Le dix-huitième siècle par Ces textes, p. 358-362, Lettre à Voltaire sur Corneille et RaciDc. 2. Le mot est de lui. 3G4 LITTÉRATURE I H A N Ç A I S E lion se nièle trop de colère, trop d'âcrelé bilieuse, un égotisme maladif. Ce ne sont pas proprement des « pen- sées » et des « maximes » qu'il y a dans son recueil ; ce sont plutôt des saillies, des traits aigus et brillants, ou même d'amers sarcasmes. lUvarol. — Rivarol (1753-1801) délecta les salons par sa conversation rapide et sûre, ferme à la fois et souple, gracieuse et stricte. Son style est brillante, miroi- tant, tout artificiel. Quelque intérêt que puissent offrir le Discours sur l'unlversalilé de la langue française (1784)^ et le Discours préliminaire du Nouveau Dictionnaire [il91] y ce virtuose de l'esprit doit à quelques épigrammes de survivre. Historien, moraliste, philosophe, il n'a en au- cun genre donné sa mesure. Aussi bien manquait-il de consistance et de gravité. Rien chez lui qui fasse corps; nulle pensée qui se développe ou même se continue. Ses boutades ouvrent de rapides perspectives et sillonnent un instant l'attention. LECTURES SuK Lesage : Cf. le chapitre précédent. SuK Makivaux : Id. Sur Prévost : Brunetière, Études critiques, t. III; H. Hurrisse, VAbbè Préi'ost, 1896; Sainte-Beuve, Lundis, t. IX; Portraits litté- raires, t. I". Sur Vauvknakgues : Gilbert, Éloge de Vanuenargues, 1857 ; M. Paléo- i^oguc, Vauvenargues (Collection des Grands Écrivains français), 18^j^»0; Prévost-Paradol, les Moralistes français. 1864; Sainte- B«uve, Lundis, t. III, XIV; Vinet, Littérature française au dix- hi^iitième siècle, 1853. Supî DucLOS : Sainte-Beuve, Lundis, t. IX. Surf. Ghamfort : Pellisson, Chamfort, 1895 ; Sainte-Beuve, Lundis, V: IV. Si.'R Rivarol : Brunetière, Histoire et Littérature, t. II; Le Breton, Riuarol, 1895; Sainte-Beuve, Lundis, t. V. ^ 1. Cf. Le dix -huitième siècle par les textes, p. ."^74-378. / LE DIX-HUITIEME SIECLE 361 CHAPITRE VIII Jean-Jacques Rousseau. — Bernardin de Saint-Pierre. RÉSUMÉ J.-J. Rousseau (1712-1778.) Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), né à Genève. Ses aventures de jeunesse. Il s'établit à Paris (1741). Les deux « Discours » (1749, 1755). Séjour àl'Ermi- tage. La « Lettre sur les spectacles » (1758). La « Nouvelle Héloïse » (1760), le « Contrat social » et r « Emile » (1762). Autres ouvrages de Rousseau. Sa vie inquiète et tourmentée. Le plébéien, le protestant, le sensitif. Le M Discours sur les lettres et les sciences ». Première partie, plutôt historique; seconde partie, plutôt théorique. Rousseau ne va pas jusqu'au bout de ses principes. — Le « Discours sur linégalité » ; sa hardiesse. Rupture définitive de Rousseau avec les philosophes. La « Lettre sur les spectacles ». Le théâtre, école de vices : la tragédie excite une pitié stérile et flatte des passions dangereuses; la comédie fait rire de la vertu. Après le pamphlétaire, le théoricien. Réforme de l'individ'i (« Emile »), de la famille (« Nouvelle Héloïse »), de l'État (« Contrat social »). L' « Emile ». Rationalisme abstrait. 11 s'agit d'un programme tout idéal. L'éducation négative jusqu'à douze ans. Puis Emile, en âge de s'instruire, n'ap- prend pas la science, mais l'invente. La religion naturelle. Emile dans le monde. Emile et Sophie. Souvent paradoxal et sophistique, l' « Emile » réagit heureusement contre un mécanisme funeste en préconisant l'activité person- nelle de l'esprit et de la conscience. La « Nouvelle Héloïse ». Rousseau y prend parti pour la passion contre les conventions mondaines; il célèbre le mariage fondé sur l'union des cœurs. Le sentiment de l'amour. Le sentiment de la nature. Le M Contrat social ». Méthode géométrique. Rousseau établit la doctrine de la souveraineté populaire. Efforts pour concilier avec le pouvoir de l'État les droits de l'individu. Malgré son esprit foncièrement individualiste, le « Contrat social » renferme maintes assertions dont pourrait s'autoriser un socialisme oppressif. Rousseau et le « moi ». Les « Confessions ». Jamais aucun écrivain ne mit tant d'humilité ou tant d'orgueil à étaler son être intime. Les « Rêveries d'un promeneur solitaire ». Description plus détaillée de la nature. Influence de Rousseau. Politique : il préside à la Révolution, il inspire tout ce qui se fait depuis un siècle dans le sens de la démocratie. Philosophique : il est le devancier de Kant. Morale et littéraire : il inaugure le romantisme, qui se ramène à la prédominance de la sensibilité et à l'exaltation du « moi ». Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), né au Havre. Sa vie, ses principaux ouvrages: «Études de la nature ••(1784); « Paul et Virginie » (1787). Le philo- 366 LITTÉRATURE FRANÇAISE sophe : optimisme fade et béat. Le peintre : s'il n'a pas l'ampleur, la puis- sance de Rousseau, il a plus de délicatesse, une précision plus nuancée. Jean-Jacques Rousseau. — 'Sa vie. — Ses priii- cipau.v ouvrages- — Né à Genève le 28 juin 1712, .leaii-J arques Rousseau était le fils d'un horloger pro- testant, dont les ancêtres avaient émigré de France en Suisse au xvi^ siècle. Il reçut une éducation toute senti- mentale. Ayant essayé de, plusieurs métiers, il s'enfuit à seize ans de la maison paternelle. Une jeunevenve. M""*" de Warens, prit du l'intérêt pour lui et l'envoya dans un couvent de catéchumènes, oîi il. -se convertit. Après avoir été tour à tour graveur, laîquais, -séuiinariste, musicien, arpenteur, il passe- trois ans ^1738-1741) aux Gharmettes, chez sa protectrice. En 1741, il va s établir à Paris avec un ]Ti'OJet de notation musicale qui ne réussit. pas. 11 sé- journe quelque temps à Venise comme secrétaire de notre ambassadeur, puis compose des pièces de théâtre, fait jouer 1 opéra des Muses .galantes, écrit des articles dans TEncyclopédie, vit, en somme, au jour le jour, sans avoir encore trouvé sa voie. En 1749, l'Aoadémiede Dijon proposa la question sui- vante : Si le progrès des sciences et des arts a. contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. Sur ce sujet, Rous- seau écrivit un. Discours qui fut couronné et qui le rendit aussitôt célèbre. Il opère alors sa ce réforme-personnelle />, renonçant à toute superfluité, à tout luxe, et se rappro- chant le plus possible de la nature. L'an 1752, il donne l'opéra àw Devin de village et la comédie de JSarcissc, dans la préface de laquelle il se posait en réj)ublicain. Lan 1754, nouvelle question de la même Académie, cette fois sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes : nouveau Discours, mais trop audacieux pour recevoir le pri^c. Rousseau fait ensuite un voyage à Ge- nève, où il redevient protestant, puis reste deux ans (1756-1757) dans un chalet que lui a offert M"^*' d'Epinay, l'Ermitage, situé tout au bord de la forêt de Montmorency, et il prépare là ses trois principales œuvres. En 1758, il I LE: DIX^HUITrÈiME SIÈCLE 3Ô7 publie la Lettre sur les spectacles et rompjt décidément avec les philosophes i dont il avait déjà comhaktvi les idées sociales. En 1700, paraît \a.JVouve/Hà Héloïse ; en 1762^. le Contrat social et YKrnile. Après la publication de rjfewuVe, brûlé à Paris et à Ge* nève, Rousseau quitte la France. Il s'établit clans le comté de Neuchâtel, au Val-Trarers (176241765'}, et y écrit sa Lettre à l'archevêque de. Paris, véhémente protestation contre un mandement injurieux; son Projet de constitution pour les Corses, ses Lettres de la montagne, en réponse a» procureur genevois Tronchin. Eh 1765, il se réfugie dans l'île de Saint-Pierre, sur le la» de Bienne, et, enf 176i&, à Londres, oïl le délire de la persécution . commence d'é- garer son esprit. Il erre plusieuTs anasiées, retourne- à Paris en 1770, y compose la bizarre apologie intitulée Dialogues de Rousseau juge de Jean^Jtneques, et les Rêve^ ries- d'iua promeneur solitaire illl). En mai 1778, il accepte Ihospitalité que M. de Girardin lui offre à;Ei'me- nonville, et c'est là qu'il meurt, le 21 du mois suivant. iJc plébéien, le pro^tetstant, le sensilif; — Rous- seau est un plébéien dans une société aristocratique, et un protestant dans une société catholitfue ; il est un sensitif 4ansun siècle dintellectuels. On reconnaît en loi Thomnie du peuple à lâpreté de son accent, à ce que son éloquence a de généreux et, parfois:, de vulgaire, à sa timidité comme à son orgueil, à ses instincts foncièrement démo- cratiques. On reconnaît le protestant à son souci de la vie intérieure : rentrer en soi-même, écouiter la voix de la conscience et du cœur, voilà ce qu il prêelue; tandis que les autres philosophes se mettent surtout au point de ^^le social, il se met au point de vue individuel, et, pour réformer la société, commence pai' réformer l'homme. Sensitif enfin, il fait « remonter à l'amour » un siècle les deux Discours et dans la Lettre sttr Icsf spectacles, le polémiste se donne pleine carrière. Pourtant ne l'acctison» point de tout détniir*?. Même dans le second Discours, il reconnaît « que la société est naturelle à- res})ère humaine ». Et s'il ajoute : « comme la décn'pilude à 1 individu, » il ne prétond: pas cependant rétablir la harJ)arie; il n'oppose la nature à la société que pour, corriger ce qne la société a de conventionnel, d'oppressif* et d injuste. Après le pamphlétaire, voici maintenant le théoricien. Sestroisouvrage«'principaux, Vlbnile, la Nouvelle II éloïse, le Contrat social, montrent en quel sens il faut reformer l'individu, la famille, l'Ktat. Nous les étudierons dans cet ordre. P.eu importe que XaNouifelle- Héloïse Mi été publiée deux ans avant le Contrat social, que le Contrat social ait été publié deux mois avant VEmile. Rousseau écrivit les trois livres à la même époque, et nous suivrons mieux sa pensée en nous permettant cette dérogation à une chronologie toute factice: L' « Ëinilë ». — L'it'mtZ^ est un roman d'éducation, dans lequel il prend son élève dès la. naissance et le con- duit jusqu'à l'âge d'homme. On peut de prime abord y faire de griives critiques, portant sur la donnée initiale. Emile a, pour soi tout seul, un précepteur, qui lui con- sacre- vingt années de sa vie; l'œuvre ne traiterait; par •suite, que d'une eklucation exceptionnelle, réservée à des enfants riches-. Et, d;un autre côté, comme si son état d'orphelin avait aboli les influences héréditaires, il est une sorte d'être abstrait^ né sans tempérament et sans caractère propres. On reconnaît là ce rationalisme que Rousseau concilie avec une sensibilité passionnée. Jus"- qu'ici, c'est le sensitif surtout qui nous est apparu; il y a aussi chez lui un logicien, un « radical », qui, fidèle à l'esprit classique, fait table rase des contingences. Mais LE D I X- H U I T I k M K S I È C h li 371 nous dcA'ons remarquer aussi cjiue, d'après, Roussoau lui-» même, Vhmile nous donne un programme idéal, et non pas une « méthode » pratique. Trop particulier, il ne le serait pas appliqué aux cas divers; tel qu'il est, on tire aisément de sa discipline générale les règles qui s'a/ppli- qucnt à chaque cas. Un principe le domine, qui domine a-ussi les. autres livres de Rousseau. LVi'miYe.part de cet axiome que la nature est bonne : « Tout est bien sortant des mains de l!auteurdes choses, tout dégénère eutre les -mains de I homme. » Nous nous expliquons dès maintenant les idées essentielles qui président à l'apprentissage intel- lectuel et moral de son élève. Etd'abocd, ce que Rous- seau appelle une éducation négative : Emile; est retranché du milieu social, et l'on ne veut point lui enseigner la vertu ni la vérité, mais seulement garantir son coeur du vice et son esprit de l'erreur. C'est ainsi que, i jusqu'à douze ans, il est maintenu dans la seule dépendance des choses. On ne raisonne pas avec lui, car il nia pas encore atteint l'âge de raison. On ne le force pas non plus à obéir. II ne fait rien « par obéissance » ; il ne connaît d'autre empêchement que les obstacles physiques, d'autres puni- tions que celles qui proviennent de ses actes. Dans cette première période,: Emile n'a guère eu que des sensations; dans la seconde, quand il est arrivé à l âge de s'instruire, son esprit, né juste et dont un isolement rigoureux pré- serva la justesse, n'a besoin que « d'être mis sur la voie ». ICmile n'apprend pas les sciences, il les invente; le rôle de son précepteur consiste à susciter des occasions. Par là s'entretiennent sa curiosité, son initiative; et il pos- >rèded"autant mieux les vérités scientifiques, que lui-même les a découvertes, les a reconnues néce^aires. Un peu plus lard, le voici « jeté hors de soi », et, dans le com- merce des hommes, pratiquante justice, la pitié, l'huma- nité. Aient ensuite le momentde l'initier =aux a;myslères ». On ne lui enseigne pas plus le catéchisme que les scien- ces. Racontant sa propre histoire, Rousseau introduit alors le « vicaire savoyard », dont l'éloquente profession 372 L I T T É H A T U l\ E I H A X Ç A 1 S E de foi oppose aux sul)lilités de la tliéologie el de la méla- physiquc ce qu'il convient, ici plus qiie nulle part ailleurs, d'appeler la religion naturelle. Puis, Emile complète ses études littéraires, entre dans le monde, rencontre enfin Sophie, la femme idéale'; et, après avoir achevé de se former en voyageant, il fonde avec elle une famille. Entre tous les ouvrages de Rousseau, Yhmile passe à juste titre pour le plus suggestif et le plus éloquent. Le plus éloquent, parce que le style en est exempt de décla- mation, grave sans raideur, fort sans contrainte. Le plus suggestif, parce qu'il abonde en aperçus féconds sur la psychologie, sur la morale, sur la religion, sur la poli- tique. Non qu'il ne contienne bien des paradoxes et bien des sophismes. Mais le principe d'où l'auteur procède, même si ce principe semble beaucoup trop absolu, lui a suggéré un grand nombre d idées intéressantes, qui ont heureusement modifié l'éducation moderne. Sachons sur- tout gré à Y Emile de répudier un « mécanisme » funeste, en s'atlachant à développer l'activité personnelle de l'in- telligence et de la conscience. La (( Xoiivellc lléloïsc ». — Rousseau dit, au début de la Nouvelle Héloïse : a II faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J'ai vu les mœurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres; que n'ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu! » Ne cro3'ons pas, d'après cette déclaration, que la Nouvelle Héloïse soit une œuvre purement romanesque. Nous y retrouvons la philosophie de Rousseau, et en particu- lier sa thèse de l'état de nature opposé à une société factice. Dans la première moitié, il prend parti pour l'a- mour, — pour l'amour « naturel », — contre les conven- tions mondaines en vertu desquelles une fdle noble ne saurait épouser un roturier; dans la seconde, il célèbre l'union conjugale et préconise une réforme des mœurs domestiques. Le roman, à vrai dire, manque d'unité, de cohésion, ou même paraît se contredire. Mais ce qui est 1. L'éducation de Sophie a eu pour objet de la développer en vue de rhomme, d'un homme; rien de plus faux que ce principe. LE DIX-HUITIÈME SIECLE 373 lors de doute, c'est que Rousseau veut établir le mariage sur l'amour, en le soustrayant autant que possible à l'in- flience des préjugés sociaux. Quoique la Nouvelle Héloïse soit souvent emphatique et tourne parfois au galimatias, le sentiment de l'amour et le sentiment de la nature lui prêtent, dans ses meilleures pages, une admirable beauté. L'amour. — Parmi les contemporains de Rousseau, l'amour n'était plus qu'un sec libertinage ou qu'une ga- lanterie subtile. Rousseau le retrempa, le régénéra par l'ardeur et la ferveur de la passion. 11 est peint, dans la Nouvelle Héloïse, avec ses ravissements, ses transports, ses exaltations. D'essence divine, il contient tout le bon- heur; il contiendrait toute la vertu, si les conventions du monde ne lui opposaient une vertu arbitraire. La nature. — Avec la poésie de l'amour, Jean-Jac- ques révélait à son siècle la poésie de la nature. La romantique id\'lle de Julie et de Saint-Preux a pour cadre la Suisse, ses montagnes, ses forets, ses lacs. Et, en même temps que les Alpes, magnifiques et grandioses, Rousseau célébrait la campagne, les scènes agrestes, le labourage et les vendanges. La nature répond à ses ins- tincts et à ses besoins les plus profonds, à sa misanthro- pie, à son aversion des villes, à son goût de la solitude, de la vie primitive et indépendante, à sa religiosité intime. Il laime, non pas seulement en artiste épris de la forme et de la couleur, mais en poète, pour tout ce qu'il lui a confié de souvenirs et de rêves, pour tout ce qu'elle communique à son cœur d'émotions fortes ou tendres'. Le « Contrat .social ». — Dans le Contrat social, Rousseau prétend reconstruire la société. Il ne tient pas compte de 1 histoire et de la tradition; il, procède en théo- ricien. Ce qu'il cherche, c'est la solutî^n d'un proMème de mécanique. Il suppose des hommes abstraits, de pures entités, égales entre elles, et se demande quel est le sys- tème d'association qui leur convient. Lui-même reconnaît 1. Cf. Le dix-huitième siècle par Les textes, p. 403-408, 422.'i2i, 426-430. O/^ LITTERATUllE FHAXÇAISE que « différents . gouvernements peuvent être bons A di- vers peuples, au même peuj>Je en différents teiups ». On aurait donc tort de dire qu'il C(>J4(,oit un régime «nifjue pour toutes les nations. Mais,^ ne niant, pas les différenres des natiojis entre elles, il met- en lumière les prijjcioes politiques et sociaux qui, supérieurs à ces différences, expriment la raison universelle. * Sa méthode est xi'un .géomètre, et son style aaissi, iin style net, sobre, -exact, -sans autre beauté qwe celle de la précision et de la rec- titude. Selon Rousseau, la souveraineté réside dansi le peuple > elle ne peut êtreddiviséeen elle-même, et < tous les pou- voirs doivent par suite en «mancr. Avant lui, la sou-verai- nelé et l€ gouvernement se contondaient : il établit, le premier, comme quoi les gouvernants sont de simples mandataires, uniquement chargés d'exécuter la volonté .:géncraie. Ce qu'on lui a reproché, c'est surtout qu'il-subordonne trop l'individu au souverain. Voici son énoncé : « Trouver une forme d'association qui défende et protège, de toute la force commune la personne et les biens de chaque, asso- cié, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtaut qu'à lui-même et reste aussi libre qu'aupara- vant. » Im}X)ssible de mieux poser la question. Aussi ne sommes-nous rpas médioereaaent surpris de voir quels sont d'après Rousseau les teniaes du « contrat ». Rien de moins que « l'aliénation totale de chaque associé, -avec tou.s ses droits, à la communauté ». Rousseau, ajoutons-le, reculeaussitôt devant une telle ;proposition. lEn réfutant Grotius sur l'esclavage, lui-même montre que cette alié- nation totale de l'individu n'est pas admissible. Puis il revient directement à sa formule pour L'atténuer : d'une part, déclare^l-il, « tout ce que chacun, aliène, par le pacte social, de :sa personne, de ses biens, de sa. liberté, c'est seulement la partie de ce tout qui importe , à la commu- nauté », et d'autre part, « tout acte du souverain étant une convention du corps avec tous ses membres, le souverain ne s.aurait enlever à aucun particulier la disposition de sa LF DIX-HCITIÈMB' SIHOtlH 375 personne et do ses biensi » Pourtant, malgré les restric- tions qu'il, mnltiplie afin de garantir les droits dé l'indi- vidu, son livre accorde beaucoup trop à l'État. Bien que Rbusseau s'en défende, il considère l'Etat corame une sorte de personnet morale ayantsaivie propre, indépendamment desindividuR qui le composent; et; sans le vouloir, il jus* tifie par là; le despotisme de la majorité. On l'a accusé de retourner le système de lîobbes en attribuant à la multi- tude ce^ouvoir despotique que Hohbes donnait au prince. Le Contrat social, inspiré du plus fervent individualisme, renferme maintes propositions qui. légitimeraient le so- cialisme le plus- oppressif*. HDiis.seau cMe'« mol' ». — Si ce livre de' pure théo- rie est un livre impersonnel, Rooss^^^au, dans ses autres eenvres, exprime toujours son « moi ». St)us le nom de Saint-Preux, c'était déjà lui que peignait la iV<>/«('e//3: G. Maiigras; Vol- taire et Jean-Jacques Rousseau, 1886; Sainte-Be4ive^Li//i^is, t. Il-, III, XV, Xottiftaux. I^undis, t. IX (arlicl& sur M°iC' de Verdelin) ; Saint-M-arc Girardin, Jean-Jacques Rousscmu. 1848-1875; Taine, VAncien Régime et la Révolution, iSTo-lSSt ; T^TLie, Je an- Jacques Rousseau et les Origines du cosmopolitisni'e littéraire, 1895 ; Vineti Littérature française aa dix-huitième siècle, 18.Ï3. Sur Berxardin i>e-- Saittt-Pierre : Arvède lîarine, Rernardin de Saint-Pierre {co\\e:ci\on des Grands Ecrivains français), 1891; làTxxnQiiQTe, Nouveaux Essais sur la littérature contemporaine, 1895; M. de Lescure, Rernardin>de Saint-Pierre (collection des Classi- ques populaires), 1892; Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. II, Lundis, t. VI. Cf. dans les Morceaux choisis : ' Classe de 2«, p. 339. **GIi»»se de. l", p. 373. CHAPITRE IX La Révolution et réloquence politique. — Les pseudc- classiqueSi — André Chénier. RRSUMÉ La Révolution et l'éloquence politique. Mirabeau (1749-1791). Son apprentissage. L'homme d'État. L'orateur. Com- ment il compose et prononce ses discours. Médiocre écrivain, son^énie 00»- sista dansl' « action ». — Vergniaud (1753-1793). L'artiste. L'improvisateur. LE Drx-HTJITIÈME SIECLE T79 — Bobespierre (1759-1794). Sénéralement -frcricl, leBt, monotone, il vaut surtout par une continuilé égale et solide. —.Danton (175 9-1794). ÉloqaMice pratique; rien de pompeux, d'apprêté, de convenu. Fougue à la fois et con- cision. Le plus original des orateurs contemporains. . Les genres pi-oprement littéraires sous la Révolution et l'ilnopire. La comédie. — La tragédie : vains essais pour la diversifier (De Belloy, Docis, M.-J. Chénier, Lebrun). — La poésie didactique et descriptive (De- liUe). — L'élégie , en note. 2. Cf. Le dix-huitième siècle par les textes, p. 480. LE DIX-HUITIEME SIECLE 385 faut distinguer André Ghcnier, le « dernier des classi- ques ». Sa vie. — André-Marie de Ghénier, frère aîné de Marie-Joseph, naquit en 1762 à Gonstantinople, d'une mère grecque. Il vint tout jeune en France. Ses études finies, il obtint un brevet de sous-lieutenant au régiment d'Angoumois, qui tenait garnison à Strasbourg. Bientôt e le classicisme du xvi'' siè- cle contient en g«erme ce qui se nommera cent cinquante ans plus tard le romantisme^ ? Faire de Cbénier un nou- veau Ronsard n'est- point en faire un classique à la façon de R^DÎleau. I>1 peiit, nouTeau Ron&ard, avoir miaintes affi- nités avec ks romantiqiaes. Ce culte mrêm« de la beauté païenne, pour lequel on veut le rattacher au classicisme, se retrouve dans Chateaubriand et dans plusieurs de ses disciples. Chantre da moyen âge et du merveilleux chré- tien, Fauteur des Martyrs fut auss-i un adorateur des divi- nités grecques. /Wdré Ghénier devance et annonce les romantiques sur bien des points. Comme écrivain, il substitue, d'une part, le pittoresque au deseriptif, et, de l'autre, il emploie volontiers des expressions iiidéterrainées, flottantes, sug- gestives, qui laissent deviner la pensée ou le sentiment plutôt qu'elles ne les traduisent avec précision. Gomme versificateur, Ghénier assouplit l'alexandrin , lui donne, soit en supprimant, soit en affaiblissant la césure médiane ou la césure finale, plus de variété et de puissance ex- pressive. Et ne bornons pas soa romantisme à des pro- cédés techniijues. Aussi bien ces procédés eux-mêmes annoncent une nouvelle conception de la poésie. Ghénier transforme lidylle, genre jusqu'alors factice, par un sin- cère amour de la nature. 11 ranime la poésie élégiaque, non seulement par l'ardeur de sa sensualité, mais encore, dans le livre adressé à Fanny, i^ar une tendresse fervente et pure^. Enfin il se fait l'interprète vibrant de toutes les émotions publiques. Si ses hymnes et ses odes dénotent le contemporain de Jcan-13aptiste Roul^eau, nous y sen- tons une vivacité d'accent que Rousseau n'avait point; et <'s iambes sont des satires toutes lyriques. On trouve chez André Ghénier du Lamartine parfois, et surtout du Chateaubriand; tels morceaux, Suzanne notamment, nous 1. Cf. le chapitre sur la Pléiade et le chapitre sur Malherbe. 2. Cf. Le dix-huitième siècle par les textes, p. 497. 388 L IT T É H A T U U E FRANÇAISE rappellent Vigny; tels autres, les Nuits d'Alfred de Mus- set, où se rencontrent les mêmes mouvements, les mêmes expressions; et, quant aux iambes, ils ont bien quelque ressemblance avec les Cluiùments de Victor Hugo, comme \ Hermès avec la Légende des siècles. André Chénier vivifia et régénéra tous les genres lyriques. Mais, si la nouvelle poésie ne fut autre chose qu'une renaissance de ce ly- risme, longtemps opprimé par la « raison », comment n'eût-elle pas reconnu en lui son précurseur? Jug-einent î;-éne et de la Convention, 1885 ; Ghabrier, les Orateurs politiques de la France, 1887; Loménie, les Mirabeau, 1870-1891; E. Rousse, Mirabeau (collection des Grands Écrivains français), 1891; Sainte-Beuve, Lundis, t. IV (article sur Mirabeau). Sur André Ghémer : ^mnaiicvc, Études critiques, t. YI; Ca.ro, lal-'in du dix-huitième siècle, 1880; A. France, la Vie littéraire, t. I«% Il ; Morillot, André Chénier (collection des Classiques populaires], 189i; Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. I", Portraits contempo- rains, t. V, Lundis, t. IV', Nouveaux Lundis, t. III; Schérer, Etudes sur la littérature contemporaine, t. V. CINQUIEME PARTIE LA PREMIÈRE MOmÉ DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE CHAPITRE PREMIER 1 M»e de StaêL — Chateaubriand. RÉSUMÉ lafluence de la Révolution sur notre littérature. M™e de Staël et Chateaubriand : les deux grands initiateurs du romantisme. Germaine Nccker, baronne de Staël (1 76-6 -181 7), née à Paris. Sa vie. Ses principaux ouvrages. Romans : « Delphine » (1802) et " Corinne » (1807); elle y proteste contre les préjugés sociaux. La « Littérature « (1800); elle y soutient la perfectibilité. L' « Allemagne » (1810); elle y préconise un retour au génie septentrional et chrétien. Son influence. Régénération de la poésie par l'enthousiasme, la foi dans l'idéal, le sentiment du divin ; abolition des règles factices; substitution de la critique relative et explicative au dogma- tisme classiqne; préparation d'une littérature « européenne ». Moins artiste que Chateaubriand, mais supérieure par l'ouverture comme par la fécondité de l'esprit, M™« de Staël a présidé à la renaissance intellectuelle et morale qui marqoe le début du dix-neuvième siècte. Chateaubriand (1768-1848), né à Saint-Malo. Sa vie. Voyage em Amérique. Séjour à Londres. L' « Essai sur les révolutions » (1797): pessimisme et athéisme. Conversion de Chateaubriand. « Atala » (1801). Le « Génie du chris- tianisme » (1802) : apologie de la religion chrétienne au point de vue artis- tique et, tout notamment, poétique. « René » (1802) : le héros du romantisme. Les "Martyrs »(1809) : ce qu'ils ont de spécieux et de convenu, mais ce qu'ils ont aussi de beau et de grand. L' « Itinéraire de Paris à Jérusalem » (1811). Les « Natchez », le « Dernier des Abencerages », les « Mémoires d'outre- tombe ». En quoi l'influence de Chateaubriand seconde ou prévient celle de M°*« de Staël. En quoi elle s'y oppose : Chateaubriand classique; son goût, sa reMgion, son art. L'écrivain : description de la nature, tableaux d'histoire. Il allie la grâce à la splendeur, la suavité à la magnificence. Nulïte lui serait supérieur s'il ne recherchait trop souvent l'effet. Influence de la Révolntion sur notre littéra- ture. — Après avoi'r trajisforiiié nos lois et nos mœurs, la Révolution transforma notre littérature. Dès le début du XIX'' siècle, la littérature française s'approprie à des 390 L I r 1 li n A r u « E française conditions nouvelles, à une société démocratique, à un public moins restreint et, par conséquent, moins délical, mais aussi moins timide, et qui favorise plutôt l'origina- lité que le respect de la tradition. Sous le régime classique, le culte des modèles et l'observation des règles avaient captivé l'esprit français; il s'émancipe, répudie une doc- trine exclusive, élargit sa conception de l'art ; il tend vers une sorte de « cosmopolitisme », lequel n'est, malgré la contradiction apparente, qu'un autre nom de l'individua- lisme révolutionnaire, ^|i..o ^l^^ Slaol et Cliatcaiibriaiiil iiiifiatcurs dii l'omaiitisiiie. — Si ces traits carac- térisent le xix*^ siècle dans son ensem- ble, les deux moitiés en sont bien distinctes. Pendant la première, do- mine ce qu'on appelle le romantisme. Avant de le définir, montrons, en M™*' de Staël et en Cbateaubriand,ses deux grands initiateurs. M"'« de Staël. — .Sa vîe. — M"'^ de Staël naquit à Paris le 22 avril 1766. Fille du banquier suisse Necker, qui devint quelques années plus tard ministre des finances, elle fut élevée par une mère protestante et subit aussi 1 influence des philosophes que recevait cette femme dis- tinguée. A vingt ans, elle épousa le baron de Staël-Hol- stein, ambassadeur de Suède, dont elle devait se séparer en 1796. Nous ne signalerons pas ici ses premiers essais, sauf les Lettres sur les écrits et le caractère de Jean-Jac- ques Rousseau, où elle célèbre dans Jean-Jacques, son vé- ritable maître, le moraliste du sentiment. Passionnée pour les idées nouvelles, M^^ de Staël accueillit la Révolution avec enthousiasme, puis en détesta les crimes, sans rien perdre de sa foi et de ses espérances. Durant le Consulat et l'Empire, elle eut à souffrir bien des tracasseries ou même de véritables persécutions, et vécut presque tou- jours dans l'exil. Elle voyagea en Autriche, en Russie, en Suède, en Angleterre, séjourna en Italie, en Allemagne, M"» DE StAIvU (1766-1817). LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 391 mais habita le plus souvent son château de Coppet, situé au bord du Léman, qui fut pendant quelques années comme le centre même de notre littérature. Rentrée à l'aris après la chute de l'Empire, ses Considérations sur la Révolution française témoignent du déplaisir que lui causa la réaction royaliste. Ce livre était à peine achevé lorqu'elle mourut, en 1817. « Delphine » et « Corinne ». — M'°'' de Staël a fait deux romans, Delphine (1802) et Corinne (1807). Ils eurent un grand succès en leur temps, mais sont déjà bien oubliés. Incapable de créer des êtres vivants, et toujours encline à disserter, à moraliser, M'"*^ de Staël nous intéresse surtout, dans Delphine et dans Corinne^ par ce qu'elle y met de soi-même et par sa protestation éloquente contre les préjugés sociaux dont elle souffre. Delphine oppose à 1' « opinion » le droit qu'a la femme de se développer librement. Là en est la signification, essentielle. Et là est encore la signification de Corinne^ qui exprime les mêmes idées plus hardiment. Si le génie voue au malheur celui qui en a reçu le don, il met la femme hors de la société; supérieure, sa supériorité même l'isole. Corinne, objet d'admiration, mais aussi de scandale, ne peut remplir sa destinée, et la gloire est pour elle le deuil éclatant du bonheur. Oswald lui préfère Lucile : en épousant Lucile, il se rend aux convenances, mondaines; et Corinne meurt de son amour trahi. I.a « Littérature » et 1' « Allemagne ». — Les deux principaux ouvrages de M"" de Staël sont la Lit- térature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), et VAllema^mc (1810). La « Littérature ». — Idée dominante de la perfectibilité. — Ce qui domine la Littérature, c'est la. théorie de la perfectibilité*. Et sans doute oif ne voit pas. bien de quelle façon cette théorie, incontestable quand on l'applique aux sciences, s'appliquerait aux lettres et aux arts, pour lesquels il n'y a point de transmission et qui procèdent surtout du génie individuel. Mais M™'' de Staël considère moins les lettres et les arts au point de vue 392 LITTÉRATURE FRANÇAISE plastique qu'à un point de vue moral. Considérée au point de vue moral, la liitérature est en rapport intime avec l'état des sociétés, et fait partie de la civilisation humaine, laquelle progn^sse d'Age en âge. Il ne s'agit pas précisément de beauté esthétique; il s agit plutôt de la « raison » et de la a philosophie » : or, la raison et la philosophie « acquièrent toujours de nouvelles forces ». On s'explique par là comment M"" de Staël juge le xviii*^ siècle supérieur au xvii*^. Et même, atigii<^ rant l'avenir, elle déclare que, si la Révolution semWe, de prime abord, un retour vers la barbarie, il sortira de «ette barbarie* féconde une littérature plus originale et plus vigoureuse, une littérature affranchie de règ'les conventionnelles et d'un « bon goût » factice, qui trou- vera des inspirations vraiment nationales. 1/ « AlliMna^itc ». — l.e s:<''iiie ^eptoi^rioiial et cliKétieu. — l^a JAnéralure renferme toutes les idées générales que devait développer VAllema^e. Mais, de 1800 à 1810, l'esprit de M*"* de Staël s'est considérable- ment étendu et fortifié ; aussi \ Allemagne les reprend-elle avec plus de fermeté, plus de suite et d'ampleur. L'ou- vrage contient quatre parties : 1° les Mœiir>t des Allemands ; 2° la Littérature et tes Arts ; 3° la Philosophie et la Morale ; 4® la Religion et V Enthousiasme . Ce que M"*^ de Staël veut, c'est initier la Franee au génie septentrional, do«t les attributs caractéristiques sont « le sérieux et la profon- deur )). Il y a, d après elle, deux poésies : celle du Nord, qui sinspira de la religion chrétienne; celle du ?Jlidi, qui s'inspira dti paganisme. Elle appelle classique la poésie méridionale et païenne-; romantique, la poésie septentrio- nale et chrétienne*^. Et elle ne prétend pas sans doute que la Frai^ce répudie les traditions du classicisme, con- formes à son génie. Mais la stérilité dont notre liitérature parait atteinte lui fait croire que l'esprit français a besoin d'être renouAeïé par une sève plus vigouren.se, et, inéme si la philosophie des Allemands nous semble « pleine de folies », même si leur littérature |ne s'accorde pas avec la discipline classique, elle nous invite à y chercher des LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 393 idées dont nous puissions nous enrichir, tout en les mo- difiant selon notre tempérament. N'élevons point autour de la France une muraille de Chine; ne repoussons ni la philosophie allemande au nom de la raison, une raison superficielle et sèche, ni la littérature allemande au nom du goût, un goût étroit et superstitieux; renouvelons plu- tôt et fécondons notre génie national, en empruntant au génie du Nord ce qu'il a de grave, de méditatif et de fer- vent. Influence de M"»« de Staël. — M™<^ de Staël est bien moins artiste que Chateaubriand; à son style alerte manquent la précision et la netteté du contour; elle n'écrit d'ailleurs que pour répandre ses pensées ; elle écrit comme elle cause, et ne peut fixer sur le papier le ton, le geste, l'accent, les jeux de physionomie qui rendaient sa conver- sation si vivante. Mais, inférieure comme écrivain, elle reprend l'avantage comme « génie penseur ». La renais- sance intellectuelle et morale que nous qualifions de ro- mantisme lui doit beaucoup plus qu'à Chateaubriand; elle exerça, dans toute la première moitié du xix*' siècle, une influence plus profonde, plus diverse, plus conforme à l'esprit de liberté qui devait prévaloir. I/initiatrîee. — Régénérer le sentiment poétique en exaltant la vie de l'âme, affranchir l'art de règles factices et surannées, substituer à l'étroite doctrine du classicisme une philosophie littéraire qui, conciliant le génie du Nord et celui du Midi, préparât la littérature « européenne », telle fut l'œuvre de M'"'' de Stai-l. Ué;2,énérafion de la poésie. — Pour régénérer la poésie, il fallait d'abord en rouvrir la source. Or, la source de toute poésie, c'est l'enthousiasme, le culte de l'idéal, le sentiment du divin. M"" de Staël, qui se rat- tache au xviii*" siècle par sa confiance dans le progrès, dénonce la sèche ironie des philosophes, leur analyse dissolvante, leur sociabilité raffinée et frivole. Elle ne recueille que leurs principes d'action et de vertu. Jj^car- tant ce qu'il y a chez Rousseau de rétrograde et de mi- santhropique, elle lui emprunte ce qui peut satisfaire sa 394 LITTÉRATURE FRANÇAISE ^ftéreuse nature, son optimisrae passionné, ses besoins de vie mofTale et religieuse. EL1« oppose, avec lui, la philosophie dm cœnr à celle de la raison; arec lui. elle oppose à lincrédiiJité, ;tw scepticisme nioopueiir et stérile, une sorte àc christianisme sentimeii.tal. Elle veut qaue nous raniTOiioTis notre littérature en Ti^^fclnt notre âme même ; elle prédit et [prépare l'avèincment d'un)e poésie nouvelle qui sera faite àe méditations et d'élévations, qui aura pour domaine le rêve et le mystère, qui traduira ce qu)e Tarae recèle en soi de plus secret, de plus profond, de vraiment piteux. AI)olif»oii. dies. i-^jçles. — M"*^ de Staël ne substitue pas une formule à une autre : elle rejette tou,t formulaire. Les règles ne font que gêner le poète. IN.otre dogmatixsme, strict et coerciliif, s'est uniquement préoccupé de dis-tin- guer et de définir, d'assigner à chaque genre ses limites, d édictier les prescriptions du « bon sens » et dit « bon goût ». QuieljqiMe ingénienses que puissent en être les ana- lyses, ilm«connaîl le caractère essentiel de la poésie, qui a son principe dans l'inspiration, qui se moque de la poé- tique comme la vraie éloquence se moque de l'éloquence. Rénovation de la critique. — Les règles classi- ques convenaient sans doute à la société tout aris^tocratique et monarchique dn xvitr* siècle; mais le temps est venu d'élargir notre horizon, de recoinnaître d'autres formes du beau que celles dont nos écrivains ont donné le modèle. Dans sa Littérature, M™^ de Staël renouvelle déjà la cri^ tique : en appréciant les œuvres d'après l'état moral des peuples, elle répudie la méthode rationnelle pour y subs- tituer une méthode historique, une méthode explicative, qui s'accommode aux direrses conceptions de l'art. Dans son Allemagne, elle montre, chez un peuple étranger, chez un peuple traité jusqu'alors de barbare, une poésie diffé- rente de la nôtre et non moins belle, dont nous pouvons, dont nous devons nous approprier la beauté. Mais, si chaque nation, tout en restant fidèle à son génie hérédi- taire, profite de ce que les autres nations auront produit, dès lors, malgré la diversité des climats, des races, des LE DIX-NEUVIEME SIECLE 395 langues, se formera cette littérature à la fois une et mul- tiple que M°^ de Staël appelle européenne et qui doit avoir pour objet le bien de l'humanité. Cliateaiibriniid. — Sa vie. — Francoi^-René de Chateaubriand naquit à Saint-Malo le 4 septembre 1768. Après une enfance opprimée et rêveuse, il entra comme sous-lieutenant au régiment de Navarre. Son goût pour les lettres lui lit rechercher la société des poètes, entre autres de Parny, et il composa même quelques pièces de vers. Chateaubriand partage en ce temps-là les idées sceptiques du milieu où il vit. Mais le scepticisme con- temporain devait prendre chez lui un accent tout particulier; le mal originel de l'ennui entretenait dans son âme une capacité d'émotions morales et religieuses que la première crise de- vait tourner au christianisme. Licencié par la Révolution, il alla (1791) visiter l'Amérique, où l'entraî- naient soit le goût des aventures, soit le désir de connaître les pays qui de- vaient servir de cadre à ses Natchez, déjà conçus, soit enlin l'enthousiasme d'un disciple de Rousseau pour l'état de nature, pour les libres et inno- centes félicités de la vie sauvage. La nouvelle du Dix- Août le rappela en France. Presque aussitôt il dut émi- grer. Ayant pris du service dans 1 armée des princes, il i-eçut une blessure au siège de Thionville; puis il se ré- fugia en Angleterre, où quelques leçons de français, avec dobscurs travaux de librairie, ne l'empêchèrent pas de «mnaîlre le froid et la faim. C'est là qu'il publia son Essai- sur les révolutions (1797), livre hâtif, confus, indigeste^ mais travei'sé par des éclairs de génie. 1/ « Es^ai suv les Uévoliitions ». — L'idée essen- tielle de \/:.ssai se rattache au pessimisme qui est le fond intima de Chateaubriand. En ruinant toutes les croyances religieuses, lexvin" siècle avait fait de la perfectibilité une sorte de dogme. Cette religion purement humaine, Gha- Chatkal'ukiand (1768-1848). 396 L I r T i: ii a t u n e i n v .\ ç a i s i: toauhriand veut labolir; il veut montrer non seulement « qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil et qu'on recon- naît dans les révolutions anciennes les personnages et les principaux traits de la Révolution française », mais encore que l'humanité recommence élcrnellement la même (1835). « Voix inté- rieures » (1837), « Rayons et Ombres » (1840) : lyrisme plus ample, plus lar- jement ouvert aur voix de la nature, de l'histoire, de l'humanité. Le génie de Victor Hugo. Diversité ; puissance objectivci Renouvellement "e la prosodie et de la langue. Victor Hugo met son art au service du pro- grès humain. Alfred de Vigny (1797-1863), né à Loches. Sa vie. Son premier recueil (1822, 1826, 1837). Les « Destinées » (publiées en 1863). Infécondité de Vigny, Poète personnel, non moins que les autres romantiques, il exprime son <' moi » sous des formes indirectes. Sa « philosophie ». Défauts et qua- lités de son symbolisme. L'artiste. Alfred de Musset (1810-1857), né à Paris. Sa vie. Ses œuvres. Un poète charmant. Un grand poète : les « Nuits » ; l'amour et la souffrance. Théophile Gautier (1811-1872), né à Tarbes. Poète de « l'art pour l'art », il a excellé dans l'expression du monde sensible. « Émaux et Camées » (1852). Brizeux(l 806- 1858). Le chantre de laBretagne; « Marie ». — Baii>ier (1M5- 1882). Les « ïambes ». Éloquence grossière, mais vigoureuse. Le pomantisfiie. — Se» caractères c«*seiitiels. — ■ L.1 littérature romantique s-e rattachant à M™^ de Stac4 et à Chateaubriand, on peut, après ce que nou.s avons dit de leur œuvre et de leur influence, se faire dès mainte- nant une idée du romantisme. Il .serait bien difficile de le définir exactement. Certains veulent l'expliquer par une sorte de réaction systémati- <|ue. C'est là dépouiller de tout génie propre les grands <''criva»ins qui eu ont été les promoteurs, et ne leur laiss-er pour idéal qu'un parti pris scolastique de contrecarrer leurs devanciers. C'est le réduire à une pure négation. Mais alors, comment rendre compte de sa puissance et le sa fécondité? S'il combat le classici.^me, ou, mieux •itcore, le pseudo-classici.sme, ne l'enfermons pourtant paj* dans cette formule étroite. Le roman ti.9me combattit le classicisme parce qu'il avait une autre conception du monde et de la vie, une autre conception de l'art. Il pro- cède de la révolution morale qui transforme, au début du :;;x'' siècle, toutes les façons de penser et de sentir. Srms prétendre en donner une définition précise, car son principe même et son esprit y répugnent, nous de- vons en indiquer du moins les traits principaux. 40^ LITTERATURE FRANÇAISE Le romantisme a pour caractère essentiel la prédomi- nance de la sensibilité et de l'imagination sur la raison. De là, dans tous les genres représentatifs de la vie, tels que le genre romanesque et le genre dramatique, ce qu'on peut appeler la substitution du particulier au général. De là encore la renaissance du lyrisme, qui, refréné depuis Malherbe par une discipline rationaliste, va renouveler non seulement la poésie proprement dite, mais le théâtre, le roman, l'histoire, la critique elle-même. De là enfin la rupture définitive avec les modèles et les règles de notre époque classique, avec n'importe quelles règles et n'ira- porte quels modèles. A vrai dire, le romantisme ne forme point une école. Il n'a pas de doctrine fixe. Comme le déclare Victor Hugo, il fut, dans l'art, ce que le libéralisme était dans la politique. Il affranchit l'art des for- mules coercitives et des serviles imi- tations, de tout ce qui restreignait le génie individuel. Le lyrisme romantique. — C'est la poésie lyrique que régénère d'abord le romantisme. Lamartine, Victor Hugo et Alfred de Vigny, puis Alfred de Musset et Théophile Gautier, sont, durant la première moitié du siècle, nos plus grands poètes. Bêraiiger. — Mettons à part Déranger (1780-1857). S'il porte dans la chanson un art ingénieux, des qualités très louables d'invention et de composition, il ne mérite guère le nom de poète, et, en tout cas, il ne ressemble aucunement aux lyriques du romantisme; ni par son ins- piration, qui est vulgaire, ni par sa facture, quelquefois nette et concise, souvent pénible, presque toujours arti- ficielle et convenue. Dès qu'il vise à la noblesse, il de- vient commun. Et rien, chez lui, ou presque rien, qui soit vraiment populaire. C'est un a bourgeois », avec tout ce que le mot laisse entendre de prosaïsme et de platitude. Lamartine. — 8a vie. — Alphonse Prat de Lamar- LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 405 tine naquit à Mâcon le 21 octobre 1790. Son enfance se passa au château paternel de Milly*. Il y fut élevé en cam- pagnard. Une mère douce et tendre dirigea sa première éducation. Mais cette éducation ne fut pourtant pas aussi molle que lui-même le laisserait croire. Voyons-le tel qu'il était : un enfant vigoureux et gaillard, solide, dur à la fatigue, qui prenait ses ébats et courait la montagne avec les petits villageois. De 1803 à 1807, il fit des études assez médiocres chez les jésuites de Belley. Puis, revenu à Milly, il y mena pendant quelques années l'existence d'un jeune hobereau, entremêlant toutefois de lectures vaga- bondes les parties de chasse et les es- capades. En 1811, il part pour l'Italie, visite Rome, séjourne à Naples. De re- tour, il est pendant quelques mois, en 1814, garde du corps. Deux ans après il rencontre au lac du Bourget cette Elvire qui lui révéla le véritable amour. En 1820 paraissaient les Méditations, recueil d'une vingtaine de pièces, qui, du jour au lendemain, le rendit il- ^' lii^ot'i^^'!''^ lustre. Les « Méditations ». — Ce n'étaient pas ses pre- miers essais. Il avait appris le métier poétique en écri- vant soit des tragédies et une épopée, soit, un peu plus lard, des élégies dans le goût de Parny, de Chênedollé, de Fontanes. Et plusieurs Méditations ne diffèrent pas beaucoup de ce qu'avaient publié les meilleurs poètes contemporains. Pourtant, cette mince plaquette marque une date dans l'histoire de notre poésie. Non que Lamartine ait rien inventé. Les Méditations procèdent de Jean -Jacques Rousseau, de Bernardin, qui, dès son jeune âge, exercè- rent sur lui une grande influence, de M™*^ de Staël et de Chateaubriand, qu'il appelle « les deux génies précur- seurs ». Il ne fil, à vrai dire, qu'exprimer l'état moral de toute une génération. Et par là s'explique le succès prodigieux qu'eut aussitôt son recueil. L'originalité en 406 LITTÉnATUnB FRANÇAISE consiste beaucoup moins dans le fond même que dans la forme. Lamartine fut le premier qui donna les ailes du vers au Ijrisme romantique. l.es « ^'oM-velles Méclitatîo^ns ». — Les « H4ip- monôcs ». — En 1823 parut un nouveau volume de Méditations; moins spontané, sinon moins sincère, il a aussi plus de variété, j)lus de plénitude, plus d'éclat. Les Harmonies, publiées en 1829, dénotent quelque rhétori- que : la virtuosité du poète s'y enchante d'elle-même, s'y complaît en développement» d'une abondance parfois un peu lâche et d'une généralité qui laisse trop de place au lieu commun. Mais elles sont admirables d ampleur, de richesse, d'élévation soutenue et toujours aisée. Lamartine avait été élu par l'Académie française un peu avant la publication des Harmonies^ Secrétaire d'ambas- sade à Florence, il donne sa démission en 1830, puis va visiter la Grèce, la Syrie, la Terre Sainte, d'où il rap- porte son Voyage en Orient (1835). « Jocelyn ». — La « Chute d'un ange ». — Jocelyn (1836) et la Chute d'un Ange (1838) sont deux épisodes d'un vaste poème épique qui devait retracer l'histoire ou plutôt la légende de notre race. Lamartine n'a rien écrit de supérieur à Jocelyn. Si on y reconnaît les mo- tifs des Harmonies, l'action même du drame les rend plus directs, plus humains; mais on y trouve encore, — et rien de tel dans les Harmonies ou dans les Méditations, — « une épopée de l'homme intérieur », une « poésie domes- tique » que nous ne connaissions point et qui sait allier la simplicité, la familiarité même, aux sublimes élans du l^-rismc. La Chute d'an ange eut peu de succès. Pourtant, malgré les bizarreries du sujet, malgré bien des négli- gences dans le style et dans la versification, ce poème renferme maintes pages dont les unes valent ce que La- martine a faic de plus magnifique, et les autres ce qu il a fait de plus charmant. Attires <»ti%'ires d-e Lamartine. — Nous ne pou- vons signaler ici tous ses autres ouvrages. Mentionnons au moins un dernier livre de vers, les Recneiiletnents poé- LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 407 tiques (1839), qui contiennent quelques belles pièces, mais où son génie s'abandonne le plus souvent aux hasards de riiïiprovisation. Parmi ses écrits en prose, il faut citer, outre des romans yGraziella^ Raphaël, etc.), V Histoire des Girondins, publiée en 1847, et qui est elle-même une sorte de roman liistorique. Député depuis 1833, et devenu bientôt, non pas le chef, car sa politique était tout idéale, mais l'orateur et, si Ion peut dire, le prophète de la démocratie, il a, dans ce livre, glorifié la Révolution de 1789 et préparé celle de 1848. On sait quel fut son rôle comme membre du gouverne- ment provisoire. Après le coup d'État, il renonça défini- tivement à la politique, et vécut dans la retraite, oublié, isolé, contraint de faire, pour payer ses dettes, d'ingra- tes besognes de librairie, et réduit enfin à accepter de l'Empire une rente viagère. Il mourut le 28 février 1869. idéali!»c- lorme, Notre-Dame de Paris, les Feuilles d'automne (1831) ; le Roi s'amuse (1832); Lucrèce Borgia, Marie Tudor (1833); Augelo, les Chants du crépuscule (1835) ; les Voix intérieures (1837); Ruy Blas (1838) ; les Rayons et les Ombres ^ 1840) ; le i?^/« (1842); les J^wr-races (1843). Eti 1843, un tragique accident enleva à Victor Hugo «a fiUe aiînée, qui venait de se marier, et pendant longtemps il resta abîmé dans son deuil. Aucun ouvrage de lui ne paraît depuis les Burgraves jusqu'à l'exil. L'Acadéttiie française l'élut en 1841. En 1845, Louis- Philippe le lit pair de France. Légitimiste au début, Victor Hugo célébrait, dans -«s^s Odes, le trane et l'autel. Mais avauit la révolution de 1830 il était déjà libéral en politique comme en littérature; et, «i la monarchie de Juillet ne le trouva pas hostile, il ne la considéra bientôt que comn>e une étape v^rs la république. Nommé en 1848 membre de l'Assemblée constituante, il combattit Gavai- gnac, qui avait impitoyablement châtié l'insurrection de Juin, et soutint le prince Napoléon. Lorsque ce dernier devint sus'pect de préparer le rétablissement de l'Empire, il se tourna contre lui; et, au lendemain du Deux-Décem- bre 1851, sauvé par des amis fidèles, il partit pour l'exil, où nous le retrouverons plus loin. Victor Hugo (1802-1885). LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 411 Les recueils lyriques d'avant l'exil. — Les re- cueils de vers que publia Victor Hugo durant la première moitié do sa carrière sont au nombre de six. Et, dès maintenant, nous y distinguerons plusieurs « veines ». Car ni les Orientales ne ressemblent aux Odes, ni aux Orientales les quatre recueils suivant». Les « Odes ». — Victor H-ug^o nous apparaît tout d'abord comme beaucoup plus classique que Lamartine. Non seulement ce sont des odes qu'il écrit, s'enfermant ainsi dans un cadre traditionnel, mais encore ses od«s dénotent un émule de Jean-Baptiste Rousseau et de Le- brun-Pindare : par le style, qui abonde en périphrases, en termes nobles, en images de pure rhétorique; et aussi par un lyrisme conventionnel qui prodigue les apostro- phes, les prosopopées déclamatoires et froides. Il sent fort bien, sa seconde préface en témoigne, ce qu'a de factice le lyrisme classique; il prétend même n'avoir adopté la forme de l'ode quafin de revenir à la poésie primitive, dont les inspirations revêtirent cette forme; et sans doute son recueil contient quelques pièces^, parmi les dernières, oîi se manifeste une conception du genre plus originale, plus personnelle. Mais presque toutes dé- cèlent lartifice. Si elles sont admirables pour leur éclat, pour leur vigueur et leur ferme précision, nous n'y trou- vons guère que ce qui se trouvait déjà chez les lyriques du xviii*' siècle, hors une puissance supérieure; les qua- lités mêmes que nous y admirons sont des (jualités émi- nemment classiques. lies « Ballades ». — Les Ballades de Victor Hugo n'ont rien de commun avec les pièces à forme fixe qui portent ce nom. « Esquisses d'un genre capricieux, ta- bleaux, rêves, scènes, récils, légendes superstitieuses, traditions populaires* », elles se rattachent aux ballades anglaises et allemandes. Le poète y ressuscite le moyens âge, un moyen âge purement décoratif et, d'ailleurs, quelque peu fade. Lui-même déclare que, s'il a mis plus. 1. Préface de 1826. 412 LITTÉRATURE FRANÇAISE de son âme dans les Odes, il met plus de son imagination dans les Ballades. Il en fait surtout un thème de virtuo- sité. Il assouplit sa langue et son rythme en quittant l'apparat du lyrisme officiel pour traiter des sujets de fantaisie, tantôt gracieux, tantôt macabres. Les « Orientales »• — La dernière ballade oppose à la fée de « l'Occident nébuleux » la péri « de l'Orient, région éclatante ». Victor Hugo semblait annoncer ainsi les Orientales, écrites entre 1826 et 1828. On sait que l'Europe entière avait, à cette époque, les yeux tournés vers l'Asie Mineure et la Grèce. Aussi quelques-unes des Orientales célèbrent-elles les héros de l'insurrection. Mais le recueil, dans son ensemble, relève du genre pittores- que. Comme le dit Victor Hugo, c'est un livre inutile de pure poésie. N'y cherchons pas autre chose que ce que le poète a voulu y mettre. A peine une ou deux pièces indiquent la veine intime et personnelle d'où émaneront les recueils suivants. Novembre surtout, la dernière, où il rappelle avec émotion ses jeunes années. Les Orien- tales valent exclusivement par la facture, s'adressent ex- clusivement aux sens; et Victor Hugo les fit sans même connaître — sauf l'Espagne, où il avait, tout enfant, passé quelques mois — les pays dont elles traçaient de si brillantes descriptions. On peut dire que ce livre inau- gure chez nous la poésie des formes et des couleurs, qui eut dans la suite pour principaux représentants Gautier et les parnassiens. Et, d'autre part, Victor Hugo y achève son apprentissage technique. Il va maintenant appliquer à l'expression de la pensée et du sentiment un art dont il s'est rendu maître en reproduisant les divers aspects du monde sensible. Les « Feuilles d'automne ». — Ses quatre recueils suivants offrent bien des traits communs par où ils se distinguent soit des Orientales, soit des Odes. Ils ne pro- cèdent ni de l'imagination fantaisiste ou décorative qui égayé les unes, ni de la rhétorique juvénile qui, dans les autres, avait devancé, chez Victor Hugo, l'observation et la méditation; replié sur lui-même, le poète trouve en LE DIX-NELVIÈME SIECLE 413 son âme la matière de ses chants. Nous pouvons cepen- dant mettre à part le premier de ces recueils, les Feuilles d'automne. Il ne s'inspire pas des événements contempo- rains; il ne renferme guère que « des vers de la famille, de la vie privée », exprimant les affections domestiques, la mélancolie des souvenirs, la vanité des espérances, vers tantôt joyeux, plus souvent tristes, toujours graves, sereins et doux. La sensibilité, chez Victor Hugo, n'est pas aussi prompte à s'émouvoir que chez Lamartine; elle a plus de profondeur, quelque chose de plus réfléchi, de plus intense, de plus concentré. Entre les recueils lyri- ques du poète, les Feuilles d'automne gardent leur unité propre : le lyrisme, élégiaque et subjectif, y part unique- ment du cœur. Là pourtant se rencontrent, dans une pièce fameuse, ces vers que l'on a pu mettre en épigraphe à l'œuvre entière de Victor Hugo : Tout souffle, tout rayon, ou propice, ou fatal, Fait reluire et vibrer mon Ame de cristal. Mon âme aux raille voix, que le Dieu que j "adore Mit au centre de tout comme un écho sonore. Mais, s'ils sont vrais des Feuilles d'automne, où nous reconnaissons souvent « l'écho des pensées qu'éveillent en notre esprit les mille objets de la création », ils le sont surtout des trois recueils suivants. Les « Chants du crépuscule », les « Voix inté- rieures », « les Hayons et les Ombres ». — Dans les Chants du crépuscule, dans les Voix intérieures, dans les Rayons et les Ombres, Victor Hugo, sante répudier la poésie intime, qui lui fournit maintes pièce% d'une péné- trante émotion, déploie un lyrisme plus ample, plus lar- gement ouvert à la nature et à l'histoire. Les Chants du crépuscule traduisent « l'étrange état crépusculaire » de la société contemporaine, « le je ne sais quoi d'à demi éclairé qui nous environne ». Si, dans les Voix intérieures, dans les Rayons et les Ombres, on trouve des inspirations très diverses, et même quelques morceaux de fantaisie ou 414 LITTÉRATt'RE FRANÇAISE de pure virtuosité, on y sent presque partout une com- munion étroite et vixant'e soit avec l'univers, dont le poète saisit, outre les formes s(rnsibles, l'âme même parlant à son âme, soit avec 1 humanité, dont il ne chante pas seu- lement les passions, les rêves, les joies et les peines, mais dont il prophétise encore et glorifie l'ascension vers la justice, vers la paix fraternelle et le bonheur. Victor Hugo s'élève à une conception supérieure de la poésie : le voici devenu « apôtre » et « mag^ ». Et ce qui fera désormais l'unité de toute son œuvre fait déjà l'unité de ces re- cueils : un optimisme vaillant, hardi, généreux, et, mal- gré tant de souffrances, tant de calamités, tant de chutes auxquelles est exposée la race humaine, une foi inébran- lable dans le progrès, dans le triomphe définitif du bien sur le mal. Le génie die Vîctor Hd|ro» — ïMversîté. — Chez Victor Hugo, même à ne considérer que ses oeuvres d'a- vant l'exil, nous devons marquer tout d'abord la diversité du génie. Admirable de précision pittoresque en expri- mant la figure des choses, il ne l'est pas moins de vertu suggestive en rendant ce qu'elles recèlent de secret^ d'intime, d'inefiable; et, d'autre part, la vie morale, celle du cœur, celle aussi de la conscience, trouve chez lui son interprète le plus vigoureux et le plus profond. Unique entre tous par l'ampleur du souffle et la magnifi- cence du verbe, la grâce ne lui manque point, ni la ten- dresse. S'il orchestre puissamment les vastes sympho- nies, il module d'une voix douce les mélodies pures et suaves. Tandis que Lamartine, après les Méditations, se répétera sans cesse, élargissant d'abord sa veine, puis la relâchant en informes délavag-es, Victor Hugo se re- nouvelle d'un recueil à l'autre, varie ses thèmes et sa forme poétique, introduit dans ses vers toute la nature et tout l'homme, toute la vie. Paîssance objective. — Application au métier poétique. — Pour lui, la poésie n'est pas, ainsi qu'elle l'était pour Lamartine, une effusion soudaine et presque involontaire. Ce qui explique que Victor Hugo soit si LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 415 prodigieusement varié, c'est sa puissance objective, par laquelle il peut non seulement embrasser le monde des apparences sensibles, soit dans son ensemble, soit dans la multiplicité de ses détails, mais s'assimiler les pen- sées et les sentiments les plus divers. Et c'est aussi l'empire qu'il exerce sur lui-même, sa force de volonté, on labeur opiniâtre. Il n'improvise point, comme Lamar- tine; il règle son inspiration, il la dirige et la maîtrise. Les audaces mêmes de Victor Hugo, ces audaces qui scandalisèrent les contemporains, procèdent d'une « doc- trine » systématique. Nu,l,poète n'est plus conscient, plus réfléchi, plus appliqué, il ne fait pas de la poésie « une aventure heureuse », il en fa,it son unique affaire, son action, son existence même. Ce métier que dédaignait Lamartine, Victor Hugo s'}^ dévoue. Il invente ou restaure une infinité de rythmes; il régénère la rime; il trans- forme l'alexandrin; il recrée, presque à lui seul, et la prosodie et la langue po>étique elle-même. l^e poète « «.odal ».• — Excellent ouvrier de fac- ture, Victor Hugo n'est pourtant pas « un chanteur inu- tile ». Nous le verrons, dans l'exil, personnifier en soi la pensée et la conscience de son siècle. Mais, dès le début, c'est un « se,m;i>and poète. — H y a deux Musset. Le premier, quand certaines affectations d'impertinence ne le gâtent pas, nous charme par son élé- gante prestesse, par sa grâce capricieuse, par son accent vif et clair. Mais, chez ce Musset adolescent, quelque rapide échappée nous fait çà et là deviner l'autre, une note de mélancolie profonde, un cri soudain qui trahit le fond du cœur; avant que la passion ne le saisisse, il l'appelle, il en aspire d'avance les ar- deurs dévorantes. Et, maintenant, le voici qui aime et qui souffre. Les Nuits, la Lettre à Lamartine***, le Sou- venir, sont peut-être les chants les plus pathétiques , les plus poignants, les plus profondément humains que l'a- mour et la souffrance aient inspirés. Si Musset fut ailleurs un poêle char- mant, c'est là qu'il est un grand poète. Tlicopliile Gautier. — Théophile Gautier (1811-1872i vint tout jeune de Tarbes, où il était né, à Paris. Il fit d'abord de la peinture, mais publia dès 1830 ses premiers vers. Parmi ses ouvrages en prose, mentionnons, outre plusieurs volumes de critique litté- raire ou artistique, les deux romans intitulés Made^ nioiselle de Maupin (1835) et le Capitaine Fracasse (1863). Son principal recueil lyrique parut en 1852 sous le titre significatif à' Emaux et Camées. Gautier a une place à part entre les romantiques, comme le poète des contours et des couleurs. Non que sa sensibilité ne se décèle dans maintes pièces, surtout au début; mais il la réprime le plus possible, de peur que la tristesse ou la joie, faisant trembler sa main, n'altère cette netteté et cette pureté de facture dans laquelle con- Tii. Gautier (1811-1872). LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 421 siste, à ses yeux, l'excellence de la poésie. Détachant l'art soit de toute préoccupation morale ou sociale, soit de toute pensée, et même de toute autre émotion que celle de la beauté plastique, il le regarde comme étant à lui-même son propre objet. Il a, pur artiste, exprimé le monde sensible avec une précision merveilleuse, dans une forme irréprochablement exacte. Brizeux. — Barbier. — Parmi les poètes de la pre- mière moitié du siècle, nommons encore Brizeux, le chantre de la Bretagne, surtout pour son premier re- cueil, Marie, qui respire une mélancolie très douce, très tendre, très pénétrante, et Auguste Barbier, l'auteur des ïambes, où se trouvent certaines pièces, la Curée, par exemple, et Vidole, d'une éloquence grossière, mais vi- goureuse et puissamment soutenue. LECTURES Sur le lyrisme romantique : Brunetière, Évolution de la poésie lyrique, 1894; G. Pellissier, le Moui>ement littéraire au dix-neu- vième siècle, 1889; Vinet, Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, 1845. Sur Lamartine : Brunetière, Histoire et Littérature, t. III; Des- choinel, Lamartine, 1893; J. Lemaître, les Contemporains, t. VI; Ch. de Pomairols, Lamartine, 1889; Reyssié, la Jeunesse de La- martine, 1892; É. Rod, Lamartine (collection des Classiques populaires), 1893; Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. I"; Schérer, Études sur la littérature contemporaine, t. IV, V, IX. Sur Victor Hugo : P. Bondois, Victor Hugo, 1885; Brunetière, Nou- velles Questions de critique, 1890, Nouveaux Essais sur la littéra- ture contemporaine, 1895, Histoire et Littérature, t. III; E. Dupuy, Victor Hugo, 1887; Mabilleau, Victor Hugo (collection des Grands Écrivains français), 1893; Renouvier, Victor Hugo : le poète, 1893; Victor Hugo : le philosophe, 1900; Sainte-Beuve, Portraits contem- porains, t. 1=' ; Schérer, Études sur la littérature contemporaine, t. VIII; Stapfer, Racine et Victor Hugo, 1886. Sur Vigny : Brunetière, Essais sur la littérature contemporaine, 1891; Paléologue, Alfred de Vigny (collection des Grands Écri- vains français), 1891 ; G. Pellissier, Nouveaux Essais de littérature contemporaine, 1895; Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. II, Nouveaux Lundis, i. VI. Sur Musset : Arvède Barine, Alfred de Musset (collection des Grands Ecrivains français), 1893, Claveau, Alfred de Musset 2lk 422 LITTÉRATURE FRANÇAISE (collection des Classiques populaires), 1894; Sainte-Beuve, Por- traits contemporains, t. II, Lundis, t. I"", XIII. Sur Gautier : Brunetière, Questions de critique, 1887; M. du Camp, Théophile Gautier (collection des Grands Ecrivains français), 1890; Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. VI. Cf. dans les Morceaux choisis . * Classes de 40 et 3«, p. 276. ** Ibid.. p. 345. *** Classe de 1", p. 428. CHAPTRE III Le théâtre romantique» R É s u .>i É Le drame romantique. Son caractère essentiel : à la vérité générale et idéale de la tragédie, le romantisme veut substituer la réalité concrète et par- ticulière. Rupture avec les règles classiques : abolition des unités; mélange du « grotesque n et du « sublime ». Plus de types, mais des individus. Exacti- tude du milieu historique : couleur locale. Principaux représentants du théâtre romantique. Vibtor Hugo : ce qui manque à ses pièces, c'est la « psychologie », à laquelle ne sauraient suppléer ni, la mise en scène ni une action tout extérieure, souvent invraisemblable; elles tiennent du mélodrame et de l'opéra. Leurs qualités lyriques ou épiques. — Alexandre Dumas. Drames historiques, drames modernes. Fertilité inven- tive, don des effets scéniques, verve et fougue, mais rien d'étudié ni.de vrai- ment solide. — Alfred de Vigny. « Chatterton » (1835) : moins un drame que le développement d'une idée philosophique. Restauration factice et passagère de la tragédie. Casimir Delavigne (1793- 1843); Ponsard (1814-1867). Le théâtre de Musset. « Lorenzaccio », drame shakespearien. Dans ses comédies, Musset donne une forme poétique aux plus délicates analyses de la passion. Eugène Scribe (1791-1861) peint les mœurs contemporaines. Très habile praticien, il manque totalement d'observation et de style. Le ilrame romantique est « la poésie com- plète ». — Après avoir régénéré le lyrisme, les roman- tiques s'appliquèrent à instituer un nouveau théâtre. Pour quelques-uns d'entre eux, pour Victor Hugo sur- tout, le lyrisme ne fut d'abord qu'une sorte de prélude au drame, qui devait embrasser tous les genres et toutes }es formes poétiques, comme il devait représenter la vie LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 423 tout entière. Si l'ode et l'épopée contiennent le drame en germe, le drame, écrit Victor Hugo, les contient l'une et l'autre en développement. Il est « la poésie complète ». Poétique du dvainc* — Retour à la nature. — Tandis que le lyrisme avait pris de lui-même son essor, les novateurs appliquèrent à l'instauration du théâtre une doctrine arrêtée et systématique. Depuis longtemps se préparait la dramaturgie nouvelle. Victor Hugo, dans sa préface de CromcK^ell, ne fit guère que l'exposer plus for- tement que ses devanciers, avec une concision brillante. Les romantiques voulaient ramener le théâtre à la nature. Et sans doute c'est de la nature que les classiques s'étaient réclamés. Mais l'état social, d'une part, et, de l'autre, un respect superstitieux pour l'antiquité, leur avaient imposé maintes fausses « règles » que le roman- tisme prétendait abolir. A la vérité, générale et idéale de la tragédie, la jeune école prétendit substituer la réalité concrète. De là procède toute la réforme théâtrale. Elle peut se résumer en quelques traits. Les romantiques abolissent l'unité de temps et l'unité de lieu, élargissent l'unité d'action; ils mélangent le comique et, .le tragique; ils représentent non plus des types, mais des individus; ils s'attachent à l'exactitude du milieu historique, de la « loca- lité », du décor; ils transforment les récits de la tragédie en scènes, et ses descriptions en tableaux. Ainsi leur drame devait être une ample reproduction de la vie, une image fidèle de l'homme, de tout L'homme. Ils ne rom- paient avec les règles tragiques que pour se rapprocher de la nature, en répudiant soit une froide abstraction, soit une idéalisation mensongère. A vrai dire, ils échouèrent dans cette méritoire tenta- tive. Leurs pièces ne contiennent guère plus de vérité historique que les tragédies de Corneille et de R.acine, et contiennent beaucoup moins de vérité humaine. Sachons- leur pourtant gré d'avoir affranchi la scène de conven- tions vieillies, et, là comme ailleurs, d'avoir revendiqué la liberté de l'art. Et rappelons-nous que les poètes aux 424 LITTÉRATURE FRANÇAISE , tragédies desquels ils opposèrent le drame n'étaient pas Corneille et Racine, mais Jouy et Luce de Lancival. Principaux représentants du théâtre roman- tique. — Le théâtre romantique a pour principaux re- présentants Victor Hugo , Alfred de Vigny, Alexandre Dumas. Victor Hu^o. — Ce qui manque surtout aux drames de Victor Hugo, c'est la « psychologie ». Parfois il tire ses héros de son imagination, en leur prêtant, à Hernani, par exemple, à Didier, à Ruy Blas, je ne sais quel roman- tisme d'emprunt, devenu bientôt « poncif ». Plus sou- vent il en compose le personnage d'après une méthode arbitraire. Marie Tudor, entre autres, Triboulet, Lucrèce Borgia, sont des formules incarnées, et non des créations vivantes. Le poète le« modèle sur son idée. Marie Tudor, c'est une reine qui est une femme, grande comme reine, vraie comme femme; Lucrèce Borgia, c'est l'amour ma- ternel purifiant la difformité morale; Triboulet, c'est l'a- mour paternel transfigurant la difformité physique. Des héros ainsi construits ont quelque chose de mécanique et de contraint. Leur développement est réglé d'avance; ils ne parlent et n'agissent qu'afin de confirmer une antithèse préconçue. Si l'appareil de la mise en scène et le bruit d'une action tout extérieure, souvent invraisemblable, ne sau- raient suppléer à l'analyse psychologique, les pièces de Victor Hugo récréent du moins les yeux par de brillants costumes, par de prestigieux décors, émeuvent les nerfs par la violence des situations, par le heurt des contras- tes, par le mouvement tumultueux des acteurs, charment l'oreille par l'harmonie des alexandrins, par l'éclatante sonorité des airs de bravoure ou par la sonorité voilée des andantes. Ils tiennent à la fois de l'opéra et du mélo- drame. Même au point de vue proprement théâtral, reconnais- sons-y maintes qualités de premier ordre, la puissance des effets, la vigueur de la composition, le relief des caractères. Mais ce qui en fait la beauté supérieure, ce LE D I X - N E U V I E M E SIECLE 425 qui les sauvera de l'oubli, c'est qu'ils sont d'un grand poète. Ilernnni peut bien manquer de vérité, ou encore de vraisemblance : cela ne l'empêche pas de contenir quel- ques scènes d'un merveilleux lyrisme; pareillement les Burgraves, si ce qu'ils ont d'obscur, d'étrange, d'incohé- rent, de puéril, en explique assez la chute, méritent cepen- dant leur place entre les plus belles œuvres de notre poésie pour leur magnificence et leur ampleur, pour leur majesté épique. Alexandre Dumas. — Victor Hugo inaugura le nouveau théâtre avec Cromwell. Mais Crorruvell, bien que le poète l'eût, comme il le déclare, composé en vue de la scène, ne pou- vait guère, vu sa longueur, « s'encadrer dans une représentation scénique ». C'est Alexandre Dumas (1803-1870) qui fit jouer le premier drame, Henri III et sa CoMr (1829). Les drames d'Alexandre Dumas se divisent en deux catégories. Les uns sont empruntés à l'histoire, comme Henri III, Christine, Charles VII chez ses grands vassaux, la Tour de Nesles. Les autres, parmi lesquels |il faut surtout mentionner Antony (1831), repré- sentent des sujets modernes. Dumas porte dans ces pièces une fertilité inventive, une adresse d'exécution, une verve et une fougue qui suffisent à en justifier la popularité. Mais elles ne renferment, à vrai dire, rien de solide, rien d'é- tudié, de sérieux. Placage de couleur locale; costumes et décors, péripéties soudaines et brusques, tirades bour- souflées et criardes, voilà de quoi Dumas compose son théâtre prétendument historique; ce sont^es drames de cape et d'épée. Et, quant à ses pièces modernes, elles font, du héros romantique, je ne sais quelle caricature. Antony est une sorte de Didier frénétique et hagard. Mais le vers de Victor Hugo sauve Didier du ridicule, et la prose dans laquelle Antony pousse ses cris de rage est non moins vulgaire qu'emphatique. Alexandre Dumas (1803-1870). 426 LITTÉRATURE FRANÇAISE Alfred de Vlg:iiy. — Alfred de Vigny mit à la scène dès 1829 une traduction en vers à^ Othello. Elle est pré- cédée d'une préface oii le poète expose ses idées sur la réforme dramatique. Ce qu'il voudrait, c'est un drame « produisant : — dans sa conception, un tableau large de la vie, au lieu du tableau resserré de la catastrophe d'une intrigue; — dans sa composition, des caractères, non des rôles, des scènes paisibles mêlées à des scènes comiques et tragiques; — dans son exécution, un style familier, comique, tragique, et parfois épique ». Nous re- connaissons là les vues qu'exprimait, deux ans aupara- vant, la préface de Cromivell. Mais nul autre n'était aussi impropre que Vigny, ce poète renfermé et chagrin, à faire une pièce de théâtre. Ne parlons même pas de la Maré- chale d'Ancre, qui manque complètement d'intérêt et de vie. Quant à Chatterton (1835), Vigny nous y donne moins un drame que le développement d'un thème philosophique qui lui était cher et qu'il avait déjà plusieurs fois exprimé, notamment dans Stello. Il conçoit Chatterton comme le symbole du vrai poète, inhabile à toute autre chose que « l'œuvre divine », et, plus généralement, de « l'homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste ». La pièce, si ridée qui l'inspire est bien romantique, n'a dans sa forme rien de commun avec le théâtre de Hugo et de Du- mas. Vigny écarte les incidents matériels, réduit autant que possible la part de l'action. Il dégage aussi son héros des circonstances particulières qui auraient pu en res- treindre la valeur typique. Chatterton ne représente qu'a un nom dhomme », et pourrait s'appeler le Poète. On doit sans doute rendre justice à la hauteur de cette conception. Mais un personnage si peu vivant et agissant n'est guère dramatique. Et, d'ailleurs, la maladie litté- raire que Vigny analyse avec tant de délicatesse a quelque chose de trop exceptionnel pour offrir un intérêt vraiment humain. Restauration de la tragédie. — Le dernier drame romantique qui compte dans l'histoire de notre théâtre, ce sont les Burgraves. Six semaines après leur LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 427 chute retentissante, paraissait la Lucrèce de Ponsard, une tragédie. Casimir Delavig^iie. — Ponsard. — Pendant que Victor Hugo et Alexandre Dumas obtenaient leurs plus grands succès, Casimir Delavigne (1793-1843) avait donné Marino Faliero, Louis XL, les Enfants d'Edouard, pièces médiocres, dans lesquelles ce froid poète essaye de res- taurer le théâtre pseudo-classique en y accommodant de timides innovations. Quant à François Ponsard (1814- 1867), il ne manque pas de vigueur. Sa Lucrèce, œuvre sèche et raide, est une œuvre solide. Après Lucrèce, il fît Agnès de Méranie, Charlotte Corday , le Lion amoureux, qui méritent l'estime par leur rectitude ferme et franche. Mais la tragédie était bien morte. Rien ne le montre mieux que les piè- ces de Ponsard lui-même. On le salua chef d'école, en l'opposant à Victor Hugo; or, il introduisit dans la tra- gédie tout ce qu'elle pouvait compor- ter de romantisme. A vrai dire, Char- lotte Corday et le Lion amoureux tien- nent du genre tragique beaucoup moins que du drame. Le théâtre de Musset. — Parmi les auteurs de théâtre romantiques, nous mettons Alfred de Musset à part. Ses pièces, qui ne furent pas écrites en vue de la scène, ont un caractère tout spécial. L'échec d'une pre- mière et unique tentative (la Nuit vénitienne, 1830) l'avait déçu et dépité; il ne répudia point la forme dramatique, mais, renonçant à être joué, il s'affranchit de toute préoc- cupation théâtrale et mit en liberté sa fantaisie. Avec le drame de Lorenzaccio, qui est peut-être ce que le romantisme a produit de plus shakespearien, signalons surtout, entre les pièces de Musset, Fantasio, Il ne faut Jurer de rien, les Caprices de Marianne, On ne badine pas avec l'amour, comédies exquises où se mêlent intimement le rêve et la réalité, et qui donnent une forme poétique aux subtiles analyses de la passion. Casimir Delavigne (1793-1843). 428 LITTÉRATURE FRANÇAISE La comédie. — Eugène Scribe. — Bien différent du théâtre de Victor Hugo, le théâtre de Musset est cependant romantique. Mais la comédie proprement dite devait échapper à l'influence du romantisme, qui pré- tend unir dans le drame le rire et les pleurs. Du reste, ce genre ne s'accordait guère avec l'état d'âme contem- porain. Si les drames de Victor Hugo font sa place au comique, leur comique truculent ne ressemble en rien à celui de notre comédie traditionnelle. Toute la littérature, durant la première moitié du siècle, est plus ou moins lyrique. G est presque hors de la littérature que nous allons chercher le principal représentant de la comédie, Eugène Scribe. Admirable praticien. Scribe (1791-1861) excelle à nouer et à dénouer une intrigue. Mais le théâtre, pour lui, est pure affaire de métier. Aucune idée, aucune observation, aucun style; rien absolument que de la mécanique. Il eut néanmoins une vogue prodigieuse, et, pendant cinquante ans, fit les délices du public. Disons même que son influence persista jusque dans notre comédie moderne, car Augier et Dumas fils. ne réussirent qu'imparfaitement à se dégager de ses conventions et de ses procédés. LECTURES Brunetière, les Epoques du théâtre français, 1892; Th. Gaatier Histoire de l'art dramatique, 1859; Lafoscade, le Théâtre d' Alfred de Musset, 1902; J. Lemaître, Impressions de théâtre; Lenient, la Comédie en France au dix-neuvième siècle, 1898; Parigot, Alexan- dre Dumas (collection des Grands Écrivains français), 1902 ; Saint- Marc Girardin, Cours de littérature dramatique, 1853; Fr. Sarcey, Quarante Ans de théâtre, 1900-1902; J.-J. Weiss, le Théâtre et les Mœurs, 1889, A propos de théâtre, 1893, le Drame historique et le Drame passionnel, 1894. LE DIX -NEUVIÈME SIECLE 429 CHAPITRE IV Le roman. RÉSUMÉ Importance du genre romanesque au dix-neuvième siècle. Il se présente tout d'abord sous deux formes diverses : le roman personnel et le roman historique. Le roman personnel est lyrique avec Chateaubriand et M™^ de Staël. Il est analytique avec Sénancour (1770- 1846), auteur d' « Obermann » (1804), et avea Benjamin Constant (1767-1830), auteur d' « Adolphe » (1816). « Obermann» . le « mal du siècle » ; sincérité exempte de rhétorique. « Adolphe » : profon- deur de l'analyse sentimentale, beauté sobre et précise de l'exposition. Le roman historique. Vigny : « Cinq-Mars » (1826); déformation systématique de l'histoire. — Mérimée : la « Chronique de Charles IX d (1829); exactitude des mœurs et des figures. — Victor Hugo : « Notre-Dame de Paris » (1831); épopée symbolique et philosophique. — Alexandre Dumas : décadence du genre. Le roman de mœurs contemporaines. Deux écoles : l'école idéaliste, l'école réaliste. École idéaliste. George Sand (1804-1876), née àNohant. Sa vie, ses œuvres. Les quatre périodes de sa carrière littéraire. Son idéalisme instinctif. Amour, humanité, nature. La composition; la peinture des personnages. George Sand écrivain : richesse, hsu-monie, savoureuse plénitude. Ses romans champêtres. École réaliste. Stendhal (1783-1842), né à Grenoble. « Le Rouge et le Noir » (1830); la « Chartreuse de Parme » (1839). Peu artiste, Stendhal fait moins des romans que des recueils d'observations ; c'est un psychologue de premier ordre. — Mérimée (180 3-1870), né à Paris. Perfection de son art. Sa psycho- logie a plus de relief que d'étendue. Il est admirable dans la « nouvelle » par sa justesse et sa précision significative. Balzac (1799-1850), né à Tours. Sa vie. La « Comédie humaine ». En quoi il est idéaliste : son imagination ; ses personnages typiques ou même symbo- liques. En quoi il est réaliste : sa philosophie toute positive ; son « pessi- misme » ; son application à représenter la vie pratique ; sa conception du roman, œuvre documentaire. L'art de Balzac. Peinture des choses, peinture des hommes; vérité caractéristique et vivante. Balzac écrivain : ses défauts; sa puissance expressive. • Importance du genre romanesque au dîx- neuvîème sît'cle. — Le genre romanesque avait été tenu, pendant le xvii*' siècle, pour un « genre frivole* » et 1. Cf. Boilcau : Dans un genre frivole aieément tout s'excuse. (Art poétique, III, 119.) 430 LITTÉRATURE FRANÇAISE la Princesse de Clèves ne put prévaloir elle-même contre les préjugés du temps. Au xviii® siècle, il produisit plu- sieurs chefs-d'œuvre, Gil Blas, Manon Lescaut, la Nou- velle Héloïse, sans compter les romans philosophiques de Voltaire. Mais c'est dans la période moderne qu'il va prendre tout son développement et devenir, parmi les genres littéraires, le plus riche et le plus varié. Deux formes principales. — Le roman per- sonnel et le roman historique. — Tout d'abord il se présente sous deux formes diverses où l'on reconnaît deux traits essentiels du romantisme. Le romantisme s'opposait au classicisme comme exprimant, non plus ce qui est général, universel, mais ce qui est particulier, ce qui marque soit la personnalité même de l'écrivain, soit le caractère propre de tel ou tel temps, de tel ou tel milieu, de tel ou tel peuple. Au début du xix* siècle, il y a, par suite, deux formes du roman, le roman person- nel et le roman historique. Le roman personnel lyrique. — Chateaubriand dans René, M"**^ de Staël dans Delphine et dans Corinne, chantent leurs tristesses ou leurs joies, leurs aspirations, leurs rêves. Ces romans s'appelleraient aussi bien des poèmes; ils traduisent avec éloquence ce que le lyrisme peut avoir de plus passionné*. Le roman personnel d'analyse. — Distinguons- en le roman d'analyse, où l'auteur, exprimant aussi son « moi », fait moins œuvre de poète que de psychologue et note exactement les divers modes de sa sensibilité. Ce ne sont pas là des élégies ou des dithyrambes, ce sont de véritables études d'anatomie morale. Entre les romans de ce genre, deux surtout doivent être mentionnés, Oher- mann, de Sénancour (1804), et Adolphe, de Benjamin Constant (1816). Sénancaur : « Obermann ». — Dans son héros Obermann, sous le nom duquel il se représente lui-même, Sénancour (1770-1846) peint, sans viser à l'effet drama- 1. Cf. le chapitre premier. i LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 431 tique, sans autre souci que celui de la vérité précise et minutieusement détaillée, ce mal du siècle que, dans Jiené, glorifie Chateaubriand. Déprimé par le sentiment dune irrémédiable disproportion entre ses facultés et ses désirs, entre ce qu'il veut et ce qu'il peut, Obermann, après avoir longtemps promené de lieu en lieu sa langueur, inquiète, son ennui stérile et morne, demande enfin la paix à je ne sais quelle hébétude, à une sorte d'existence végétative. Hors de comparaison avec René pour tout ce qui concerne l'art et la forme extérieure, le livre de Sénancour, ce livre ingrat, monotone, terne, a un accent de sincère, de profonde détresse; l'impression en est plus pénétrante que celle de la sublime rhétorique dans laquelle Chateaubriand drape sa mélancolie prestigieuse et superbe. Benjamin Constant : « Adolphe ». — Benjamin Constant (1709-1830), qui décrit aussi le mal du siècle, en décrit une forme spéciale. Incapable de spontanéité, de candeur et de ferveur, Adolphe ne peut se donner tout entier. Il y a dans ce triste héros deux hommes : l'un vou- drait aimer, l'autre, regardant le premier sentir, réprime en lui tout élan. Adolphe ne cause le malheur d'Ellénore que par compassion pour elle, et, jusqu'à la fin, ne cesse de se dévouer. Mais son dévouement manque d'abandon. Ce n'est point un égoïste, c'est une « victime de l'analyse ». Comme Obermann^ le livre de Constant, rappelle René. Il est, au point de vue de la iBoralitéj bien supérieur. Tandis que la grandiloquence de René nous rend suspect son repentir, Adolphe porte sur soi-même un jugement si sévère, que nous avons presque envie de prendre contre lui sa défense. Il ne se fait pas illusion et ne veut pas davantage faire illusion aux autres. Tbutes les phases de la situation fausse oti se débat le malheureux, toutes ces alternatives de sa générosité contrainte et chagrine, de sa cruelle pitié qui recule devant la rupture, de sa fai- blesse qui ne lui permet pas une complète abnégation. Constant les a marquées avec une lucidité merveilleuse. Et son livre est un rare chef-d'œuvre non seulement par 432 L I T T É H A T U H E FRANÇAISE l'anatomie mentale, mais aussi par la beauté sobre et précise de l'exposition. Même au point de vue littéraire, Bené n'éclipse pas Adolphe. Dans Adolphe, rien n'a vieilli, parce que tout y est simple. Nul artifice; pas un mot qui sente l'auteur; admirable de netteté^ de justesse, de convenance, le style s'y éclaire çà et là d'images vives et neuves qui ne font qu'illustrer le texte. Adolphe mérite une place entre les œuvres les plus parfaites de notre lit- térature. Le roman historique. — On se rappelle les ro- mans qu'écrivaient, au xvii*= siècle, La Calprenède, Gom- berville, M"*^ de Scudéry : l'histoire y fournissait seule- ment un cadre, d'ailleurs fictif, et les noms des person- nages. Durant la première moitié du xix^ siècle, le roman historique demande en général son intérêt supérieur à la représentation fidèle des anciens âges. Chateaubriand avait inauguré ce genre par les Martyrs, sorte d'épopée romanesque. Après lui, nous signalerons Alfred de Vigny pour Cinq-Mars (1826), Mérimée pour la Chronique de Charles IX (1829), Victor Hugo pour Notre-Dame de Pa- ns (1831). \'igny : « Cinq-Mars ». — Vigny, dans Cinq-Mars, déforme l'histoire en l'accommodant à ses propres vues. Il « perfectionne » les événements. Selon lui, a l'idée est tout », et « le nom propre n'est rien que l'exemple et la preuve de l'idée ». Il observe soigneusement le « cos- tume », mais altère sans scrupule soit les faits, soit les personnages. Du reste son idéalisme tout arbitraire l'in- duit à fausser la vérité humaine aussi bien que la vérité historique. Ce qui recommande Cinq-Mars, c'est le style, qui pourtant manque parfois de simplicité et souvent d'aisance, c'est ce que le sujet en a de pathétique, c'est la vigueur de certains portraits et le charme de certaines descriptions. Mérimée : la « Ciironique de Charles IX ». — Mérimée, dans la Chronique de Charles IX, invente sa « fable », et ses personnages de premier plan n'appar- tiennent pas à Ihistoire. Nous le retrouverons plus loin LE DIX- NEUVIÈME SIECLE 433 comme romancier réaliste : déjà l'exactitude avec laquelle il peint les mœurs et le milieu peut bien lui mériter ce nom. Victor Hugo : « ÎVoIrc-Danie de Paris ». — Notre- Dame de Paris, qui est moins un roman qu'une épopée, ressuscite le Paris social et pittoresque du xV siècle. Epopée historique, elle est aussi une épopée symbolique et philosophique. Une épopée symbolique, par la con- ception des principaux personnages, et par le rôle essen- tiel de Notre-Dame, qui figure en soi non seulement l'art ogival, mais encore l'âme même du moyen âge; une épo- pée philosophique, par la vision, toujours plus prochaine, de cette fatalité implacable que fait éclater la catastrophe finale. Et le génie du poète y déploie une prodigieuse di- versité, alliant la grâce à la force, la tendresse à l'ironie, alternant le sublime et le grotesque, la terreur et la pitié, admirable surtout pour son extraordinaire puissance d'é- vocation. Alexandre Dumas. — H nous resterait à parler dAlexandre Dumas, si les romans de Dumas étaient quel- que chose de littéraire. Ses drames ont leur place dans notre littérature, car les exigences du théâtre le contrai- gnirent de se surveiller et de se régler. Mais, malgré la fécondité des inventions, l'aisance des récits et le mou- vement des dialogues, ses romans plus ou moins histo- riques ne doivent être mentionnés que comme marquant le déclin d'un genre qui devient avec lui matière de « feuilleton ». Le roman de mœurs contennporaines. — Deux « écoles ». — Au roman historique, forme hybride, où Ihistoire gêne la fiction, où la fiction compromet l'his- toire, succéda le roman de mœurs contemporaines. Là même, il y avait place pour deux écol^. Parmi nos romanciers, les uns font partie de l'école idéaliste, les autres de l'école réaliste. L'école idéaliste a son repré- sentant le plus illustre en George Sand ; l'école réaliste est représentée par Stendhal, Mérimée, Balzac. L'école idéaliste : George Sand. — Sa vie. — Aurore Dupin naquit à Nohant, en 1804. Son enfance fut 25 434 L I T TE R A T U K E F H A N (, AISE #^ 1 ^ 1"^ à la fois songeuse et turbulente. Mise dans un couvent en 1817, elle eut une crise de dévotion mystique. Eu 1820, elle revint à Nohant, et y resta deux années, lisant à tort et à travers une foule de livres qui enivrèrent son ima- gination. Entre tant d auteurs que la jeune fille dévorait pêle-mêle, Jean-.lacques Rousseau et Chateaubriand exercèrent sur elle le plus d'influence. On la maria en 1822 avec M. Dudevant, homme médiocre, que blessait sa supériorité même, et qui se vengeait par des |>aroles brutales, voire par de grossiers traitements. Elle s'en sépara en 1830 et alla habiter Paris pour y vivre de son travail. L'an- née suivante, elle publiait, sous le pseudonyme de George Sand', le ro- man d Indiana, qui la rendit aussitôt célèbre. Vers 1840, elle se lia avec les chefs du parti démocratique et adopta leurs idées. Elle prit même quelque part, en 1848, à la politique militante. Mais, après les journées de Juin, qui l'attristèrent et la découra- gèrent, elle ne s'occupa plus que de littérature. Elle passa ses dernières années à Nohant, faisant oublier les irrégularités de son existence antérieure par une vieil- lesse grave et douce, et mourut le 31 mai 1876. Quatre péi'lodes dans sa carrière. — La car- rière littéraire de George Sand peut se diviser en quatre périodes. A la première appartiennent Indiana (1831), Valentine (1832), Lélia, Jacques, Mauprat (1837). Cette période-là est toute romantique. D'abord, George Sand y glorifie la passion. Ensuite, ce sont ses propres sentiments qu'elle exprime, ses souffrances, ses révoltes, ses transports, tout ce qui avait jusqu'alors couvé en elle de tendresses ardentes et d aspirations sublimes. — Pendant la se- conde, elle publie surtout des romans philosophiques, 1. Emprunté au nom de .TiiIrs Sandeau, avec qui elle avait fait un premier roman assez faible : Rose et Blanche. Georc.k Sand (1804-1876). LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 43S nolamment les Sept Cordes de la lyre, et des romans so- cialistes ou humanitaires, tels que le Compagnon du tour de France, le Meunier d'Angibault, le Péché de Monsieur Antoine il847). — Déjà, son socialisme, dans ces deux derniers ouvrages, avait pris un tour rustique. La Mare au diable inaugurait, en 1846, une nouvelle période, celle des romans champêtres, parmi lesquels il faut citer encore la Petite Fadette (1849), François le Chanipi (1850), les Maîtres sonneurs (1852). — Enfin, la dernière période participe à la fois de la première et de la troisième; de la première, parce que George Sand exalte lamour; de la troisième, parce que des romans comme Jean de la Roche 1800 , le Marquis de Villemer (1861), la Confession d'une jeune fille, Mademoiselle Merquem, sont eux-mêmes une nouvelle série d idylles, non plus rustiques, à vrai dire, mais encadrées par de ravissants paysages. Idésvlisme iitstiiictif. — George Sand n'appartint jamais à aucune école; elle se laissa aller spontanénjent où la portait son génie. Le trait essentiel qui la carac- térise, c est un idéalisme instinctif. Et sans doute nous- devons reconnaître que cet idéalisme tourne parfois au « romanesque ». Mais il se concilie le plus souvent avec la vérité, même en écartant ce qu'elle offre de laid ou de triste, même en l'embellissant. I.'umour, l^iuiiianîlé, la nature. — L idéalisme de George Sand est tout sentimental. Elle a résumé d un mot sa théorie littéraire, qui consiste en ce qu'elle nomme l'idéalisation du sentiment. C'est à des sentiments que se rapporte son œuvre entière. Trois surtout, unis chez elle dès le début et dont chacun est tour à tour dominant : l'amour, qu'elle oppose d'abord aux « convenances », aux préjugés et aux institutions, quelle représente ensuite, dans ses romans socialistes, comme l'initiateur de la nouvelle ère, qu'elle célèbre enfin, dans ses idylles rus- tiques et mondaines, sans protestations contre l'ordre • labli, mais d'un cœur non moins enthousiaste, y voyant toujours le principe unique du bonheur et de la verta même; — 1 hujuanité, qui la convertit à un socialisme 436 LITTÉRATURE FRANÇAISE aussi généreux qu'utopique, et qui, plus lard, lorsque les événements démentent des rêves trop beaux , no cesse pourtant pas de l'inspirer; — la nature, qu'elle aima dès lenfance, avec laquelle toujours elle fut en intime communion, et dont presque tous ses livres con- tiennent d'admirables peintures, des peintures où elle a mis son âme. L'art ième siècle (3' série), 1900. Sur QuiNET : E. Faguet, Politiques et Moralistes du dix-ncui'ième siècle (2- série), 18*J8. Sur Lacordaire : d'Haussonville, Lac o rdaire [collGction des Grands Ecrivains français), 1895. Sur Adolphe Monod : P. Stapfer, Adolphe Monod, Bossuct, 1898. Cf. dans les Morceaux choisis : * Classe de l'"«, p. 406. •* Ibid.. p. 412. CHAPITRE VI La critique. RÉSUMÉ Renouvellement de la critique par Mi"e de Staël et Chateaubriand. Villemain(1790-1870), né à Paris. Son principal ouvrage : « Tableau de la lit- térature au dix-huitième siècle » (1828). La critique littéraire devient avec lui une dépendance de l'histoire, et ce qui l'intéresse dans les œuvres, c'est sur- tout leur valeur sociale. Comment il échappe aux dangers de cette concep- tion. Mais sa méthode n'est pas assez précise et son jugement n'est pas assez ferme. Saint-Marc Girardin (1801-1873). « Cours de littérature dramatique ». Le polémiste et le moraliste. Nisard (1806-1888), né à Chàtillon-sur-Seine. « Histoire de la littérature française » (1844-1861). Retour au dogmatisme. La tradition et la discipline. Nisard fait moins une histoire de notre littérature qu'une théorie de l'esprit français. Son rationalisme systématique et exclusif. Sainte-Beuve (1804-1869), né à Boulogne-sur-Mer. Ses principaux ouvra- ges. Recueils poétiques. Les « Portraits littéraires », les « Portraits contempo- rains ». « Port- Royal » (1840 1860). « Chateaubriand et son groupe littéraire » (1860). « Causeries du lundi » (1849-1861) et « Nouveaux Lundis » (1861- 1869). Le poète : intérêt de ses recueils, soit pour l'analyse psychologique, soit pour la curiosité subtile de la forme. Le critique. Ce qu'il tient du poète. Sa méthode : « Merborisation des es- prits ». Il se défend d^assimiler complètement l'histoire littéraire à l'histoire naturelle. Sa défiance des systèmes et des formules. La critique reste pour lui un art. Finesse de goût, délicatesse de style, exactitude matérielle et fidé- lité morale, don de la vie. Rciioiivellcnieiit de la critique littéraire par 3|me ^|ç «ijtaël et Chateaubriand. — Nous avons vu comment Chateaubriand et surtout M"''' de Staël inaugu- 454 T T i: n A T U R E FRANÇAISE rèrcnt, dans Ictiide de la littérature, une méthode rela- tive. Celle méthode renouvela la critique. Elle fut appli- quée tout d'abord par Villemain, puis par Sûinte-Beuve ; et, si Nisard lâcha de rétablir le dogmatisme classique, sa tentai ive nous valut sans doute un assez beau livre, mais ne put rien contre révolution du genre, que déter- minaient les tendances essentielles de 1 esprit moderne. Vineiiiaiii. — Abel Villemain (1790-1870) fut profes- seur au lycée Gharlemagne, à l'Ecole normale, à la Sor- bonne, député, pair de France sous Louis-Philippe et deux fois ministre. Dès 1812, il oblenait un prix académique pour son i'Âo^e de Montah^ne. Parmi ses nombreux ouvrages, le plus im- portant est le Tableau de la liitératurc française au du>lmiticine siècle. 8a méthode manque de rî- "iieiii*, et sou esprit manque de fermeté. — En louant chez Villemain, avec un savoir très étendu, le charme de la diction et la délicatesse du tact littéraire, marquons aussi, non seule- ment ce que son style a de trop orné, son jugement de trop circonspect et souvent d'évasif, mais encore et surtout ce que sa méthode elle-même a de lâche. Il fait le tour des sujets plutôt qu il ne les approfondit. Il s'en tient à une rhétorique élégante ; son désir de plaire lui fait prendre les choses par leur côté agréable. Cet homme de goût et d'esprit ne porte dans la critique ni assez de précision ni assez de décision. Subordination de la critique littéraire à l'his- toire. — Il n'en a pas moins frayé la voie à ceux qui devaient, après lui, employer une méthode plus serrée et plus exacte. L'idée qui domine son principal ouvrage, M"^" de Staël l'avait du reste énoncée et mise déjà en œuvre dans la Littérature, où elle montre « le rapport qui existe entre l'art et les institutions sociales de chaque siècle et de chaque paj's ». Villemain, lui aussi, envisage l'art comme « l'expression de la sociélé ». Son Tableau A. -F. ViLLEMAKN (1790-1870). I LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 455 ne fait que développer celte formule. Elle s'applique tout spécialement au siècle de Voltaire, de INIontesquieu, de Diderot, de Rousseau, moins artistes que philosophes, et pour lesquels la littérature est un instrument de propa- gande ou d'éducation publique. En l'appliquant à ce siècle, l'auteur se donne trop beau jeu. Mais, si sa démonstra- tion peut y perdre, nous ne devons pas méconnaître la valeur de son ouvrage, l'adresse, la vive diligence, la curio- sité intellectuelle et morale dont témoigne ce Tableau. Vil- lemain suit, chez les divers peuples, le développement simultané de leurs civilisations, qui, par suite d'un inces- sant commerce d'idées, aboutit, en dépit des nationalités respectives, à l'avènement de « l'esprit européen ». Il ne s'agit plus de dogmatiser, de rendre des sentences, de s'en rapporter aune théorie abstraite. La critique devient une province de Thistoire. Ce qui intéresse surtout Ville- main dans la littérature, c'est ce qu'elle a de social. Daiis:ers de cette conception. — Les dangers d'une telle conception sont assez apparents. Substituant le point de vue historique au point de vue artistique, on n'étudiera donc pas les œuvres en soi pour apprécier leur beauté, mais on se préoccupera uniquement de leur signi- fication documentaire. On sera, d'autre part, amené à n'y voir qu'une résultante, à les expliquer tout entières par le milieu contemporain; on négligera ainsi la personna- lité propre des auteurs, le génie, dont aucune influence ambiante ne saurait rendre raison, la « monade inexpri- mable ^ » qui fait que, de vingt ou de mille hommes soumis en apparence à des conditions identiques, un seul entre tous excelle, et que Pierre Corneille est l'auteur, non, comme son frère, de Stilicon, mais du Ciel et de Polyeucte. Les défauts mêmes de A'illemaiA l'en ;i>-ai*an- tissent. — Ces deux dangers, Villemain y échappe. Nous avons dit que sa méthode est trop peu rigoureuse ; pourtant on doit aussi lui savoir gré de ne pas substi- tuer létude des milieux à celle des écrivains. Et nous. 1. Saiole-Beuve. 456 LITTÉRATURE FRANÇAISE avons dit encore qu'il y a chez lui du rhéteur; pourtant on ne doit point lui reprocher de maintenir, dans la cri- tique, cette appréciation propren^.cnt littéraire qui en resic le véritable objet. Saîiit-Marc Girardiii. — Saint-Marc Girardin (1801- 1873) détourna la critique littéraire vers la morale. Son meilleur ouvrage est le Cours de littérature dramatique, qu'il professa d'abord en Sorbonne. Ayant débuté au mo- ment où la retraite de Guizot, de Cousin, de Villemain, venait de laisser un grand vide, il n'essaya pas de les rem- placer, d'être éloquent à leur manière; il parla sur le ton de la causerie, avec beaucoup de piquant et je ne sais quoi de pointu. Sa méthode consiste à prendre l'un après l'au- tre les sentiments fondamentaux du cœur humain, amour paternel, maternel, conjugal, filial, etc., comme avait déjà fait Chateaubriand dans le Génie du christianisme, et à en étudier les différentes expressions chez les anciens et chez les modernes. Il porte dans cette étude un esprit péné- trant, fécond en aperçus de détail, mais qui manque d'ou- verture, qui manque surtout d'élévation, qui n'entend rien à la poésie, un esprit foncièrement bourgeois. Xîsard. — Ses deux priiieipales oeuvres. — Nisard (1806-1888) publia d'abord un volume intitulé Poètes latins de la détadence, dans lequel il attaque moins Sénèque et Lucain que le romantisme. Ce volume, rempli d'allusions et d épigrammes perpétuelles, ne saurait avoir grande valeur. Le livre qui mérite à Nisard une place entre les principaux critiques du xix^ siècle, c'est son Histoire de la littérature française. Solide autant qu'ingénieux, for- tement écrit et d'une belle ordonnance, il restera sans doute le dernier monument de l'esprit classique. Son dog-niatisme et son rationalisme. — Nisard répudie toute contingence, tout accident, toute particula- rité, toute biographie, toute histoire. Il omet les œuvres secondaires; il ne s'attache qu'à celles qui, consacrées par l'admiration, représentent le génie national dans ses traits constants, aux modèles éternels et universels. Se- lon lui, l'objet propre de notre littérature est d'exprimer LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 457 les vérités générales, dont il considère l'esprit français comme le dépositaire par excellence, et la langue fran- çaise comme l'interprète attitrée. En quoi sa méthode est exclusive. — Comprise de la sorte, la critique a quelque chose d'imposant; et, si Nisard se prive des grâces que pouvaient donner à son livre l'histoire, la vie des auteurs, les comparaisons et les anecdotes, nous ne le lui reprocherons pas, car la mé- tliode dogmatique exige une telle austérité. Ce que nous lui reprocherons, c'est l'esprit arbitraire et étroit dans lequel il applique cette méthode. Nisard ne veut reconnaître Y esprit français que chez nos auteurs proprement classiques, chez ceux qui ont écrit depuis 1630 environ jusque vers 1680. Avant 1630, la littérature française est, à ses yeux, une préparation; après 1680, elle est une déformation. Son système le rend injuste à l'égard de toutes les œuvres qui précèdent ou suivent ce demi-siècle, et tous les écrivains qui n'assujet- tissent pas lew sens propre au sens commun, Fénelon par exemple et Jean-Jacques Rousseau, lui apparaissent comme des esprits dévoyés. Tradition et g^éométrie. — Sa critique se fonde sur la tradition. Cette tradition, il la rétrécit et l'immobi- lise, il n'admet pas qu'elle puisse s'élargir, se renouveler, quelle subisse aucun déchet ni reçoive aucun accrois- sement. Et rien de mieux sans doute, si l'art consiste dans l'expression définitive des idées qui sont, à travers les âges, le patrimoine de l'humanité. Mais est-ce bien en cela que consiste l'art? Ne le confond-il pas avec la science? Ne fait-il pas de la littérature je ne sais quelle géontétrie? N'y méconnaît-il pas ce qu'elle comporte d'individuel, cette réfraction des « objets^ en vertu de laquelle les vérités générales, produits de la raison, d'une raison semblable chez tous les hommes, sont modifiées files-mêmes soit par la diversité des siècles et des races, s(Mt, en chaque siècle et en chaque race, par le tempéra- ment particulier de chaque écrivain, par sa sensibilité et son imagination ? 26 458 LITTERATURE FRANÇAISE llTiii il I m ftiJB Sainte-Beuve (1804-1869). Sainte-Beuve. — Sa vie, ses œuvres. — Charles- Augusrin Sainte-Beuve naquit à Boulognc-sur-Mer le 23 décembre 1804. Après avoir étudié la médecine, il se tourna vers la critique littéraire et la poésie. 11 écrivit des articles dans le Globe, revue libérale fondée en 1824, et lit partie du cénacle romantique. Son premier ouvrage fut le Tableau historique et critique de la poésie fran» çnise au seizième siècle (1827-1828), oîi il signale, chez Ronsard et du Bellay, ces fondateurs du classicisme, maints traits pour lesquels la jeune école pouvait les consi- dérer comme des ancêtres. Il composa ensuite un recueil de Poésies (1829) sous le pseudonyme de Joseph Delorme, puis, sous son nom, deux autres recueils, les Conso- lations (1831) et les Pensées d'août (1837). Son unique roman, Volupté, étude de pathologie morale, parut en 1834. Mais déjà la critique l'absor- bait presque tout entier. II publia d'a- bord des Portraits littéraires et des Portraits contemporains, dans les- quels nous retrouvons un romantique plus ou moins militant. Peu à peu il se détacha du romantisme, sans cesser toutefois de lui être favorable, et prétendit le réconcilier avec la tradition classique. En 1837, il fit à Lausanne un cours public d'où sortit Port-Royal (1840-1860), la plus considérable entre ses œuvres, et la plus belle œuvre de critique qu'ait produite le xix*' siècle soit par la précision des documents et par îa sûreté de la méthode, soit par la délicatesse psycholo- gique. Dun autre cours, fait à Liège en 1848, il tira les deux volumes de Chateaubriand et son groupe littéraire, i Nommé, après le coup d'État, professeur de poésie latinel au Collège de France, la jeunesse républicaine, qu'indis-' posaient contre lui ses accointances bonapartistes, l'em- pêcha d'occuper sa chaire. De 1857 à 1861, il fut maîlrej de conférences à l'Ecole normale. Il avait, dès 1849, corn-? mencé au Constitutionnel ses « Causeries du lundi », J UE DIX-NEUVIÈME SIECLE 459 qu'il continua au Moniteur, puis au Temps, et qui forment en tout vingt-huit volumes (quinze volumes de Causeries du lundi, treize de Nouveaux Lundis). Il mourut le 13 oc- tobre 1869. Le poète. — Dans ses poésies, Sainte-Beuve exprime souvent son intimité la plus secrète. Très romantique par là, il ne ressemble à aucun autre des poètes contem- porains. Ce qui domine chez lui, c'est Tanalyste. Quand il ne décrit pas ses sentiments propres, il note avec une exactitude minutieuse ceux d'un Marèze, d'un Monsieur Jean; ou bien encore il disserte, il moralise, il traite une question d'art, un point de critique. Ses vers côtoient la prose. N'ayant pas le souffle, l'élan, 1' « envolée » lyrique, Sainte-Beuve se crée une manière propre en appliquant le soin le plus ingénieux au détail de son expression, fami- lière tout ensemble et subtile. Extrêmement intéressants pour leur matière, qui dénote un psychologue très délié, les trois recueils dont il est l'auteur n'ont pas moins d'in- térêt pour leur forme, qui dénote un très curieux artiste. « Je n'ai pas quitté la poésie, disait-il, sans y laisser mon ^n^uillon. « Le critique. — Ce qu'il tient da poète. — Si nous trouvons le critique chez le poète, nous trouvons aussi le poète chez le critique. Il écrit en parlant de soi : « La critique dans la jeunesse se recèle sous l'art, sous la poésie; ou, quand elle veut aller seule, la poésie, l'exaltation, s'y mêle trop souvent et la trouble. Ce n'est que lorsque la poésie s'est un peu dissipée et éclaircie que le second plan se démasque véritablement et que lanalyse s'infiltre sous toutes les formes dans le talent*. » Le critique, chez Sainte-Beuve, « hérita des autres qua- lités plus superbes ou plus naïves ». Chez ce critique, le poète se marque « par une certaine lumière d expression ». Et il se marque surtout par le don de la vie; une œuvre mme Port-Royal vaut sans doute n'importe quelle créz^ ion originale. 1, Portraits littéraires, t. h''. 460 LITTÉRATURE FRANÇAISE Sa méthode. — Le « naturaliste des c^sprîts »• — Pourtant, ce qui caractérise essentiellement Sainte- Beuve, c'est ce qu'il met de réalité dans sa critique, et non ce qu'il y met de poésie. Nous ne le comparerons pas avec Nisard, auquel il s'oppose trait pour trait. Mais, si nous le comparions avec Villemain, dont il continua l'œuvre, nous devrions montrer tout de suite combien sa méthode est plus pressante, plus directement appropriée à des sujets plus circonscrits. Lui-même en a indiqué l'esprit général et les procédés. Quand la critique, dans la seconde moitié du siècle, pré- tendit devenir une science, certains le traitèrent de dilet- tante. C'était bien à tort. Dès 1828, dans un article sur Corneille, Sainte-Beuve esquissait ainsi la méthode qu'il pratiqua jusqu'à la fin : « Entrer en son auteur, s'y ins- taller, le produire sous ses aspects divers; le faire vivre, se mouvoir et parler comme il a dû le faire; le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi avant qu'on le peut; le rattacher par tous les côtés à celte terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres, fond véritable sur lequel ils ont pied, doii ils partent pour s'élever quelque temps et où ils retombent sans cesse... ; saisir, embrasser et analyser tout l'homme au moment même où, par un concours plus ou moins lent ou facile, son génie, son éducation et les circonstances se sont accordés de telle sorte qu'il ait enfanté son premier chef-d'œuvre... » Et, quelques lignes après : « L'état gé- néral de la littérature au moment où un auteur y débute, l'éducation particulière qu'a reçue cet auteur et le génie propre que lui a départi la nature, voilà trois influences qu'il importe de démêler*. » Si d'autres, par la suite, appliquèrent la méthode de Sainte-Beuve, avec plus de rigueur, avec trop de rigueur, il considéra toujours l'étude des œuvres comme se reliant à la psychologie et à La physiologie elle-même. La critique, dit-il, « risque 1. N'est-ce pas toute la théorie de Taine? LE 1)IX-M:1 VIKMK SIECLE 4Gt do devenir sous notre plume une légère dissection ana- tornique^ ». Et encore : « Etre en liistoire littéraire et en critique un disciple de Bacon, me paraît le besoin du temps et une excellente condition première. » Natura- liste des esprits, il imprima décidément à la critique son caractère positif. Disons mieux, il la rapprocha autant que possible des sciences naturelles; et ceux qui voulurent le dépasser ne firent guère que fausser sa méthode en la sys- tématisant. Il se défend d'assimiler coiiiplétemeiit la erî- tiqiie à l'hisloire naturelle. — Sainte-Beuve ne croit pourtant pas que Ton puisse traiter l'homme comme la plante ou l'animal. Il se défend de toute assimilation qui ne réserverait pas à la liberté morale sa part, ou plutôt qui, méconnaissant ce que la nature humaine a de com- plexe, de multiple, d'incessamment variable, ne tiendrait pas compte d'une foule de causes particulières sur les- quelles la scicBce n'a pas encore prise. Il sait qu'« une seule forme d'esprit peut faire tel ou tel chef-d'œuvre », que « le plus vif de l'homme nous échappe », que nous ne saurions pénétrer les m3"stères de 1' « idiosyncrasie », que la « monade » est « inexprimable* ». Sa répugnance pour les formules et les sys- tèmes. — Loin d'afficher ses règles, il en cache l'appa- reil. Dans une telle matière, des prétentions à l'exactitude rigoureuse lui inspirent de prime abord une invincible défiance. Il se tient en garde contre les théories et les systèmes; il ne veut pas y emprisonner l'esprit critique, qui est, de sa nature, facile, insinuant et mobile. La mé- thode scientifique se dérobe chez Sainte-Beuve, ou du moins se dissimule. Elle n'a rien d'une géométrie; elle ne procède pas par déductions mécaniques^ mais plutôt par tâtonnements, par détours et retours, par je ne sais quelles circonvolutions souples et légères. Et puis, si Sainte-Beuve ne veut point « qu'un lecteur soit, à l'égard des livres anciens ou nouveaux, comme le 1, Portraits contemporains, t. III, article sur Nisard (1836). 462 LITTÉRATURE FRANÇAISE convive à l'égard du fruit », si le goût ne lui paraît pas remplacer la connaissance et l'intelligence des choses, la critique reste cependant pour lui un art; un art qui, met- tant à profit toutes les inductions de la science, toutes les acquisitions de l'histoire, n'en reste pas moins très déli- cat à manier. Certains lui reprochent de n'avoir pas l'esprit philoso- phique. Mais c'est confondre l'esprit philosophique avec l'esprit de système. Louons-le de tenir suspectes les for- mules trop rigides et d'appliquer la « méthode naturelle » avec tant de discrétion et de tact. Excellence de sa critique. — Son tact même et sa fine discrétion, l'étendue et la « versatilité » de son esprit comme l'exquise justesse de son goût, son talent d'expri- mer les plus imperceptibles nuances, son souci d'exacti- tude matérielle et de vérité morale, qu'il porte jusque dans les plus minutieux détails, font de Sainte-Beuve le maître incomparable de la critique, le critique par excellence. LECTURES Sur la critique au xix* siècle : Brunetière, Évolution de la cri- tique, 1890. Sur Villemain : Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. II. Sur Nisard : Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. III, Lundis, t. XY. Sur Sainte-Beuve : É. Faguet, Politiques et Moralistes du dix- neuvième siècle (3* série), 1900; d'Haussonville, Sainte-Beuve, 1875; G. Michaut, Sainte-Beuve avant les « Lundis », 1903; G. Pellissier, le Mouvement littéraire au dix-neuvième siècle, 1889; Schérer, Études sur la littérature contemporaine, t. I*', IV. Cf. dans les Morceaux choisis : * Classe de 1", p. 500. LE DIX- NEUVIÈME SIÈCLE 463 CHAPITRE VU L'histoire. RÉSUMÉ Le romantisme dans l'histoire. Trois écoles : l'école pittoresque et dramatique, l'école philosophique, l'é- cole réaliste. École pittoresque et dramatique. Augustin Thierry (1795-1856), né à Blois. «Lettres sur l'histoire de France » (publiées en 1827) : réforme historique. La « Conquête de l'Angleterre parles Normands » (1826), les « Récits des temps mérovingiens » (1833-1840) : vé- rité, vie, représentation des mœurs et des caractères. Thierry attache trop d'importance à la race et admet du romanesque dans l'histoire. Mais il trace, des siècles anciens, un tableau expressif. Barante (1782-1866). « Histoire des ducs de Bourgogne ». Méthode pure- ment objective. Jules Michelet (1798-1874), né à Paris. Sa vie. Ses principales œuvres. La « résurrection intégrale » du passé. Il rend l'histoire plus « matérielle » à la fois et plus « spirituelle ». Son imagination « transforme les papiers en existences d'hommes, de provinces, de peuples ». Sa sensibilité l'associe aux joies, aux souffrances, à toutes les émotions des personnages qu'il met en scène, n ne fait qu'un avec son livre ; il y mêle le lyrisme à l'épopée. Miche- let écrivain : irrégularités et heurts; extraordinaire puissance d'évocation. Le peintre. Le « musicien ». École philosophique. François Guizot (1787 1874), né à Nîmes. Sa vie. Ses principales œuvres. « Essais sur l'histoire de France » (1823). La « Révolution d'Angleterre » (1826-1828). M Histoire générale de la civilisation en Europe » et « Histoire générale de la civilisation en France » (1828-18 30). Guizot fait des synthèses de mécanique sociale. Raison ferme, puissante, hautaine. Ce que son dogma- tisme a de spécieux et d'arbitraire. L'écrivain : gravité magistrale. François Mignet (1796-1884), né à Aix. Concision lucide et vigoureuse logi- que. — Alexis de Tocqueville. « L'Ancien Régime et la Révolution » (1850). Hauteur et fermeté de vue. École réaliste. Adolphe Thiers (1797-1877), né à Marseille. La « Révolution » (1823-1827). « LeConsulat etl'Empire » (1845-1862). Thiers conçoit l'histoire en praticien, comme une œuvre d'exposition technique. Il ramène toutes les qualités his- toriques à l'intelligence. L'écrivain : style incolore It limpide, qui ne laisse pas apercevoir un auteur. Le romantisme appliqué à l'histoire, — Nous avons dit plus haut* pourquoi l'histoire, durant la période classique, resta inférieure aux autres genres littéraires. 1. Cf. p. 327. 464 LITTÉnATURE FRANÇAISE La raison principale en est dans la prépondérance de resjiril rationaliste, n'envisageant chez l'homnie que les caractères typiques de Thumanité. Ce qui change de siècle en siècle, ce qui varie suivant les races et les milieux, voilà la matière propre de l'historien. Or, tandis que les classiques ont pour objet le général et l'absolu, c'est le particulier, c'est le relatif qui intéresse les romanti- ques. Aussi comprend-on facilement que le romantisme ait donné tout d'abord une vive impulsion à l'histoire. M™^ de Staël, par sa Littérature et son Allemagne , ouvrit elle-même la voie, et Chateaubriand, par son Génie du christianisme et surtout par ses Martyrs, est l'ini- tiateur d'Augustin Thierry, qui lui a rendu un éclatant hommage. Trois écoles historiques. — Les historiens dont nous avons à parler ici se rangent en trois écoles : l'é- cole de l'histoire pittoresque et dramatique, l'école de l'histoire philosophique, l'école de l'histoire réaliste. Dans la première, Augustin Thierry, Barante, Michelet; dans la seconde, Guizot, Mignet, Tocqueville; dans la troisième, Thiers. École pittoresque et dramatique. — Thierry. — Augustin Thierry, né à Blois le 10 mai 1795, entra en 1811 à l'Ecole normale, et, après avoir été quelque temps professeur, devint secrétaire du sociologue Saint-Simon. Il collabora, de 1817 à 1820, au Censeur européen et y écrivit des articles très remarqués ^ les Révolutions d'An- gleterre, par exemple, et V Histoire de Jacques Bonhomme, où il expose dès lors ses vues sur le conflit des races. En même temps il défend les idées libérales et démocratiques avec une généreuse éloquence. Mais on peut lui reprocher de mettre l'histoire au service de la politique. Ses priiicipau.Y: ouvrages. — « Lettres sur l'his- toire de France ». — Le Censeur européen ayant été supprimé, Thierry passa au Courrier français, où parurent 1. Les plus considérables figurent dans le volume intitulé Dix Ans d'étu» des historiques, qui parut en 1835. DIX-NEUVIEME SIECLE 465 les premières Lettres sur l' histoire de France^. Dans ces Lettres, il fait une vigoureuse campagne en faveur de la réforme historique. Jusqu'alors, préoccupé « du vif désir de contribuer au triomphe de l'opinion constitution- nelle », il avait été un publiciste plutôt qu'un historien. Maintenant, il abandonne la politique, il étudie l'histoire pour y chercher des documents et non des arguments. Il montre chez nos chroniqueurs cette vérité que les An- quetil et les Velly masquaient de formules convenues, il prétend la tirer de l'ombre et de la poussière; il veut, mettant en œuvre les matériaux dont le munira une en- quête scrupuleuse, rendre la vie aux choses et aux êtres des siècles passés. La « Conquête de l'Angleterre par les Normands ». — En 1826, Thierry publia la Conquête de l'Angle- terre par les Normands. Lui-même indique sa méthode en ces termes : « Allier au mouvement largement épique des historiens grecs et romains la naïveté de couleur des légendaires et la raison sévère des écrivains mo- dernes; se faire un style grave sans emphase oratoire, simple sans affectation d'archaïsme ; peindre les hommes d'autrefois avec la physionomie exacte de leur temps, mais en parlant le langage du mien ; enfin multiplier les détails jusqu'à épuiser les textes originaux, mais sans éparpiller le récit et briser l'unité d'ensemble. » Ce que se proposait Thierry, nul ne pouvait y mieux réussir. La Conquête de l'Angleterre est un de nos plus beaux livres d'histoire. Les « Récits des temps mérovingiens »• — 1/ « Essai sur le tiers état ». — Arrêté quelques années par la maladie, Thierry donna, de 1833 à 1840, ses Récits des temps mérovingiens, où il réagissait contre les « hardiesses synthétiques » de Michelet et de Guizot, Augustin Thierry (1795-1856). 1. Le recueil fui publié eu 1827. 466 LITTÉRATURE FRANÇAISE contre leurs généralisations hâtives ou leur symbolisme plus ou moins arbitraire ; l'ouvrage, qui n'est pas toujours dune assez rigoureuse exactitude, vaut entre tous les siens au point de vue artistique et pittoresque. Lorsqu'il recueillit ses Récits en volume, Thierry les fit précéder de Considérations sur l'histoire de France, dans lesquelles il développe sa théorie de la conquête. Dix ans après parut Y Essai sur le tiers état. Là, il corrige cette théorie, d'où procédaient ses livres antérieurs, en montrant la race gallo-romaine confondue, dès le x* siècle, avec la tslco franke. C'est un bel exemple de sincérité. L'œuvre se recommande d'ailleurs soit par une solide érudition, soit par la beauté de rordonnance et du style. 11 mourut le 22 mai 1856. Jugement général. — On peut adresser à Augustin Thierry deux sortes de critiques. Outre que ses vues sur lirréductibilité des races l'induisent souvent en erreur, il admet, dans V Histoire de la conquête de l'Angleterre et dans les Récits mérovingiens, bien des traits qui, pour se trouver chez les poètes du temps, n'en sont pas moins suspects. Il avait eu comme premiers maîtres Chateaubriand et ^Yaltcr Scott; aussi ses compositions historiques tien- nent-elles de la poésie et du roman. Mais l'inexactitude de certains détails ne compromet point la vérité de l'en- semble, une vérité que l'imagination de Thierry rend tou- jours expressive et dramatique. Baraute. — Barante (1782-1866) publia de 1814 à 1828 \ Histoire des ducs de Bourgogne. Sa méthode con- siste à reproduire des chroniques qu'il fond ensemble ou complète les unes parles autres. Elle est purement objec- tive : l'historien s'efface derrière les faits, et l'exposé des faits eux-mêmes suggère les réflexions dont s'est dispensé Ihistorien. Mîclielet. — Sa vie, ses principaux ouvrages. — Jules Michelet naquit à Paris le 21 août 1798, d'un père imprimeur. Son enfance fut pauvre; il connut les privations; il grandit, chétif et contristé, « comme une herbe sans soleil entre deux pavés de Paris ». Au col- LE DIX-NEUVIEME S TE CLE 467 'ège, il demeura solitaire; sa timidité ombrageuse lui lonnait « des airs effarouchés de hibou en plein jour ». Nommé professeur à Sainte-Barbe (1822), l'enseignement lui plut tout de suite : dans le commerce des jeunes es- prits, son âme, jusque-là défiante, s'ouvrit enfin. Ce fut « une réconciliation avec l'humanité ». En 1827, tourné d'abord, sous linfluence de Cousin, vers la philosophie historique, il traduisit la Science nouvelle de Vico. La même année paraissait le Précis de f histoire moderne, qui n'est qu un manuel, mais un manuel admirable de conci- sion lumineuse et de pittoresque précision. Déjà profes- seur à l'Ecole normale, il publia en 1831 Y Histoire romaine. Là, disciple de Vico et de Herder, il montre une nation « s'engendrant de son âme et de ses actes propres ». Ce qui le préoc- cupe le plus, ce n'est point la ques- tion des races, c'est l'influence de la terre, du climat, de la nourriture. Le premier, il donne pour base à l'histoire la géographie, une géographie animée et vivante*; et, le premier encore, si son analyse des documents n'est pas sans doute assez sévère, assez complète, il met à profit les inscriptions, les médailles, les textes de lois, la langue elle-même. Après avoir été suppléant de Guizot à la Sorbonne (1834-1836) , il devint en 1837 professeur au Collège de France. Tout imbu des idées libérales, il les répan- dit dans ses cours avec une éloquence vibrante. De cette époque datent les Jésuites (1843), le Prêtre, la Femme et la Famille (1845), le Peuple (1846), libres généreux et véhéments qui exercèrent une grande influence sur les jeunes générations. Depuis 1833 jusqu'en 1844, il avait fait paraître six volumes d'une Histoire de France, qui le conduisaient jusque vers la fin du xv" siècle. Au lieu de suivre l'ordre chronologique, le voici qui, dès lors, aborde la Révolu- tion, voulant ainsi confirmer en soi ce qu'il appelle « la Jules Michelet (1798-1874). 468 L I I" T K R A T U K E 1 11 A X Ç A I S K foi du peuple ». P'oncièrement démocrate, il réduisait les grands hommes, dans son Histoire romaine, à un rôle purement représentatif, et, dans les tomes précédents de son Histoire de France, c'est le peuple avant tout qui l'intéressait. Sa Révolution (1847-1853) procède du même esprit. Œuvre de combat et sorte de poème, elle n'en garde pas moins une grande valeur au point de vue historique. Mieux qu'aucun autre, Michelet pénètre rame même de la Révolution et son principe moral. Le coup d'Etat de 1851 lui enleva sa chaire. De 1855 à 1867, il achève l'Histoire de France en donnant onze volumes sur les trois siècles antérieurs à 89. Dans ces volumes, son imagination et sa sensibilité prévalent tou- jours davantage; il abuse de la physiologie, il assigne pour causes aux événements les plus importants de menus faits tirés des chroniques secrètes. L historien y perd en autorité; mais le poète et le peintre se donnent pleine carrière. Mentionnons encore, parmi les écrits de Michelet, quel- ques ouvrages qui lui furent une diversion à ses travaux d'historien : \ Oiseau (1856), \ Insecte (1857)**, Y Amour (1858), la Femme (1859), la Mer (1861), la Sorcière (1862), la Bible de l'humanité (1864 , la Montagne (1868). Vers la lin de sa vie il commença une Histoire du dix-neuvième siècle, dont trois tomes ont été publiés. Il mourut le 9 février 1874. Sa conception de l'histoire. — Michelet a conçu l'œuvre historique comme une résurrection de la vie inté- grale. Une résurrection : il ne s'agit ni de disserter ni de raconter, mais de ressusciter; et une résurrection de la vie intégrale : car la vie n'existe vraiment qu'autant quelle est complète; pour la retrouver, on doit « la sui- vre en toutes ses voies, toutes ses formes, tous ses élé- ments » ; on doit « refaire et rétablir le jeu de tout cela, l'action réciproque des forces diverses dans leur puissant mouvement». L'originalité de Michelet consiste, ainsi que lui-même l'explique, à rendre l'histoire soit plus maté- rielle, en tenant compte non seulement des races, mais LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 469 du sol, du climat, des aliments, des circonstances physi- ques et physiologiques, soit plus spirituelle, en étudiant non seulement les lois et les actes politiques, mais les mœurs, les manières de penser, l'âme nationale. Son iina^iiiatioii et sa sensibilité. — Deux facul- tés, liées entre elles, dominent chez Michelet. L'imagination, d'abord. Infatigable travailleur et qui ne le cède à nul autre pour l'érudition puisée aux sources, le moindre fait, en son esprit, s'anime et se colore, évoque aussitôt une image. Les papiers couverts de poussière lui représentent « des vies d'hommes, de provinces, de peuples ». Il assiste au drame même de l'histoire. Enfant, la première fois qu'il visita le Musée des monuments français, son impression fut inoubliable. « Je sentais,, dit-il, ces morts à travers les marbres, et ce n'était pas- sans quelque terreur que j'entrais sous les voûtes basses où dormaient Dagobert, Ghilpéric et Frédégonde ». Plus- tard, dans les galeries des Archives, les personnages du temps passé se soulèvent devant lui, « tirent du sépul- cre la main ou la tête ». Et son imagination, non con- tente de ranimer les morts, prête une existence collec- tive aux siècles, aux races, aux idées, qu'elle transforme en vivants symboles. Chez cet érudit, il y a toujours un visionnaire. Ensuite, la sensibilité. Michelet a le génie du cœur. Il s'associe aux joies, aux douleurs de ses personnages, à leurs rêves, à leurs enthousiasmes. Tout ce que l'histoire lui montre de noble et de grand l'émeut, le transporte. Ne lui demandons pas d'être impartial : il prend parti pour la vérité, pour la liberté, la fraternité, pour le pro- grès de la civilisation humaine. Mais sa sympathie le pré- serve des injustices. S'il célèbre les généreuses fureurs de l'époque révolutionnaire, avec quelle piété délicate n*exprime-t-il pas les mystiques tendresses du moyen âge chrétien! Son livre, c'est lui-même. Il le vit; il s'y raconte, il s'y confesse, il y mêle le lyrisme à l'épopée. Sans doute on peut avoir une autre conception de l'his- toire, une conception dont le principe essentiel serait la 27 A70 LITTÉIIATURE FRANÇAISE plus rigoureuse impersonnalité. Michelet, bien souvent, semble moins un historien qu'un hiérophante ou un pam- phlétaire. Mais de cette imagination et de cette sensibilité qui l'égarent maintes fois, son œuvre emprunte, avec un relief et un éclat merveilleux, une ferveur de vie morale qui en fait le prix suprême. ^Rchelet écrivain, — Le style, chez lui, procède aussi de la sensibilité et de 1 imagination. Il n'admet, il ne tolère rien de régulier ou de continu; à chaque instant des ellipses, des inversions, des brisures en rompent la ligne. Aussi peu classique que possible, Michelet compte cependant parmi nos plus grands écrivains. Etonnant peintre, il est surtout un « musicien' » incomparable; il exprime les émotions ou même décrit les objets non seu- lement par la sonorité des njots, mais, encore mieux, par le rythme des phrases. Son originalité la plus intime, ne disons pas que c'est l'harmonie du style, car le terme laisse entendre je ne sais quoi de symétrique; c'en est le rythme, toujours modelé sur 1 impression, et qui, fîit-ce au moj'^en de heurts, nous la rend directement sensible. École pliilosopliiquc. — Giiizot. — Sa vie, ses œuiTCS. — François Guizot, d'une famille bourgeoise et protestante, naquit à Nîmes le 4 octobre 1787. 11 fut élevé à Genève. Il vint à Paris en 1805, et, dès 1812, pro- fessa en Sorbonne. Mais déjà l'homme d Etat, chez lui, se faisait jour, et l'histoire l'attirait comme science poli- tique et sociale : il demandait au passé la confirmation des théories doctrinaires. Son cours fut suspendu de 1822 à 1828. En 1823 parurent les Essais sur l'histoire de France; dans ces études, très originales et très solides, il débrouillait les origines de notre société et expliquait nos institutions primitives. Trois ans après , il publia deux volumes de la Révolution d'Angleterre, qui fut re- prise et terminée beaucoup plus tard, œuvre admirable pour l'exactitude de la méthode, la précision sobre et pleine des récits, la gravité et la hauteur de la pensée. ^. Le mot est de Gabriel MoDod. LE DIX-NEUVIEME SIECLE 471 11 y recherche quelles causes ont assuré le succès de la monarchie anglaise; et, même dans ce livre de forme nar- rative, nous retrouvons partout le philosophe et le poli- tique. En 1828, sa chaire lui fut rendue, et, de 1828 à 1830, il fit un cours d'où sortirent les deux ouvrages intitulés Histoire générale de la civilisation en Europe et Histoire générale de la civilisation en France. Ramenant le déve- loppement de la civilisation, soit en France, soit en Eu- rope, à quatre éléments essentiels, 1 Eglise, la Royauté, la Noblesse, les Communes, il montre que ces quatre élé- ments ont, par leurs ray)ports entre eux, déterminé toute révolution historique, et que de leur équilibre dépend le régime social dans lequel l'ordre et la liberté se soutien- nent l'un l'autre. Sous Louis-Philippe, les affaires de l'Etat absorbèrent son activité. Il fut ambassadeur à Londres, plusieurs fois ministre de linstruction publique, et, de 1840 à 1848, chef du ministère. Nous ne le suivrons pas durant cette partie de sa vie. Disons seulement qu'en établissant de nouvelles chaires, en créant ou déve- loppant certaines écoles spéciales, en favorisant la publi- cation des documents, en instituant des congrès, il orga- nisa véritablement la science historique. Après la Révolution de 1848, il se retira dans son do- maine du Val-Richer. Là, il écrivit les derniers volumes de la Révolution d' Angleterre (1854-1855); puis, les Mé- moires pour servir à l'histoire de mon temps (1858-1866), qui ne contiennent rien d'anecdotiqut ou d intime, et dans lesquels apparaît surtout l'ancien ministre préoccupé de justifier sa politique par les principes qui l'avaient dirigée; enfin, V Histoire de France racontée à mes petits- enfants (1870-73). Il mourut le 12 septembre 1874. Ses livres sont des synthèses de niéeaiiique sociale, — François Guizot est le t3"pe de l'historien 472 LITTÉRATURE FRANÇAISE philosophe. Il ne s'intéresse pas aux faits pour eux- mêmes, il s'intéresse à leur signification, à leurs causes et à leurs effets, aux lois qui s'en dégagent. Ses généra- lisations, du reste, une sagace et patiente analyse les a précédées ; avant de louer chez lui les qualités du penseur, rendons tout d'abord justice à sa critique rigoureuse. Mais ce qui le distingue d'Augustin Thierry et de Michelet, l'un et l'autre romantiques, c'est la prédominance de la raison sur le sentiment. Il dogmatise, il moralise; et, quand il raconte, ses récits contiennent toujours une démonstra- tion. Soucieux d expliquer les phénomènes historiques, de les classer et de les régler, de réduire autant que pos- sible la part de l'imprévu et de ce que les esprits super- ficiels appellent le hasard, il substitue aux complications et aux accidents un système régulier, il fait de 1 ordre avec du désordre. Les livres de Guizot sont comme des trai- tés de mécanique sociale. On y admire une rare faculté de synthèse, une ferme discipline, une raison puissante et hautaine. l>o$;^inatisine spécieux et arbitraire. — Quoique certaines parties de son œuvre semblent définitives, nous reconnaissons chez lui les défauts que comporte néces- sairement cette façon de concevoir l'histoire. Il n'a pas assez tenu compte des contingences, des déviations, des volontés particulières. Il a procédé par voie logique, selon la méthode du géomètre. Nous nous disons en le lisant : « Rien n'est plus simple! » Mais, à la réflexion, celte sim- plicité même et cette rigueur nous mettent en défiance; elles sentent l'artifice; elles dénotent ce que le rationa- lisme historique a de spécieux et d'arbitraire. Et, à vrai dire, l'œuvre de Guizot se résume dans une apologie du gouvernement de Juillet, vers lequel il achemine toute notre histoire. Gui7.ot écrii-aîn. — Ecrivain, ses premiers livres sont lourds et ternes. Il acquit plus tard, surtout par l'habitude de la tribune, une ferme concision et même une sorte d'éclat sobre. A défaut de coloris, Guizot a le trait qui grave. Il écrit avec autorité. Son style, qui convient LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 473 on ne peut mieux à sa méthode dogmatique, ne rend point la vie des faits, mais nous donne supérieurement l'impression de la discipline à laquelle l'histoire, selon lui, doit les assujettir. Mi^iict. — François Mignet (1796-1884), né à Aix, vint à Paris en 1821. Il publia en 1824 une Histoire de la Révolution. Très mêlé jusqu'en 1830 au mouvement des idées libérales, il n'accepta sous Louis-Philippe que la direction des archives du ministère des affaires étran- gères, et se tint en dehors de toute politique militante. Ses Négociations relatives à la succession cV Espagne paru- rent de 1836 à 1844. En 1845 il donne Antonio Ferez et Philippe H, en 1857 V Histoire de Marie Smart, en 1854 Charles-Quint, son abdication, son séjour et sa mort au monastère de Saint-Just. Outre ces ouvrages, il fit des Notices et des Eloges. C'est surtout pour son Histoire de la Révolution que Mignet peut se ranger dans l'école philosophique. Il y condense la multitude des faits avec une brièveté magis- trale et les ordonne avec une impérieuse décision. On l'accusa d'être fataliste, et lui-même disait : « Ce sont moins les hommes qui ont mené les choses, que les choses qui ont mené les hommes. » Pourtant, il réserve une place à la liberté morale. Mais son livre explique si bien la liaison des phénomènes, qu'une sorte de néces- sité mécanique semble les engendrer l'un de l'autre. Ses écrits postérieurs, qui traitent des sujets restreints, se recommandent soit par l'exactitude scientifique, soit par les mérites de la forme, par une composition claire, significative, harmonieuse, et par un style non moins élégant que grave. Tocqiicvîlle. — Nous avons déjà signalé Tocqueville entre les écrivains politiques. Historien, il est l'auteur de V Ancien Régime et la Révolution (1850). Au lieu d'y maudire la Révolution française après les Bonald ou les Joseph de Maistre, au lieu de l'y glorifier ainsi que ^Nliche- ]et, il la fait rentrer dans le cours naturel des choses et la présente comme l'aboutissement de toute notre histoire 474 LITTÉ RATURE FRANÇAISE antérieure. Cette œu^Te considérable allie à la solidité du fond une rare hauteur de vue et un libéralisme vraiment philosophique. École réaliste. — Tliîers. — L'école réaliste a pour principal représentant Adolphe Thiers. Né à Marseille en 1797, Thiers s'établit à Paris en 1821. Dès 1823, il publia les deux premiers volumes de la Révo- lution française. Il fut un des fondateurs du National. Sa vie, depuis les journées de Juillet 1830, appartient à la politique. Il acheva \ Histoire de la Bévolution en 1827, puis, de 1845 à 1862, écrivit l'Histoire du Consulat et {Histoire de l' Empire. L'histoire, telle que Thiers la con- çoit, prétend reproduire la vérité complète. « Je n'ai pas craint, dit-il, de donner jusqu'au prix du pain, du savon, de la chandelle. » On peut lui reprocher de prendre trop peu d'in- térêt au mouvement intellectuel et moral. Pour ce qui est d'ordre pra- tique, pour les finances, la guerre, la diplomatie, il n'épargne aucun détail. Et cette multiplicité des documents, par l'art avec lequel il les présente, ne concourt pas seulement à l'exactitude, mais encore à la netteté de son exposition, toujours aisée et lumineuse. Entre les qualités que met en œuvre This- torien, celle qu'il prise le plus, c'est l'intelligence; au- cune autre, déclare-t-il, ne la vaut, et d'elle seule toutes les autres dérivent. L'objet de l'histoire, selon lui, con- siste à expliquer. Elle est l'affaire d'un praticien et d'un rapporteur. Aussi Thiers ne vise, en écrivant, qu'à une précision lucide. Ses défauts sont le laisser-aller, la mollesse, je ne sais quelle fluidité plate. Mais il réalise le plus souvent son propre idéal du style historique; je veux dire qu'il n'a pas de style, que son style, incolore et limpide, ne se laisse même pas apercevoir. &"i-'"'°^ ^^^^ ^^M .^^ ADOLPfiK Thiers (1797-1877). LE DIX- NEUVIÈME SIECLE 475 LECTURES Svn Air.isTiN Thierry : Renan, Essais de morale et de critique, 1857; Valcntin, Augustin Thierry [collection des Classiques popu- laires), 1895. Sur Michelet : Corréard, Michelet (collection des Classiques popu- laires), 188G; G. Monod, Jules Michelet, 1875; Schérer, Etudes sur la liitératrire contemporaine, t. I*'; J. Simon, Mignet, Michelet, Henri Martin, 1889 ; Taine, Essais de «ritiçue et d'histoire, 1858. Sur Guizot : Bardoux, Guizot (collection des Grands Écrivains français), 1894; J. de Crozals, Guizot (collection des Classiques populaires), 1894; E. Faguet, Politiques et Moralistes du dix-neu. vième siècle (1"= série), 1895; Sainte-Beuve, Lundis, t. P', ^'ou- veaux Lundis, t. I"' ; Schérer, Etudes sur la littérature contempo- raine, t. I*"". Sur Mignet : Sainte-Beuve, Lundis, t. IV, VIII; J. Simon, Mignet, Michelet, Henri Martin, 1889. Sur Thiers : P. de Rémusat, Thiers (collection des Grands Écri- vains français), 1890; Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. IV, Lundis, t. I", XII, XIV, XV: Schérer, Études sur la littéra- ture contemporaine, t. I'"" ; Zévort, Thiers (collection des Classi- ques populaires), 1892. Cf. dans 1 us Morceaux choisis : * Classes de 4« et 3", p. 311. •* Classe Te 2«, p. 440» SIXIEME PARTIE LA SECONDE MOITIÉ DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE CHAPITRE PREMIER La poésie. RÉSUMÉ Vers le milieu du dix-neuvième siècle, le réalisme succède au romantisme dans tous les genres littéraires et dans la poésie elle-même. Victor Hugo depuis l'exil. Sa vie. Ses œuvres. Les « Châtiments » (1853) : satires lyriques. Les « Contemplations » (1856) : hardiesse du lyrisme, qui s'y crée une forme nouvelle, souvent étrange et heurtée, mais d'une incom- parable puissance. La n Légende des siècles » (1859, 1877, 1883) : variété, richesse, ampleur; dans les deux derniers volumes, le génie du poète s'exalte en apocalypses bizarrres et superbes. Autres recueils. Universelle maîtrise de Victor Hugo. Sa sensibilité. Sa •• philosophie »; il a magnifiquement traduit toutes les grandes idées du siècle. Le réalisme dans la poésie. * Théodore de Banville (1823-1891) : le virtuose de la rime. — Charles Bau- delaire (1821-1867). Les « Fleurs du mal » : dégénérescence maladive du romantisme ; crudité réaliste; pouvoir de suggestion. Leconte de Lisle (1818-1894), né dans l'Ile de la Réunion. « Poèmes anti- ques » (1852); « Poèmes barbares » (1862); « Poèmes tragiques » (1884). En quoi Leconte de Lisle s'oppose aux romantiques. Son impersonnalité; son pessimisme contemplatif et hautain; son culte du beau. Il lui manque la diversité, la souplesse, la grâce. Nul autre ne l'égale pour le relief, l'éclat, la correction plastique. Les parnassiens. Ils font consister toute la poésie dans la facture. Manuel (1823-1901). Son originalité discrète et sinsère. —Sully Prudhomme (1839-1907), né à Paris. Poésies psychologiques ; poésies scientifiques; poé- sies philosophiques. L'artiste et le penseur. — François Coppée (1842-1908), né à Paris. Talent d'assimilation et habileté technique. Le poète des fau- bourgs parisiens et des paysages de barrière. — J.-M. de Heredia (1842- 1905), né à Cuba. Le parfait sonnettiste. Vers le milieu du clix-iieuvième siècle, le réa- lisme succède au romantisme dans tous les gen- res et dans la poésie elle-même. — Vers le milieu LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 477 du xix*^ siècle, l'esprit positiviste succède, dans tous les domaines de l'intelligence, à l'esprit romantique. Or, ce (jui s'appelle positivisme en philosophie prend, en litté- rature, le nom de réalisme ou de naturalisme. Consistant dans l'exaltation de toutes les facultés all'ectives, le romantisme ne pouvait longtemps se sou- tenir. Son œuvre n'en fut pas moins grande et belle : il abolit des règles artificielles et des conventions factices, régénéra la langue, ranima, vivifia, féconda la poésie, le roman, le théâtre, l'histoire, la critique. Mais voici que, dès la seconde moitié du siècle, ses propres ardeurs l'ont dévoré. Et alors, au règne du lyrisme succède celui de l'analyse. Une réaction se produit. L'esprit d'analyse transforme tous les genres littéraires en faisant prévaloir sur la sensibilité et l'imagination l'étude de la réalité po- sitive. La critique prétend appliquer les méthodes de la science ; l'histoire, qui avait été une sorte de divination ou bien encore une téméraire synthèse, est maintenant une enquête rigoureuse et patiente, chaque historien se limitant au petit nombre de faits dont il peut prendre une connaissance directe; le théâtre renonce aux légendes extraordinaires et aux héros surhumains pour représen- ter les événements coutumiers et les figures moyennes de la vie ambiante; le roman devient une élude documen- taire; et enfin, dans la poésie elle-même, 1 influence du réalisme se manifeste, soit, quant au fond, par une exac- titude tout objective, soit, quant à la forme, par un soin minutieux de la perfection rythmique et plastique. Victor Hiig:o depuis l'exil. — 8a vie et ses œu- vres, — Entre les grands poètes romantiques, un seul, Victor Hugo, poursuit sa carrière. Il se renouvelle, ou plutôt il déploie enfin, dans la libre solitude de l'exil, toute sa vigueur et toute son audace. Et il ne saurait sans doute arrêter l'irrésistible courant de la réaction. Mais les poètes nouveaux le reconnaissent comme leur maître; pendant les trente ans qui lui restent à vivre, la seule vertu de son génie maintient, par-dessus leur réa- lisme, un romantisme de « mage » et de visionnaire. 478 LITTÉRATURE FRANÇAISE Les « Cliàliments »• — Après le coup d'Etat, Victor Hugo alla à Bruxelles. 11 y écrivit VHistoire d'un crime. qui ne parut que vingt-cinq ans plus tard (1877), puis Napoléon le Petit, éloquent pamphlet. A la veille d'être expulsé de Belgique, il passe, la même année, dans l'île de Jersey, et publie en 1853 les Châtiments. Ce recueil compte parmi ses plus beaux. D'abord, pour h. puissance d'invective : jamais son lyrisme n'avait eu tant de souffle et d emportement , une sincérité si vibrante. Mais, œuvre de haine, les Châtiments sont en même temps une œuvre d'amour. Exprimant l'indignation du poète, les outrages et les anathèmes y expriment aussi son noble idéalisme, sa généreuse humanité; et, dans quelques pièces, nous retrouvons toute la tendresse de son cœur. Les « Contemplations ». — Chassé de Jersey en 1855, Victor Hugo alla s'établir à Guernesey. En 1856 parurent les deux volumes des Contemplations^. Là il revient à la poésie intime : ce sont, comme lui-même dit, « les mémoires d'une âme «. Mais le lyrisme y a pris un tour « contemplatif »; et, si la sensibilité du poète est plus recueillie, si, dans le second volume surtout, sa pen- sée est plus préoccupée des problèmes et des mystères, son imagination plus hardie, plus féconde en symboles, sa forme aussi devient plus ample et plus souple, unit à la précision et au relief le pouvoir de suggérer l'invisible, de rendre, par les sons, par les rythmes, ce que n'exprime point la signification logique des mots. Il applique des procédés nouveaux de style ^ et de versification^; il crée, pour traduire ses rêves, une forme toute personnelle, parfois étrange et heurtée, mais d'une extraordinaire grandeur. La « Léçende des siècles ». — En 1859, Victor Hugo donna le premier volume de la Légende des siècles, 1. Le premier tout entier et presque toutes les pièces du second qu'il consacre au souvenir de sa fille, morte en 18î3, ont été écrits avant l'exil. 2. Par exemple, la juxtaposition de deux substaatiCs : U fossoyeur oubli, la bouche tombeau, etc. 3. Par exemple, les diverses coupes ternaires, dont il avait fait jusqu'alors, sauf dans ses drames, un emploi beaucoup moins fréquent. LE DIX-XEUVIÈME SIECLE 479* suivi, en 1877, d'un second, et, en 1883, d'un troisième. A travers tant de sombres tableaux, un invincible opti- misme y domine : elle résume tous les aspects de l'huma- nité en un seul et immense mouvement d'ascension vers la lumière. Le lyrisme y tient une large place; sans même parler de certaines pièces où se trahit directement une inimitié passionnée contre les rois et contre les prêtres, un grand nombre d'autres furent inspirées à Victor Hugo par ses croyances morales. Mais ce serait trop restreindre l'épopée que de lui imposer une impersonnalité absolue. Elle se concilie fort bien avec telle ou telle conception de la vie et du monde, avec la foi dans tel ou tel idéal; et, quand Victor Hugo célèbre le progrès humain, glorifie la justice, la liberté, la fraternité, il n'en fait pas moins^ œuvre épique. Du reste, l^aucoup de ces Légendes se bor- nent à représenter le tableau des siècles lointains [Ruth et Booz, Ayinerillot, etc.). Entre ses recueils, aucun n'égale celui-là pour la richesse, l'éclat, la magnifique plénitude. Dans le premier volume il y a plus de mesure, plus de- sérénité; dans les deux suivants, le génie du poète, illu- miné de visions fantastiques, s'exalte en des apocalypses souvent bizarres, toujours superbes. Autres recueils. — Nous ne pouvons énumérer ici toutes les autres œuvres poétiques de Victor Hugo. En 1865 avaient paru les Chansons des rues et des bols, où se jouent la fantaisie, le caprice, une légère ivresse des- sens. Rentré de l'exil en 1870, il publie, deux ans après, \ Année terrible. Signalons encore VArt d'être grand-père (1877), Religion et Religions (1880), les Quatre Vents de l'esprit (1881), puis, parmi ses recueils posthumes, le Théâtre en liberté, la Fin de Satan (1886) et Toute la lyre (1893 . Il mourut le 22 mai 1885. * Universelle maîtrise de Victor Hugo. — Long- temps attaqué et discuté, Victor Hugo avait fini par imposer l'universelle souveraineté de son génie. Certains critiques pourtant ne veulent voir en lui qu'un rhéteur prodigieux. Mais, quelque étonnante que soit son inven- tion verbale, est-ce une raison pour méconnaître la pro- 480 LITTÉRATUHE FRANÇAISE fondeur de sa sensibilité et ce que son œuvre renferme de forte substance? Sa sensibilité. — Gardons-nous de dire que Victor Hugo est peu sensible. Si nul poète ne représente aussi nettement que lui les divers aspects de la nature , ses contours, ses couleurs, nul n'évoque d'un cœur plus ému les mystères dont elle nous environne, nul n'y met plus de son âme et, par suite, n'en exprime mieux l'âme elle- même. Et quel autre a jamais célébré l'amour avec une plus fervente gravité, chanté la famille, le foyer domes- tique, les enfants, avec une tendresse plus cordiale, déploré la perte d'un être cher avec un plus poignant désespoir? Quel autre enfin a trouvé des inspirations plus pieuses et plus profondément sincères dans le culte de l'humanité, dans la sympathie pour les humbles, les opprimés, les misérables, dans ce qu'on appela depuis la religion de la souffrance? Sa « philosophie ». — Ne disons pas davantage que Victor Hugo pense peu. D'abord, il a mis son em- preinte personnelle sur les lieux communs qui furent toujours la matière de la poésie; ensuite, bien qu'il ne mérite point sans doute le nom de penseur et que sa « philosophie » soit celle d'un visionnaire, il n'a pas seu- lement donné une expression magnifique aux grandes idées du siècle et inventé pour les rendre d'admirables symboles; son imagination divinatrice a ouvert en tout sens des vues nouvelles et fécondes, et, si je puis dire, tracé de lumineux sillons. Lui-même se nommait un pro- phète. C'est bien cela. Sa poésie, celle surtout des der- niers temps, rappelle les Isaïe et les Ézéchiel*. Évolution réaliste. — Tandis que Victor Hugo déploie son « romantisme » toujours plus hardi et plus puissant, le réalisme se manifeste déjà, sous des formes diverses, chez trois poètes de valeur inégale, Banville, Baudelaire et Leconte de Lisle, qu'on ne saurait ranger entre les purs romantiques. Kanvîlle. — Théodore de Banville (1823-1891) est un virtuose, mieux encore, un « clown », le clown de la LE D I X- N E L V I È M E SIÈCLE 481 rime*, qui lui apparaît coinnie le principe et la fin de son art. A vrai dire, il n a de réaliste que la minutieuse exac- titude avec laquelle il façonne jusqu'à ses plus légères fantaisies. Haiidelaîre. — Charles Baudelaire (1821-1867) fit un recueil unique, intitulé les Fleurs du mal (1857). Le réa- lisme ne s'y reconnaît pas seulement dans le souci d'une forme exacte, mais encore dans la crudité de certains tableaux. Aussi bien, Baudelaire représente la dégénéres- cence maladive du romantisme; et son originalité, sou- vent factice ou même charlatanesque, consiste surtout en un singulier mélange de mysticisme et de perversion sen- suelle. Enfin nous devons le ranger parmi les initiateurs de ce qui, vers la fin du xix*^ siècle, sera le « symbolisme «; car il a « le don de correspondance », il excelle à traduire ces affinités latentes des choses soit entre elles, soit avec l'âme humaine, où nos symbolistes modernes virent l'es- sence même et la matière de toute poésie. Artiste non moins infécond que laborieux, brutal à la fois et entor- tillé, la plupart de ses pièces méritent cependant de grands éloges pour leur facture serrée, sobre, vigou- reuse; et il en a composé quelques-unes qui dénotent une étrange force de suggestion. Lecoiite de Lîsle. — Leconte de Lisle naquit le 25 octobre 1818 à Saint-Paul (île de la Béunioni. Venu à Paris en 1845, il se mêla pendant quelques années de politique active. Mais, après 1848, la poésie l'absorba complètement. Il passa dès lors sa vie dans une retraite austère, et resta ignoré du grand public, que lui-même méprisait. Son œuvre poétique forme quatre recueils : les Poèmes antiques (1852), les Poèmes barbares (1862;, les Poèmes tragiques (1884), les Dernier^ Poiimes (1895). Ajoutons-y une pièce de théâtre, les hrinnyes, on il a condensé en vers beaux et durs VOrestie d'Eschyle. 8a conception de la poésie, — Quoique ayant tou- jours reconnu Victor IJugo pour son maître, Leconte de 1. Un de ses recueils, parmi les plus conoiis, s'intitule Odes fanambu- Usques. 482 LITTKHATUnE FRANÇAISE Lislc n'est point un romantique. Du moins sa concep- tion de l'art, sur certains points essentiels , s'oppose directement au romantisme. Il l'indiquait en 1852 dans la préface des Poèmes antiques; et, même si les éditions postérieures du volume ne reproduisent pas cette pré- face, elle doit être signalée comme tout à fait significa- tive. Le romantisme se traduisait par l'expression de l'in- dividu. Or, ce que veut Leconte de Lisie, c'est que la poésie exprime, au lieu d'un « moi » inconsistant, l'âme même de l'humanité. Pour lui, il ne chantera pas ses joies et ses .soulfrances : il racontera l'é- popée de notre race ; il la racontera, non point à la manière de Victor Hugo, en y introduisant ses préoc- cupations morales ou sociales, voire ses passions politiques, mais avec le désintéressement absolu d'un philo- sophe et d'un historien. Leconte de Lisle ne peut toujours se contraindre. Tantôt c'est un cri qui lui échappe. Tantôt nous le reconnais- sons derrière le personnage qu'il met en scène; dans Qaïn, par exemple, voilà bien son orgueil, son esprit de révolte, sa farouche haine du catholicisme. Cependant limpersonnalité qu'il adecte ne laisse pas, bien qu'il se soit souvent trahi, de l'opposer aux romantiques , tous plus ou moins élégiaques. Il cache sa vie et réprime son cœur. Ce « moi » que les romantiques avaient étalé, il le dérobe; il n'en laisse voir les inquiétudes et les peines qu'à travers celles du genre humain. Sa philosopliie. — Si Leconte de Lisle n'a guère fait que retracer, dans une série de tableaux, l'histoire des religions diverses par lesquelles chaque peuple ma- nifesta son génie propre, lui-même est un sceptique, ou, pour mieux dire, un nihiliste. Il pense que nous ne pouvons rien saisir de réel, et que la nature se joue de nous en faisant apparaître à nos yeux des phénomènes illusoires. Et, de là, un profond pessimisme. Mais ce Leconti: de Lislb (181S-189%). LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 483 pessimisme, contemplatif et hautain, ne s'exhale point en déclamations pathétiques, ne gémit ni ne blasphème. Le poète, auquel les cieux des tropiques versèrent leurs mornes langueurs et leurs lourdes extases , voudrait retourner dans l'ample sein du néant, y goûter à jamais ce repos que la vie a interrompu. De toute son œuvre se dégage un invincible besoin de paix, une aspiration vers la divine Mort. Et le pessimisme de Leconte de Lisle n'a donc aucune ressemblance avec celui des romantiques, qui, chez Vigny même, se ramène, en lin de compte, à l'amour de la vie. Son culte de la forme. — On voit comment sont liées entre elles sa philosophie et sa théorie de l'imper- sonnalité. Mais l'une et l'autre se lient d'ailleurs à son culte du beau, à sa religion de la forme. Trouvant dans le repos le secret du bonheur, il y trouve aussi le prin- cipe de la beauté, de la beauté calme et sereine, que ne trouble aucune passion, qu'aucun souci n'altère. Et pourquoi lui-n»ême s'impose-t-il une impersonnalité rigoureuse? Ce n'est pas seulement par pudeur et par orgueil, ou parce qu'il veut ramener la poésie à ses tra- ditions primitives. D'abord, l'inquiétude du cœur fait trembler la main. Puis, 1 émotion que provoque le véri- table artiste doit être purement artistique. Et enfin, il n'est d'expression parfaite que celle des sentiments géné- raux. Jug^emeiit d'ensemble. — On peut regretter que Leconte de Lisle ait presque toujours appliqué cette austère esthétique. Sa poésie a souvent quelque chose de raide et de contraint ; il rend les idées ou les objets avec une précision qui ne laisse rien de vague, rien d'ina- chevé, rien dont l'écho se prolonge en rtbtre cœut. Mais, si la souplesse et la grâce lui manquent, il est admirable pour la rectitude, l'éclat, le relief. Ses vers semblent sculptés dans le marbre **. Les parnassiens. — Leconte de Lisle fut le maître des parnassiens. On appelle ainsi un groupe de poètes qui collaborèrent au Parnasse contemporain, recueil édité 484 LITTÉRATURE FRANÇAISE p.'ir série de livraisons (1866, 1871, 1876)'. Les parnas- siens ne se souciaient que de la facture. En leur sachant gré d'avoir préservé l'art du relâchement et de la négli- gence, il faut bien reconnaître ce qu'eut de superstitieux leur observance des règles. Plusieurs atteignirent parfois la perfection technique; ceux-là seuls méritent de survi- vre, qui se dégagèrent d'un mécanisme artificiel et vain. Hlaiiiiel. — Artiste très soigneux, Eugène Manue" (182iM901) ne pensait pas que la forme pût se suffire . elle-niêine ; il mit dans ses vers sa tendresse, sa sympa- thie humaine, sa pitié délicate et virile. Ajoutons qu'il a été un novateur. S'il n'inventa pas sans doute la poésie intime ou la poésie populaire, il y revint, en un temps où l'art se glorifiait d'être impassible, et la marqua d'un accent bien personnel'. Ce poète discret et sincère ouvrit la voie à d'autres, plus illustres, qui ne doivent point le faire oublier. Sully l'riKlIioniinc. — Sully Prudhomme, né à Pa- ris le 16 mars 1839, apprit des parnassiens les secrets du métier. Mais, quoique nul d'entre eux n'ait porté dans l'exécution tant de scrupule, il en diffère par son goût pour l'analyse psychologique , par les préoccupations d'un j)enseur et d'un moraliste. Ses principaux recueils s'intitulent Stances et Poèmes (1865), /es Iipreuves il866 , les Solitudes (1869), les Vaines Tendresses (1875). La Jus- tice (1878) et le Bonheur (1888) sont deux poèmes de lon- gue étendue 2, le premier une sorte d'enquête morale et sociale, le second une épopée sj-mbolique. Poésies psycliolog'îqiies, — L'art à la fois strict et fin que les parnassiens appliquaient à noter les aspects du monde sensible, Sully Prudhomme l'applique à traduire sa vie mentale. Et, d'autre part, ce qui le distingue des romantiques, c'est une sensibilité beaucoup moins expan- sive que réfléchie. 1. Il fut suivi d'une Anthologie en quatre volumes. 2. Pages intimes (1866), Poèmes populaires (1871). 3. La Justice alterne des sonnets avec des séries de quatre quatrains j mais toutes ces pièces se fout suite. LE DIX-NEUVIEME SIECLE 485 Ame douce et tendre, Sully Prudhorame ne se laissa pourtant pas séduire aux préciosités dolentes. Il y a en lui un positiviste qui veut tirer la vérité de la science ; il V a aussi un idéaliste, qui la découvre dans la conscience. Poésies scientifiques. — Epris d'exacte précision, Sully Prudhomme veut unir intimement la science et la poésie. Ses pièces scientifiques sont des miracles de fac- ture. Mais, si quelques-unes allient l'émotion à la plus rigoureuse justesse, il a eu souvent le tort de lutter avec la prose dans un genre où le poète ne peut réussir que par de véritables tours d'adresse. Quand il se donne tant de peine pour formuler une loi ou pour décrire un appareil, il nous rappelle les pseudo-classiques qui, sous l'Em- pire, versifiaient la navigation, l'his- toire naturelle et la géométrie. Poésies philosophiques. — Ses poésies scientifiques ne valent pas ses poésies philosophiques, où il exprime les plus nobles soucis de l'esprit. La philosophie de Sully l^rudhorame peut se réduire à l'éternel conflit de la raison et du sentiment. Ses patientes ana- lyses ont comme aboutissement suprême un acte de foi morale. Après avoir vainement cherché autour de lui cette justice dont son intelligence conçoit l'idée, dont son âme sent le besoin, il la saisit d'un élan du cœur; après avoir demandé le bonheur aux « ivresses », puis à la « pensée », il le trouve dans le sacrifice de soi-même. Le Bonheur et la Justice renferment encore des raisonnements ou des descriptions trop didactiques; mais ce «sont pourtant de très belles œuvres, hors de toute comparaison pour ce que leur inspiration a de philosophique en même temps et de profondément humain. François Coppée. — François Goppée, né à Paris le 26 janvier 1842, se fit connaître, ayant déjà publié un volume de vers, le Reliqucfire, par la comédie du Pas^ sant, jouée en 1869. Il a donné encore à la scène quel- SuLLY Prudhomme (1839-1907). 486 LITTÉRATUnE FRAN^ÇAISE ques drames, Se<,'€ro Torelli entre autres, auxquels méri- tent de grands éloges soit leur réalisme pittoresque, soit leur habile structure, l'éclat de leur style, la souplesse et rharmonic de leur versification, mais qui répètent le théâtre romantique avec moins de sincérité, de poésie et de graadeur. Parmi ses principaux recueils, signalons les Intimités (1868^, les Uunibtes (1872), Promenades et Intérieurs (1875), Récits et Élégies (1878). Il n y fait trop souvent qu'imiter : Victor Hugo, par exemple, dans ses drames et dans ses petites épopées, Sainte-Beuve dans ses scènes bourgeoises. Il possède un merveilleux talent d'assimilation , une extraordinaire habileté de facture. Aussi s'essaya-t-il successivement à tous les genres. Ce qui restera peut-être de son œuvre, ce sont les pièces où il retrace la vie réelle, celles où il décrit la banlieue parisienne. Il prétendit être le « poète des humbles »; il le serait, si sa naïveté ne sentait parfois l'affectation, et sa simplicité l'artifice. «I.-M. de Heredîa. — Heredia, né à Cuba en 1842, est l'auteur dun seul recueil, les Trophées. Ce recueil parut en 1893, à une époque où se transformait déjà la poésie'. Mais la plupart des pièces qu'il renferme sont de beaucoup antérieures, et, du reste, le poète des Tro^ phées n'a pas du tout subi l'influence symboliste. Parnas- sien pur, il porte à leur suprême degré les qualités de l'école parnassienne. Si Leconte de Lisle avait réduit l'inspiration aux règles austères du devoir, son œuvre était encore trop touffue et trop vaste. Heredia, disciple de Leconte de Lisle, n'é- crivit guère que des sonnets. Composant, lui aussi, ses Poèmes barbares et ses Poèmes antiques, il les enchâsse, comme des joyaux, dans une étroite monture, et résume en quatorze vers tout un siècle, parfois toute une civili- sation. Entre les parnassiente, il est le plus impersonnel, le plus exclusivement artiste. Nulle inquiétude chez He- redia, nulle sympathie, nulle autre émotion que celle du 1. Cf. plus loin le chapitre V. LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 487 beau. Et, dans ses sonnets, pas une licence, pas une impropriété, pas une rime banale ou facile. Non seule- ment ils contiennent, chacun en soi, la technique parfaite du genre, mais ils unissent la concision à l'ampleur, la magnificence à la rectitude. On peut se faire de la poésie une autre idée; quelque idée que l'on s'en fasse, Heredia est un merveilleux artiste. Faudrait-il lui reprocher la continuité même de sa perfection? LECTURES Sur le lyrisme au xix'^ slècle : Brunetière, Évolution de la poésie lyrique, 1893-1895. Sur Victor hugo : Cf. p. 421. Sur Banville : Jules Lemaitre, les Contemporains, t. !•'; Sainte- Beuve, Lundis, t. XIV. Sur Baudelaire : Bourgel, Essais de psychologie contemporaine, 1883 ; Brunetière, Questions de critique, Nouveaux Essais sur la littérature contemporaine, 1895; A. France, la Vie littéraire, t. IIl ; Sainte-Beuve, Lundis, t. IX (dans l'Appendiee) ; Schérer, Etudes sur la, liliérature contemporaine, t. iV', VHI. Sur Leconte de Lisle : Bourget, Essais de psychologie contem.- poraine, 1883; Brunetière, Nouveaux Essais sur la littérature con- temporaine, 1895; A. France, la Vie littéraire, t. I"; J. Lemaître, les Contemporains., t. II; G. Pellissier, le Mouvement littéraire au dix-neui>ième siècle, 1889; Schérer, Études sur la littérature contemporaine, t. IX. SuK Sully Prudhomme : Brunetière, Essais sur la littérature con- temporaine, 1891; A.France, la Vie littéraire, t. II; J. Lemaître, les Contemporains, t. I*'; Schérer, Etudes sur la littérature con- temporaine, t. IX. Sur Coppée : Doumic, Études sur la littérature française, t. II; A. France, la Vie littéraire, t. III; J. Lemaître, les Contempo- rains, t. I". SwR Heredia : J. Lemaître, les Contemporains, t. II; G. Pellissier, Etudes de littérature contemporaine, 1898, le Moui'ement littéraire contemporain, 1901. Il Cf. dans les Morceaux choiiis : ' Classe de !<■', p. 477. *' Ibid., p. .515, et classe de 2», p. 486. 488 LITTÉRATURE FRANÇAISE CHAPITRE II Le roman. RÉSUMÉ Le roman dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Romanciers « idéalistes ». Eugène Fromentin (1820-1876) : « Dominique » ; délicatesse du psychologue, finesse et grâce du peintre. — Victor Cherbuliez (1829-1899) : le moraliste et l'humoriste. — Octave Feuillet(1821-1890) : le romancier de la vie élégante. Ce qu'il a de convenu : mais son art de la com- position, son style élégant et pur. Gustave Flaubert (1821-1880), né à Rouen. Le romantique : son lyrisme natif ; son aversion du « bourgeois » ; son culte de l'art littéraire. Le réaliste : son impersonnalité; son exactitude. Principales œuvres de Flaubert. La plus romantique est « Salammbô », la plus réaliste est 1' « Éducation sentimen- tale ». « Madame Bovary » (1857) est celle où le romantisme et le réalisme, harmonieusement combinés, unissent le mieux la sympathie humaine au res- pect de l'art, l'intérêt dramatique à la valeur documentaire, la beauté de la forme à la solidité du fond. Romanciers naturalistes : les impressionnistes et les naturalistes propre- ment dits. Les impressionnistes. Edmond de Concourt (1822-1896) et Jules de Concourt (1830-1870). Leur modernité. Leur « écriture artiste ». — Alphonse Daudet (1840-1897), né à Nîmes. Sa méthode de travail : il saisit la réalité toute flagrante. Son style : vivacité d'expression ; délicat sentiment du rythme et du contour. Sa compo- sition : souplesse, aisance un peu lâche. La sensibilité de Daudet. Supérieur comme peintre, il excelle à rendre les figures et les mœurs. Les naturalistes proprement dits. Emile Zola, né à Paris en 1840, mort en 1902. Ses principales œuvres. Les « Rougon-Macquart » (1871-1893), les « Trois Villes » (1894-1898), les « Qua- tre Évangiles » (1899-1903). Sa théorie du roman expérimental. Ce qu'il y a chez lui de naturaliste; son matérialisme; son pessimisme. Ce qu'il y a chez lui de romantique : comment son imagination déforme et amplifie le réel. Évolution finale de Zola : idéalisme, optimisme. Le prophète et l'apôtre. Zola écrivain : lourd et massif, son style a beaucoup de puissance, de relief, d'ampleur. Ferdinand Fabre (1830-1898), né à Bédarieux. Génie à la fois vigoureux et tendre, naïf et profond. Les « Courbezon » (1862) et « Mon Oncle Célestin » (1881) : exacte peinture de la vie familière. « Lucifer » (1884) : une des plus fortes œuvres qu'ait produites la littérature romanesque de notre temps. Le « Chevrier » (1868) : réalité et poésie rustiques. Guy de Maupassant (1850-189 3), né au château de Miromesnil (Seine- Inférieure). Ses principaux romans. Ses contes. Nulle préoccupation, chez lui, nulle sollicitation qui altère la nature; il la mire avec une fidélité tout objective. Peu « psychologue >>, il traduit admirablement le dedans par le dehors. Son style : simplicité robuste, rectitude tranquille et sûre, parfaite transparence. LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 489 Le roman dans la seconde moitié du dix-neu- vième siècle. — Dans la seconde moitié du xix® siècle, le roman réduit autant que possible la part de l'invention et devient une œuvre essentiellement documentaire, appli- quée à Texacle reproduction de la vie réelle. Romanciers idéalistes. — Cependant l'idéalisme romantique compte encore quelques représentants. Sans parler de Victor Hugo, qui compose de vastes épopées symboliques, les Misérables (1862), les Travailleurs de la mer (1866), ï Homme qui rit (1869), Quatre-vingt-treize 1874), les principaux sont Eugène Fromentin, Victor Cherbuliez, Octave Feuillet. Fromentin. — Le Dominique d'Eugène Fromentin (1820-1876) rappelle la Princesse de Clèves et Adolphe. S'il n'a pas l'élégante netteté de la Princesse de Clèves, on y trouve des analyses plus nuancées, et s'il n'a ni la profondeur ni la force à.' Adolphe, il respire une tendresse, une émotion poétique bien étrangères à Constant. Fro- mentin est aussi un excellent peintre; ses paysages nous charment par leur fraîcheur, leur finesse, leur suavité mélancolique*. Cherbuliez. — Victor Cherbuliez (1829-1899), esprit très vif, très fertile, un peu pointu, manque tout à fait de « naïveté ». Dissimulé derrière ses personnages, il leur prête des propos piquants et d'ingénieuses réflexions. Le don de la vie lui fait défaut; il excelle comme mora- liste et comme humoriste. Feuillet. — Octave Feuillet (1821-1890) écrivit, au début, des œuvres aimables (entre autres le Roman d'un jeune homme pauvre, 1858), où la grâce n'exclut pas tou- jours la vigueur, mais qui embellissent tr(^p visiblement la réalité, et, quelquefois, l'affadissent. Puis il en écrivit de plus fortes, telles que Monsieur de Camors (1867) et Julia de Trécœur (1872), ou de plus étudiées, telles que \ Histoire d'une Parisienne (1880) et la Morte (1886). Même dans celles-ci, il se distingue des naturalistes ou 1. Outre son roman de Dominique, Fromentin a fait Un l':té dans le Sahara, Une Année dans le Sahel, les Maîtres d'autrefois. 490 LITTÉRATURE FRANÇAISE s'y oppose par son goût du romanesque, par des procé- dés factices, par l'audace candide avec laquelle il met le roman au service de la morale et de la religion, d une religion et d'une morale purement mondaines, aussi superficielles que convenues. Romancier des « salons » et des « châteaux », voilà son originalité. Octave Feuillet a peint un milieu qui était le sien, dont il savait les habi- tudes, les mœurs, les goûts, et ce qui s'y cache, sous une apparence légère et brillante, soit d'appétits brutaux, soit de subtile corruption. L'homme du monde lui dérobe souvent l'homme; mais ce milieu aristocratique dont il fut le peintre a pourtant fourni à son observation, sans compter tant de tableaux délicats, maintes scènes d'une vérité hardie; et, jusque dans ses romans les plus faibles, on doit encore louer l'art de la composition, la sol)re élé- gance du style. Gustave Flaubert; il est à la fois romantique et réaliste. — Si Feuillet, Cherbuliez et Fromentin doivent être rangés parmi les romanciers idéalistes, Flaubert ne relève, à vrai dire, d'aucune école, comme il se défendit d'être lui-même le chef d'une école nouvelle*. Toute démarcation, toute formule systématique lui répu- gnait. Gustave Flaubert naquit le 12 décembre 1821, à Rouen, et mourut le 8 mai 1880. Son éducation se fit en un temps où déclinait le romantisme, où le réalisme allait inaugu- rer une autre conception de l'art. Romantique également et réaliste , à condition d'enlever à ces deux noms ce que la signification en a d'exclusif, nous retrouvons dans chacun de ses ouvrages et le réaliste et le romantique. Pourtant, c'est surtout le réaliste qui se montre dans Ma- dame Bovary (1857), dans \ Education sentimentale, dans le premier des Trois Contes, dans Bouvard et Pécuchet; et c'est surtout le romantique qui a écrit les deux derniers des Trois Contes, Salammbô (1862), la Tentation de saint Antoine. En quoi Flaubert est romantique. Son tempé- rament. — Son tempérament intime devait le rattacher LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 491 au romantisme. « Ce qui m'est naturel, dit-il, c'est lex- traordinaire, le fantastique, la hurlade métaphysique, mythologique. » Tout, en son aspect, dénote ce fond pri- mitif, qu'une discipline sévère ne put abolir. Haute taille, larges épaules, face colorée, yeux verts, longues mousta- ches pendantes, il ressemblait à un ancien chef normand. Contre la banale uniformité des mœurs contemporaines protestaient l'ampleur de ses gestes, les éclats de sa voix, son allure formidable et jusqu'à sa façon de se vêtir. En train de faire Madame Bovary, qu il s'était imposée par .système, il rêvait d'une œuvre superbe et prestigieuse, de je ne sais quel livre à fresques splen- dides, « à grandes murailles peintes de haut en bas » ; cette œuvre fut Sa- lammbô. Et, de même, faisant plus tard Bouvard et Pécuchet, il s'inter- rompit, écœuré de satâche, pour écrire la Lé'^cnde de saint Julien. 8011 aversion du « bourgeois ». — C'est d'abord par son aversion des trivialités ambiantes que Gustave Gustave Flaubert Flaubert est romantique. Dès le jeune {I821-I88O). âge, il eut la haine du « bourgeois », de ceux qui « pen- sent bassement ». A dix-sept ans, pendant un voyage aux Pyrénées, il inscrivait avec soin sur les feuillets d'un calepin les réflexions les plus niaises de ses compagnons de route, et, de très bonne heure, il conçut le projet d'un « dictionnaire des idées reçues », où seraient catalogués les lieux communs de la sottise humaine. Tout ce qui est vulgaire l'exaspérait. Il ne se sentait vraiment à l'aise que dans l'épopée ou le lyrisme. Son culte de l'art littéraîrct — Fldlibert procède encore du romantisme, surtout de la seconde génération romantique, par son culte pour la « littérature », pour l'art littéraire. Nulle autre passion chez lui que celle-là. Rien, dans le monde, ne l'intéresse, s'il n'y trouve une matière d'écriture. Il sépare complètement l'art de la vie, ou plutôt consacre sa vie entière à l'art. Jamais écrivain 492 T.ITTÉHATUHE FRANÇAISE ne poussa si loin la préoccupation de la forme. Il mit cinq jours à l'aire telle page, trois jours à trouver telle transi- tion, huit heures à retoucher telle phrase**. Il soutenait volontiers que la valeur d'un livre consiste uniquement dans le style, que le fond n'y contribue en rien, en rien la vérité des faits et des personnages. Ses scrupules vont jusqu'à la manie. Il proscrit les hiatus, il ne se consolerait pas d avoir « accolé deux génitifs l'un sur l'autre ». Mé- rimée lui semble un mauvais écrivain pour avoir usé de clichés prétendus, tels que prodiguer les baisers ou prert" dre les armes. On l'avait prié de remplacer, dans Madame Bovary, le Journal de Rouen, qu'il y mentionne plusieurs fois, par une feuille imaginaire. Il n'osait refuser. « Je suis, écrit-il, dévoré d'incertitude. Ça va casser le rythme de mes phrases. » L'écrivain. — Son style réalise la perfection. Cette perfection a quelque chose de strict, de tendu ou même de dur; on y voudrait plus d'aisance, de naturel et de diversité. Mais Flaubert est cependant un des meilleurs artistes qui aient manié notre langue. Il ne le cède à nul autre pour la précision, le relief, l'éclat; et sa phrase donne l'impression d'une fixité définilive. En quoi Flaubert est réaliste. — Ce qui, d'autre part, rattache Flaubert au naturalisme, c'est d'abord son impersonnalité, puis son exactitude documentaire. Son impersonualité. — Impersonnel, il ne montre jamais ses opinions : un romancier, selon lui, « n'a pas le droit d'exprimer une opinion sur quoi que ce soit » **. On l'accusa d'être immoral. Non point; mais il s'abstient de moraliser et ne fait que représenter la vie. Il reste objectif jusque par son style, dont l'excellence est, si l'on peut dire, anonyme. Et il ne nous cache pas seule- ment ses idées, il nous cache aussi ses émotions. Très sensible de nature, il se réprime avec une rigueur jalouse. L'art, tel qu'il le comprend, doit être impassible tout au- tant qu'impartial. Nous ne surprenons chez Flaubert aucui 1. Cf. sa Correspondance. LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 493 mot, aucun geste de style qui le décèle. « Mettre sur le papier quelque chose de son cœur » lui inspire une invin- cible répulsion. Il ne se trahit qu'en peignant les mœurs bourgeoises, et par une ironie à peine visible, dont sa meilleure œuvre est à peu près exempte***. Son exactîtinle dociiinentaire. — Ayant pour objet suprême le beau, non le vrai, Flaubert regarde le vrai comme la condition du beau. Lorsqu'il répond à Sainte-Beuve qui avait raillé ses antiquités carthaginoi- ses : « Je me moque de l'archéologie, » ce n'est là qu'une boutade. Et lisons la suite : « S'il n'y a pas harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non. Tout se tient. » La civilisa- tion que l'auteur de Salammbô veut restituer ayant pres- que disparu, 1 harmonie dont il parle lui semble ajuste titre la meilleure ou la seule garantie d'exactitude. Aussi bien, ses romans historiques dénotent une très sûre éru- dition, et ses romans modernes une très fidèle observa- tion. Dans les uns et dans les autres, la méthode est éga- lement sévère. Lui-même dit, en faisant Salammbô, qu'il « applique à l'antiquité les procédés du roman moderne ». Ces procédés de diligente enquête, Flaubert les pratiqua toujours avec une scrupuleuse conscience. Pour Bouvard et Pécuchet, il « absorba », la plume à la main, quinze cents volumes. « madame Bovary ». — La plus naturaliste de ses œuvres est V Education sentimentale ; la plus romantique est Salammbô. Et toutes deux, sans doute, sont admira- bles. Mais l'une imite si bien le réel, qu'elle nous paraît terne, plate, insignifiante; quant à l'autre, elle contient trop d'archéologie, pas assez d'humanité, et la rhétori- que, du reste, y sent l'artifice. Même après ces deux chefs- d'œuvre, Flaubert demeura l'auteur de ^adame Bovary. Si l'on peut préférer {Education sentimentale pour la res- semblance avec la vie, Salammbô pour l'ampleur et la cou- leur, c'est dans Madame Bovary que le romantisme et le réalisme, harmonieusement combinés, unissent le mieux la sympathie humaine au respect de l'art, l'intérêt drama- tique à la valeur des « documents », la beauté de la forme à 28 404 LITTÉRATUni' F l< A N Ç A I S E la solidité du fond. Elle reste unique non seulement entre les œuvres de Flaubert, mais dans notre littérature roma- nesque : bien supérieur à Flaubert par sa puissance et par sa diversité, Balzac n'a laissé aucun roman qui en atteigne la perfection. Uoinancicrs iiatiiralii^tes. — Les romanciers dont nous avons maintenant à parler font tous partie de l'école naturaliste. On peut cependant les ranger en deux grou- pes : celui des impressionnistes, que représentent les Goncourl et Alphonse Daudet; celui des naluralistes proprement dits, où se classent Emile Zola, Guy de Mau- passant et Ferdinand Fabre. Les naturalistes veulent ex- primer la nature aussi fidèlement que possible, et les impressionnistes traduisent plutôt l'impression qu'elle fait sur eux. Les iiupressioiiiiistes. — Ednioitd et «Jules de GoiieoiirU — Edmond de Concourt naquit à Nancy en 1822, et Jules de Goncourt à Paris en 1830, Leurs prin- cipaux romans sont Sœur Pldlomcne (1861), Renée Mau- perin (1864), Germinie Lacerteux (1865 , Madame Ger- faisais (1869). Les Goncourt se vantent d'avoir, les premiers, peint « la vie vraie ». Cette vérité dont ils revendiquent l'in- vention est essentiellement « moderne », partant superfi- cielle et mobile. « Le moderne, disent-ils, tout est là. » Ne cherchons pas chez eux ce fond de réalité constante, humaine, qui donne à l'œuvre d'art une valeur durable. Tel qu'ils le surprennent et l'attrapent, le moderne fait aujourd'hui l'intérêt de leurs livres par ce qui, demain, n'aura plus d'intérêt. Curieux de retracer les papillotages et les miroitements de la modernité, ils employèrent 1' « écriture artiste », une écriture pointillée et tortillée, qui n'a cure de l'harmonie, de la netteté, de la proportion, qui viole sans scrupule la grammaire, qui réduit l'art du style à « piquer » des sensations toutes frémissantes. Et certes on peut y louer une acuité singulièrement expressive. Mais, impatiente de rendre les plus subtils frissons, elle se crispe, se LE DIX-NEUVIEME SIECLE 495 fi( Rien, chez les Concourt, que de discontinu, de trépidant. Leurs livres sont des tableaux détachés, et chacun de ces tableaux est une juxtaposition de notes. Même inquiétude dans l'ordonnance de leurs phrases, même manque de régularité et de fixité. Ils ont créé, suivant leur propre expression, « la littérature des nerfs », ou, pour mieux dire, ce qu'ils ont créé est une littérature de névropathes. l>aiidet. — Alphonse Daudet, né à Nîmes en 1840, mort en 1897, commença par écrire des vers (les Amou- reuses, 1858), puis fit plusieurs recueils de contes (les Contes du lundi notamment), exquis de grâce, de fine tendresse ou d ironie légère. Entre ses romans, mention- nons le Petit Chose, sorte d'autobio- graphie, Tartarin de Tarascon (1872), Fromont jeune et Rislev aîné (1874), le Nabab (1877^, les Rois en exil (1879), Nu ma Roumestan (1881), YEvangéliste (1883), Sapho (1884). Il composa aussi plusieurs pièces , des comédies et Alphonse Daudet des drames, entre autres ÏArlésienne (i84o-i897). (1872), pour laquelle on peut le ranger parmi les pré- curseurs de notre théâtre moderne. Sou art. — L influence des Concourt sur Alphonse Daudet apparaît soit dans sa méthode de travail, soit dans son style, soit dans sa composition. Mais, beaucoup mieux équilibré qu'eux, il se garde de leurs défauts. Son génie foncièrement classique conserve le goût de la me- sure, le sens de l'ordre et de la règle. Daudet saisit la réalité au vol. « D'après nature ! dit- il; je n'eus jamais d'autre méthode de travail. » On se le représente sans cesse aux aguets, aux écoutes, notant les figures, les paroles, les intonations, tout ce qui mani- feste la vie. Il ne peint que des choses et des êtres vus. La « fable » même de ses romans est toujours une his- toire vraie; il se contente de rattacher au sujet principal des épisodes pris autre part. Chez les Concourt, la trans* 490 LITTÉRATURE FRANÇAISE criplion immédiate de Vactualité dégénérait en une sorte de « reportage ». Daudet ne fait pas du roman une série d'instantanés. Non moins sensible que les Concourt à 1 impression directe du réel, le mobile décor des objets qui passent ne lui cache point cette vérité solide et per- niaricnle faute de laquelle l'art est une vaine fantasma- gorie. De même, par maints accidents, parles ellipses, les ana- coluthes, les suspensions, son écriture peut bien rappeler celle des Concourt. Mais, souple sans dégingandement, expressive sans contorsions et sans grimaces, elle concilie avec la vivacité pittoresque et dramatique un délicat sen- timent du contour, de la symétrie et de V « eurythmie » . Enfin les romans de Daudet n'ont pas une unité bien rigoureuse. Exceptons ÏKvangcliste et Saplio : le premier de ces deux ouvrages est une étude psychologique très serrée, et le second procède d'une idée générale qui en commande le développement. Dans tous les autres, Dau- det fait des peintures de mœurs; l'unité peut y admettre maints épisodes et n'exige pas une si forte cohésion. Et d ailleurs, son aisance et sa liberté nous donnent mieux 1 impression de la nature elle-même, que l'art, en la rec- tifiant et en la disciplinant, ne doit pas astreindre à une étroite logique. Sensibilité et don de la vîe. — Entre les roman- ciers de son temps, ce qui distingue principalement Dau- det, c'est la sensibilité et le don de la vie. Tandis que certains renfermaient en soi leur émotion, il n'a jamais pensé que l'art dût être impassible. Il aime « les disgraciés et les pauvres », tous ceux qui souffrent; et cet amour, il ne le cache point, il le laisse paraître sans l'éta- ler. On préférerait parfois un peu plus de réserve; on se passerait de tel mot en aparté ou de telle apostrophe. Lors même qu'il n'exprime pas sa sympathie, nous la de- vinons, nous la sentons. Mais, quoique l'art absolument impersonnel, celui de Flaubert, soit peut-être supérieur, elle donne à des œuvres très fortes, comme les Rois en exil et le Nabab, un charme que Madame Bovary n'a pas. LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 497 Quant au don de la vie, c'est par là surtout que Daudet excelle, par le talent de rendre les attitudes, les gestes, les costumes, par la vérité des tableaux et des portraits. Ouvrez n'iraporte lequel de ses livres; il n'y a pas jus- qu'à ses figures accessoires qui ne soient admirables d'expression caractéristique. Moins psychologue que peintre, sa psychologie, du moins, ne se répand pas en fastidieux commentaires. Aussi bien, pour ce qui est pro- prement étude psychologique, la littérature romanesque de notre temps n'a pas produit beaucoup d'œuvres qui soutiennent la comparaison avec Sapho ou lEvangéllste. En tout cas, aucun romancier, depuis Balzac, ne créa plus de personnages devenus « des types d'humanité ». Les naturalistes piH»i>i»efiieiit dits. — Zola. — Emile Zola est né à Paris en 1840. Il publia en 1864 les Contes à Ninon. Parmi ses pièces de théâtre, signalons au moins Thérèse Raqidn (1867), sorte de tragédie bour- geoise, et les Héritiers Rabourdin (1874), farce un peu grosse et pastiche, mais pastiche selon Molière, dont il opposait aux disciples de Scribe la franchise, la droiture, la solidité. Il a publié plusieurs volumes de critique^ notamment le Roman c.rpérimental, dans lequel se trouve l'exposition de ses théories. C'est en 1871 qu'il com- mença la série des Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire. Entre les vingt volumes qu elle compte, trois ou quatre méritent une mention particulière : V Assommoir (1877), Germinal (1885), la Débâcle (1892). Les Rougon-Macquart achevés (1893), Zola écrivit la trilogie des Trois Villes : Lourdes (1894), Rome fl896), Paris (1898). Ses trois derniers volu- mes. Fécondité (1899), Trai^ail (1901), F^v'fe (1902), font partie d'une tétralogie, les Quatre Hvangiles^^ Le théoricien du naturalisme. — Le naturalisme a eu dans Zola son théoricien. On peut le définir d'un mot : c'est l'application de la méthode scientifique à la littérature. Pour exposer sa doctrine, Zola ne fit guère 1. Le dernier volume de cette tétralo<{ie devait s'intituler Justice, 498 L I T T É H A T U R E FRANÇAISE que s'approprier un traité de Claude Bernard*, en subs- tituant le mot de romancier à celui de médecin. Observa lîoii et expérinieiitatioii. — L'observa- tion et rexi)érimentation, voilà les deux instruments de la science. Sur l'observation, Zola dit d'excellentes choses,, qui, même après Flaubert, n'étaient pas inutiles : le grand service que rendit le naturalisme au genre roma- nesque fut de l'établir dans son véritable domaine, la peinture fidèle de mœurs et de caractères directement observés. Quant à l'expérimentation, il appelle ainsi le procédé en vertu duquel le romancier fait passer un [)ersonnage par divers milieux, afin de marquer comment ces milieux modifient ce personnage. Il y a là une con- fusion, mais purement nominale. Du reste, l'auteur des Rougon-Macquart n'ignore pas que l'œuvre littéraire et l'œuvre scientifique sont foncièrement distinctes; et, sous le nom d'expérience, il revendique pour l'artiste le droit de modifier la nature, le droit de s'y ajouter lui-même [honio additus naturœ). Il n'a jamais prétendu que le natu- ralisme consistât dans une copie de 1' « objet ». La nature vue à travers un tempérament, — telle est sa définition de l'art, et elle ne comporte rien d'exclusif, elle laisse pleine latitude à l'expression des tempéraments les plus divers. Ce qu'il y a de naturaliste chez Zola. — Ce qu'il y a de naturaliste chez Zola, c'est son matérialisme et son pessimisme. Son uiatéi'ialisme* — Son matérialisme résume toute la vie dans l'activité fatale des instincts. Zola con- çoit l'être humain comme une créature passive, incapable de réagir contre l'hérédité, souverainement dominée par ses humeurs et par ses nerfs. Et sans doute il accuse justement les « psychologues » de le réduire à je ne sais quel mécanisme purement cérébral; on n'en donne pas une véritable image si l'on sépare chez lui les phéno- mènes mentaux de leurs conditions physiologiques. Mais, en ne montrant que ses appétits, Tiraage qu'on en donne 1. u Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 49^9 n'est pas plus vraie. L'idéalisme avait supprimé une moi- tié de Ihomme; le naturalisme ainsi compris devait lui- même supprimer 1 autre. Et la moitié qu'il se réserva ne fournissait aucune matière à l'analyse psychologique. Daus les Rougon-Macqtiart, une physiologie brutale sup- j>rime la psychologie. Son pcssîiiii.sitie. — Au matérialisme de Zola se rattache son pessimisme. Il fut le montreur de la bête humaine. Retranchant la moitié de l'homme, il retrancha aussi la moitié de l'existence. Et, là encore, il avait bien raison de combattre un fade optimisme qui ne voulait connaître de la vie que ce qu'elle a de noble et d'élégant. Mais lui-même, au lieu de nous en retracer le tableau complet, n'en exprima que les misères, les bassesses, les turpitudes. Aussi le mot de naturalisme devint-il syno- nyme de crudité dégoûtante. Le romantique. — Naturaliste par son matérialisme et par son pessimisme, Zola n'en est pas moins, au fond, un romantique. « Si j'ai parfois, dit-il, des colères contre le romantisme, c'est que je le hais à cause de la fausse éducation qu'il m'a donnée. J'en suis, et j'en enrage. » Lui qui se donne comme un savant préoccupé surtout de la fidélité documentaire, ce romantisme intime l'oppose directement à sa doctrine. Et ce n'est pas son éducation seule qui en fait un romantique, c'est sa nature même et son tour d'esprit. L'imagination, voilà sa faculté maîtresse; une imagi- nation qui déforme, surcharge, amplifie le réel. Quand un vrai naturaliste décrit les choses, il en dresse une sorte d'inventaire, et, quand il représente les hommes, il peint des individus. Or, rien ne ressemble moins à une nota- tion que les tableaux de Zola : nous y adftirons, non pas l'exactitude du descripteur, qui se borne à reproduire tel ou tel milieu, mais la puissance d'un artiste qui exagère tous les objets, qui en fait saillir les contours et rutiler les couleurs, qui, souvent, leur prête je ne sais quelle vie étrange et fantastique. Et, d'autre part, les personnages que Zola représente, ses héros du moins, sont presque "500 L I T T É R A T U II 1- 1 IJ A X Ç A I S E toii|oiirs des t3^pes résumant, chacun en soi, tous les individus du même tempérament ou tous ceux d'une même condition sociale. S'ils ont leur figure propre, ils ont aussi une signification générale, ils ont une valeur symbolique. Et, dans la peinture des êtres ou dans celle des choses, quoi de moins naturaliste que cet incoercible besoin d'idéalisation? Idéalisme de Zola. — Le paète et Tapôtre. — Chez Zola, le romantique a de plus en plus prévalu sur le naturaliste. Dans les derniers temps, son matérialisme •et son pessimisme firent place à une tout autre concep- tion de l'humanité. Les Hon<^on-Macrjuart se terminent 'eux-mêmes par une sorte d'iiymnc eu l'honneur de la vie, et, depuis, les Trois Villes et les Quatre livan^iles nous montrèrent chez leur auteur un optimiste fervent. Il avait été jadis le peintre de l'animalité humaine; il glorifie maintenant toutes les vertus grâce auxquelles notre race prépare le triomphe de la vérité et de la justice. Sa philo- so[)hie demeure scientifique; seulement, de son ancien naturalisme, rien ne lui reste que le culte de la science. Et cette science même, il n'y assujettit plus sa méthode. Œuvres d'inspiration, d'enthousiasme, de foi, ses der- niers livres célèbrent en elle Témancipatrice et la bien- faitrice du genre humain. L'artiste. — Zola, qui n'est pas du tout un psycho- logue, est un grand peintre. Si ses personnages n'offrent que peu d'intérêt psychologique, ils vivent cependant, d'une vie sommaire, mais expressive et forte. C'est dans la peinture des foules ou dans celle des vastes ensembles, que triomphe son robuste génie. Quelques-uns de ses romans, Germinal ^^t exemple et la Débâcle, sont animés d'un souffle vraiment épique. Gomme écrivain, il a réagi contre le « stylisme ». Les premiers volumes des liougon- Macquart n'en dénotent pas moins un souci très attentif de la forme. Il se relâcha bientôt; et, tout en lui sachant gré d'avoir répudié les mièvreries et les fioritures des Concourt, on voudrait que lui-même écrivît avec plus de -délicatesse ou même de précision. Au reste, Zola l'emporte LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 501 sur tous nos romanciers contemporains par la puissance d'invention verbale. Lourd et massif, son style a l'éclat, le relief, l'amplitude. I>eii.x vrais naturalistes : Ferdinand Fabre et Hlaiipassant. — Le propre de Tart consistant à mo- difier la nature, il n'est point de naturalisme absolu. Parmi nos romanciers contemporains, Ferdinand Fabre et Guy de Maupassant semblent du moins mériter mieux qu'aucun autre le nom de naturaliste. Ferdinand Fabre. — Ferdinand Fabre, né à Béda- rieux en 1830, mort en 1898, a écrit une vingtaine de romans, entre lesquels quatre ou cinq demeurent hors de pair. Il n'atteignit pas « la grande réputation », et lui- même, parfois, s'en est discrètement plaint. Cela tient d'abord à l'isolement volontaire où il vécut, à son aver- sion du bruit et de la réclame; mais, si d'autres sont au- jourd'hui plus célèbres, nul doute que la postérité ne lui fasse justice. Et cela tient ensuite à la nature de ses sujets et de ses personnages, pris dans la vie paysanne et dans la vie ecclésiastique; mais les œuvres de Fabre, malgré leur caractère spécial, renferment, ce semble, autant de véritable « humanité » que celles de tel illustre romancier mondain, et, d'autre part, ses personnages et ses sujets sont assez divers pour qu'il ait pu montrer tous les aspects d'un génie à la fois vigoureux et tendre, naïf et profond. Les Courbezon et Mon Oncle Célestin nous donnent une peinture admirablement exacte de la réalité, nous la font connaître non par de brusques accidents, mais en son cours naturel, en son développement uni et continu, avec celte multiplicité de détails familiers, coutumiers, jour- naliers, que comporte et qu'implique le réaiisme. Lucifer 1884) est certes une des œuvres les plus fortes de notre littérature romanesque pendant la dernière moitié du siè- Jj<*t*ic *es ^^on^-icnHoiii^ *c "Scrfbe. -^ Si Du- :Tias inauj2fura une nmivelle fofrme de comédie, c'est en substituant anx cofnventioïrs de Scfihe l'étude fidèle des mœurs et dl»isa fi&nyeiA k public par ses audaces. Le promieT, il mit an t^bé^rre maintes figures qwe les « convenances » en avaient ju^qu alors bannies. 11 ne rraif^it pas d-c vio-lcr cette morale factice «|ui était la rnoTale ^ la « rampe ». ï>ains le Fiis nnturcl, il se refuse à jeter J'iirqnes en^e les Iwas de son père ; dans lies fâées de Madame Aubray, il tnati'e Jea-nnine avec Canaille saumas lui assurèrent pres'içoe toujours le succès. D a'bofd, il a le ^oii'. Parmi les qualités 4[«He te don suppose, la princi- pale, chez lai, c'est la logique. 'Et sans doute le logicien opprime cbez Diim^s le dramatisïe, réduit trop souvent laction de ses comédies à un théorème, et leurs person- nages à des alitomat^s. Mais cette logicfue lui prête aussi wîae force de concenCraicion, une "rectitude décisiN'Te, une vigoureuse sobriété, q\ui sont des mérites ess-entiellem-etit 1. ]Piècet^ès réaliste dams mahrtes f»arlies, et d'un rpalisrtte e^celletit. 2. DaUfias a fait en coliaboi'atioa plusieurs antres f>i&ces, notalfnmebt le Supplice d'une femme, et a écrit des brochures d'actualité qui eurent beaa- ^oiïp de retentï«se?i«pïit, par exemple V Hammc-Femme {\%l2),\a. Question du divorce (1880), la Recherche de la paternité (1883). 3. « On ne devient pas un auteur dramatique. On l'est tout de suite ou jamais, comme on est blottd on 4wo« 8»n8 Je vouloir. ■• ( Préfece d'f/t Père prodigue.) LE DIX-NEUVIÈME SI-èCLE 507 scéttiques. Du reste, son aadace, -avisée et prudente, se concilie avec un merveilleux savoir-faire. Nan nnoins habile que Scribe, il excelle à tout préparer et à tout expliquer. Ses furéocetipatîôws de «loi'aiîste. -^ Ce n'est pas seulement en représentant la vie elle-niême que Dumas renouvela notre comédie : il avait des préoccupations mo- rales aussi étran:gères à Scribe que le souci de la vérité. Lui-wiême a raconté ses expériences, et commeïit, jeté tout jeune encore dans « le pag'aivisme de la vie moderne », il fmit, après avoir vu tant d'ignoifnin-ies que protégeaient les lok, tant d'erreurs et de mensonges répandus au nom des autorités supérieures devant lesquelles le monde s 'incline, tant de codes, de philosophies ou de onhes con- tradicîtoires, par se recueillir e°n soi, par s'affranc^hir des préjugés et des conventions, par chercher dans sa propre conscieoce la justice sans s'inquiéter des magistrats, la Knonale ^ans s'inqeiéter des (docteurs, et la religioin sans s'inquiéter des prêtres. Mais il açypliqua swrt^ut sa faculté d'observation à l'anoonr. L'amour était pour Scribe un moyen d'intrigue, et les romantiques en avaient fait Tine exaltation de lâwie. Dunias se distingua de Scribe en le prenant au sérieux connime un des phis puissants mobiles de l'activité humaine; et, tmit adissi éloigné de le glori- fier que de le maudire, il se distingua des romantiques en étudiant ses effets sociaiax. L'auteur de la Princesse &eoTf^'es et des Idées de Ma- dame Aubray fut taxé d'utopiste. Et certes il y a chez lui de l'outrance, il y a du paradoxe. Mais sa réputation d'es]3rit chinoérique ne tient pas tant au fond même de ses thèses qu'à la manière agrcs*sive et tramchante dont il les soutient, et peut-être encore à 1 effet d une disconve- nance apparente entre le cadre si peu austère du théâtre tii la rigueur ^es principes qu'il prétend démontrer. Et piiis, ceux-là «lêmes ^qoe cboquent dans son <»u%Te la crudité, le cynisme, je »e sais quel mélange du carabin •et du prédicanl, doivent pourtant kii savoir gré de rendre à l'art làramatique une portée morale. 508 LITTÉRATIUE FRANÇAISE Ce que son tliéàtre a de faeliee et de raide. — L'évolution réaliste qu'il inaugura devait s'achever contre lui. On est aujourd liui plus sensible à ses défauts qu'à ses qualités. On voudrait qu'il eût rompu complètement avec la formule de Scribe, qu'il eût simplifié l'intrigue, débar- rassé la scène des combinaisons trop ingénieuses, des pé- ripéties purement extérieures, des coups de théâtre machi- nés à plaisir. On lui reproche, non sans raison, ses tirades déclamatoires et factices, ses dialogues trop serrés, ses mots spirituels, qui sont les mots de l'auteur et non ceux des personnages, ses agaçants raisonneurs, Jalin, Ryons, Lebonnard, Thouvenin, Rémonin, derrière lesquels nous l'apercevons, qui ne cesse de les souffler, enfin ses figures convenues, Gérard, l ingénieur fervent et chaste, Nanjac, l'officier candide, mistress Clarkson, la vierge du mal. Mais ce qui nous déplaît le plus dans les pièces de Dumas, c'en est la raideur mécanique. Elles nous donnent bien rarement l'impression de la réalité, de la nature elle-même ; et, parmi tous ses personnages, à peine en citerait-on peut-être deux ou trois, Jean Giraud*, M. Alphonse, M™^ Guichard, qui soient des personnages vivants. Orig^inalité et puissance de Dumas. — Il a cepen- dant une place capitale dans l'histoire de notre théâtre; la Dame aux camélias fait date aussi bien quHernani. Et, vigoureux initiateur de la comédie moderne, il est encore, parmi les écrivains dramatiques de son époque, non pas sans doute le plus vrai ni le plus humain, mais le plus original et le plus puissant. Emile Augier. — Ses premières oeuvres. — Emile Augier, né à Valence (Drôme) le 17 septembre 1820, mort le 25 octobre 1889, donna d'abord la Ciguë (1844), pastiche néo-grec, Ufi Homme de bien (1845), comédie de mœurs contemporaines taillée sur le patron pseudo- classique, Y Aventurière (1848), qui se passe dans l'Italie de la Renaissance, le Joueur de flûte (1850), qui rappelle la Ciguë, Diane (1852), sorte de drame historique, P/iili^ herte (1855), aimable fantaisie selon le goût du xviii" siè- cle. Augier appartient alors à ce qu'on appelle l'école du LE DIX-NEUVIEME SIÈCLE 509 bon sens; ses comédies sont d'un Ponsard plus élé- gant et plus délicat. Dès 1849, trois ans avant la Dame aux camélias, paraissait Gabrielle. « Un esprit robuste et fin se présenta, dit l'auteur de la Dame aux camélias lui-même, et Gabrielle fut la première révolte contre le théâtre de Scribe. » Mais c'est seulement sous Tinfluence d'Alexandre Dumas qu'Augier revint, pour s'y tenir dé- sormais, à la peinture de la réalité ambiante. Sa langue poétique', trop souvent pénible, ou banale et plate, gâtait la grâce de Philiberte et prêtait à Gabrielle un air suranné. Dorénavant, sauf une ou deux exceptions, il n'emploiera que la prose. Trois groupes de pièces, — Les comédies postérieures d'Augier se divisent, au point de vue des su- jets qu'il y traite, en trois catégories. Quelques-unes portent, comme celles de Dumas, sur les relations des sexes. Dans Gabrielle, il traitait sérieusement l'infidélité conjugale, où Scribe ne voit qu'un thème plaisant. Emile Augier Dans le Mariage d'Olympe (1855), il (1820-1889). représente une courtisane devenue comtesse, qui a « la nostalgie de la boue » ; dans les Lionnes pauvres (1858), il flétrit la prostitution bourgeoise; dans Madame Caverlet (1876), il prend parti pour le divorce. Mais le théâtre d'Augier est plus étendu et plus divers que celui de Dumas. Beaucoup de ses pièces ne font à 1 amour qu'une place secondaire. Citons-en deux au moins : le Gendre de Monsieur Poirier (1854), qui joue le gentil- homme ruiné et le bourgeois ambitiev^x; Maître Guérin (1864), dont le principal personnage, ce notaire de cam- pagne à la fois retors et candide, est une des figures les mieux étudiées qu'il ait mises en scène. Enfin les Effrontés (1861), le Fils de Giboyer (1862 , Lions et Renards (1869), n'incarnent pas seulement le 1. Toutes les pièces mentioDoées ci-dessus sont en vers. C^'^.J^^ \ ':, - - ' ^ '^k'"'. r^- ■^-sy- 510 LITTBBATURE FRANÇAISE brasseur d aifaires^, lu bohèfoe de liettre^, l'aventurier du grand monde, en des personnage'S à la fois viva/nts et typiques. Augier y discute les plus graves questions politiquips et sociales, qui se posaient de son temps; et il y déploie dans toute son anipileur un talent qui, pour être mesuré et réûécUi^ ne manque ni de hardiesse ni d'éclat. Ce qii«» s«in Ubéàtare reufeviiie de cottvcifefcîoii- itel* — Nous trouvons chez lui beaucoup de convenition et d artifice. Gomme D^ il donne trop d'importance à l'intrigue; comme Dumas, il a ses raisonneurs, ses tirades, ses effets de théâtre. Mais ce qu on peut surtout lui reprocher, c'est je ne s> natif, auquel s'ajoute un: respect timoré d«s préjugés^ courants, la crainte d'offienser les spectateurs en cho- quant leurs lïiibitudeset lemjs goûts. De là h romajuesque q,u'il introduit jusqiLe dans la comédie politique. De là leS' diénoujL'ments « lijeureux «, les contrastes factices, les « trucs » par lesquels il dévie le cours naturel des choses. ' De là ces personnages ce j^ncifs » : le fils Guérin., u» colonel à la mode de Scribe, on Maxirailien Gérard, un « jeune homme pauvre » à la façon de Feuillet. Ce qu'il a de- vrai^ de j^roibe, d^luiaiaLn. — Si toute une portion de son théâtre nous semble vieillie, il a fait certaines pièces, Le Gendre de Monsieur Poirier notam- ment, la plus riche et k plws solide, sifDOJiila plws fortev qui ne craignent rien de Tâge; et quelques autres^ Mhiîre Guérin par exemple, sont, en leurs meilleures parties, d'une vérité durable. Augier n'affiche pas de thèses^. Peu enclin aux para- doxes, peu accessible aux chimères, il ne prend pas l'atti- tude d'un réformateur et le ton d'un apôtre. Ne perdant jamais de vue la réalité, il défend contre le& compromis- sions et les sophisraes la morale un peu terre à terre des « honnêtes gens », ou, disons mieux, la morale bour- geoise. Et l'artiste, chez lui, comme le moraliste, a pour trait caractéristique le bon sens. Talent bien équilibré, sûr de soi-même, il use de toutes ses ressources avec une LE DIX-XTlUVIK^rE SIECLE 511 modération vigoureuse. Rien de forcé, de tendu, d'ex- cessif. Les pièces d'Aiigier concilient, dans leur ordon- nance à la fois régulière et aisée, la vivacité de l'action et le libre développement des caractères. Ses person- nages, d'une psychologie un peu courte, manquent par- fois de souplesse et de complexité; mais ils ont le relief scénique. Son observation, as-sez pénétrante, n'est jamais amère; jusque dans la satire, on y sent une humanité cordiale. Son esprit est franc, net, savoureux; il y a chez lui moins de mots d'auteur que chez Dumas et plus de ^ ces mots qui peignent un caractère ou qui résument le sens d'une scène. Augier nous parait déjà un clas- sique. Il l'avait été au début, dans le sens étroit du mot; il l'est aujour- d'hui comme un successeur de Mo- lière, avec lequel on a pu le comparer sans trop de préjudice pour ce que son théâtre a de sain, de robuste, de loyal. Autres éci«H aîns draiiirttlqnes. — Entre les autres écrivains drama- tiques, il faut signaler Sardou, Edouard Pailleron, Meilhac et Halévy, enfin Labiche. Sardon. — Victorien Sardou, né en 1831, est un praticien des plus habiles. Il a écrit tour à tour dans tous les genres, pliant son talent très souple aux varia- tions de la mode, et, dans tous, il a eu de -grands suc- cès. Mentionnons, parmi ses comédies de mœurs, Nos Intimes, la Famille Bcnotton, Nos bons Villageois, Séra- p/iine; parmi ses comédies politiques ou sociales, Ra- bagas, Daniel Rochat ; parmi ses comédies et drames historiques. Madame Sans-Gêne, Tliéodora, la Haine, Patrie, Thermidor. Le théâtre de Sardou est générale- ment superficiel et artificiel. Ce qui en fait le mérite, c'est une merveilleuse fertilité de moyens, une observation preste et piquante, une singulière aptitude à rendre la vie extérieure. VicTOUiEN Sardou (1831-1908). 512 LITTÉRATURE FRANÇAISE Paillcron. — Edouard Pailleron (1834-1899), esprit délicat et gracieux, a donné, outre Vji.tincelie et VAge ingrat, qui ne sont que des binettes, le Monde où l'on s'ennuie, dans lequel il renouvelle très agréablement le thème des Précieuses ridicules et des Femmes savantes. Meilhac et Halévy.— Meilhac (1832-1897) et Halévy (1834-1908) ont créé l'opérette et écrit des comédies de mœurs parisiennes où la fantaisie la plus légère, et par- fois même une fine sensibilité, s'allient à des extrava- gances bouffonnes.* Labiche. — Eugène Labiche (1815-1888) est le maî- tre du vaudeville, soit par sa gaieté naïve et plantureuse, soit, dans quelques pièces, telles que le Misanthrope et V Auvergnat, le Prix Martin, Célimare le hien-aimé, par un certain fond d'observation morale qui se reconnaît encore à travers les charges les plus drolatiques. LECTURES Sur Dumas fils : Bourget, Essais de psychologie contemporaine, 1883; Doumic, Portraits d'écrivains, 1892, Essais sur le théâtre contemporain, 1897 ; A. France, la Vie littéraire, t. I"; J. Lemaître, Impressions de théâtre ; Parigot, le Théâtre d'hier, 1893; G. Pellis- sier, Essais de littérature contemporaine, 1893; Sarcey, Quarante Ans de théâtre, 1900-1902; Schérer, Études sur la littérature con- temporaine, t. IV; J.-J. Weiss, le Théâtre et les Mœurs, 1889, Autour de la Comédie française, 1892, le Drame historique et le Drame passionnel, 1894, les Théâtres parisiens, 1896; Zola, le Naturalisme au théâtre, 1880, Nos Auteurs dramatiques, 1881. Sur Augier : Doumic, Portraits d'écriuains, 1892; J. Lemaître, Impressions de théâtre ; Parigot, Sarcey, J.-J. Weiss, Zola (mêmes ouvrages que pour Dumas). Sur Sardou, Pailleron, Meilhac et Halévy, Labiche : J. Le- maître, Parigot, Sarcey, Weiss, Zola (mêmes ouvrages que pour Dumas et Augier). Cf. dans les Morceaux choisis : • Classe (le 2«, p. 497, LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 513 CHAPITRE IV La critique et l'histoire. RÉSUMÉ La critique. Taine (1828-1893), né à Vouziers. Ses divers ouvrages. Principe essentiel de sa philosophie. Sa critique littéraire. Deux lois : celle des dépendances, celle des conditions, A la loi des dépendances se rattache la théorie de la faculté maîtresse. A la loi des conditions se rattache la théorie des trois forces primordiales, race, milieu, moment. Taine fait de la critique une géo- métrie. Il méconnaît l'individualité. Il n'étudie les œuvres que comme signes. Son influence sur l'évolution naturaliste. Autres critiques. Edmond Schérer (1815-1889). — Francisque Sarcey (1827- 1899). L'histoire. Taine. Les « Origines de la France contemporaine » (1876-1890). Qualités et défauts de l'œuvre : composition puissante et vigoureuse exposition, mais rationalisme mécanique. Taine écrivain : logique et art. Renan (1823-1892), né à Tréguier. Ses divers ouvrages. En quoi il s'op- pose à Taine. Son scepticisme : scrupules du casuiste, caprices du virtuose, ironies du dilettante. Son idéalisme : refuge pour les rêves et pour l'illusion. L'historien. « Origines du christianisme » (1863-1881). « Histoire du peuple d'Israël » (1887-1892). Le sentiment et l'imagination; le don de la vie. Renan écrivain : délicatesse, grâce, précision fluide. Fustel de Coulanges (1830-1889), né à Paris. Ses ouvrages : la « Cité anti- que » (1864); r « Histoire des institutions politiques de l'ancienne France n (1874-1889). Solidité de son érudition et rigueur de sa méthode. Le savant et le philosophe. L'écrivain : style uni, simple, grave, sans autre élégance qu'une heureuse justesse et sans autre vernis que sa netteté. La critique. — Pendant la première moitié du siècle, la critique avait eu son plus illustre représentant dans Sainte-Beuve, qui, s'il y appliqua la méthode « natu- relle », fut moins jaloux d'aflicher ses règles que d'en cacher l'appareil , et répudia toujours ^exactitude des formules scientifiques, peu appropriée à une matière si complexe. Pendant la seconde moitié, Taine, son disciple, pratiqua la même méthode, mais en logicien plutôt qu'en naturaliste. Taine. — Ses principaii.x ouvrages. — Hippolyte Taine, né à Vouziers le 21 avril 1828, mort le 6 mars 1893, fut avant toiit un philosophe, et Ton peut dire qu'il a 514 L I T T E R A^rU R E 'F^R A \Ç AI SE présidé en cette qualité à l'évolution réaliste de son temps. Sa principale œuvre proprement philosophique s'intitule De l'intelli^rence (1870U Nous le retrouverons tout à l'heure comme historien. Gomme critique littéraire ou critique d'art, il a lait Lu fFonmine et 9&s'Fribles (1860)*, remanie- ment d'un Essai sur les fables de La Fontaine (1853)', V Essai sur Tite-Live (lf5^5), leis Essais, Nouveaux Essais, Derniers Essais de critique et d'histoire (1858, 1865, 1^4), V'Hifftoire de In littérattrre anglaise (t86o), la Philosophie de l'art (1^65-1869) -. Signalons encore de lui le Voyage aux Pf/rénees (lf^55), T7e et Opinions de Phomas Grain^ darge flf^lfiS), Tfates 3ttr l'Angleterre (187-2). Prînc^lpe ^esHeMîel de sa plii- loso|i^lïie. — "Sa philosophie procède de ce principe essentiel, qu'il n'y a aucune difFi'rencc de nature entre le monde moral et le monde physique, crrtre l'homme et Ttinimal, et que, par conséqiwnt, 'le psychologue doit appli- quer la méthode du physiologiste. ^a ci*îHc|ne 'lîttéi*aii*e. — T>eHx lois : celle clés clépendaiices et odlIe des cmidîticnis. — Critique littéraire, deux lois, celle des dépendances et celle des conditions, résument toute sa doctrine. Si les divers organes d'un animal forment un ensemble dont aucune partie ne -saurait subir de changement sans que les autres subissent un changement analogue, pareillement les di- A'^erses aptitudes de l'homme sont entre elles dans un rap- port nécessaire : Toilà la loi des dépendances. Et voici celle des conditions : toute œuvre d'art s'e:s:plique soit par des circonstances antérieures, soit par la nature propre de l'artiste, qui est elle-même le produit de fac- teurs préexistants. HlHPOLYTE TaINE (1828-1893). 1. Thèse de docforait. 2. Origioairement, quatre volumes : la Philosophie de l'art en Itnlie. la Philosophie de l'art en Grèce, la Philosophie de l'art dans les Pays-Bas, et l'Idéal dans l'art. LE DIX-NEUVIÈME SIItCLE 515 Tl^éoifie de la faculté Hiiaîti»es*»e^ — Théo vie des trois forces pjiâuàojwliales* -— De la premiè^re loi dûrive la thioiriiu de la faculté mcUt'i'eê>se. U exis.te en nou3 une faculté dfixainaat-e^ « dont l'action uniforme sa comnumi^ue dilBéreinzîient à nos différents rouages et imprime à notre ma^^hine un système nécessaire de raou.^ vements ». Quand on l'a reconnue chez tel ou tel aa'ti^te fda/is jMilton, par exempJie, la sublimité; daiis Siiake-» -peare, l'im a^ nation ; da»s Titje^-liive**, lie géîije opatoii'e), on voit dès lors « l'artiste tout entier se développer comme une fleur ». — De la second.e loi procède la tkéo^ rie des trois forces primordiales, race, milieu, moment. La^ race, ce sont les dispositions innées et héréditaires; le milieu, c'est l'ensemble des contingences, physiques et morales, qui modifient U. race eUe-même; qtuint aju mo- ment, il faut entendre par là une sorte dç pression que les œuvres antérieures exercent sur les. œuvres suivantes. l^sMMe falâ d4e ki evàtique nmi& g^éométi^icv. — Taine appliqua sa méthode aux individus- et aax groupes soci'dwît. avec u»e rectitude puissante. Mais,, s'il e^t ad- mirable pour la force de ses raisonnements et pouir la beUft sym/étrie d^ ses- con?>tructàon^ ijL abuse de la logiq/ue en uii domaine qui l'exclut. Théoricien de la faculté maîtresse, il considère la p^ei!'^ sonne humaine comme un assemblage de pièces assujet- ties les^ unes aux autres et que commande un unique moteur. On l'accusa de supprimer le libre arbitre; et ceux* là mêmes qui ne réservent aucune part à la liberté lui reprochent de trop simplifier la psychologie, de mécon- naître l'infiuie complication des éléments qui se mêlent et se combinent dans 1 âme de l'hommô. Théoricien des influences primordiales, il est le premier qui les étudie méthodiquement, qui essaye- de déterminer au juste leurs divers effets. Mais si la race, le milieu et le moment peu- vent fournir des observations^ intéressautt^s, on ne saurait les réduire en formules. Tai«e serre le problème d'aussi près que possible. Rendons-lui avant tout cet hommage. Seulement, ne craignons pas de dire que son. doguiatisme 516 LITTÉRATURE FRANÇAISE impérieux et décisif a rendu la critique moins habile, en lemprisonnant dans une armature trop stricte. Ulécoiiiiaîssanee de riiidi%idualité. — C'est au détriment de l'individu que Taine exagère les influences primordiales, et particulièrement celle de la race. Son esprit généralisateur cherchait des lois; or, il n'en est pas qui régissent l'idiosyncrasie, ou plutôt nous ne pou- vons les atteindre. Gêné par l'individu, Taine le supprime. Et cependant toutes les influences, pour ingénieux qu'on soit à les noter, laissent en dehors d'elles quelque chose qui ne s'explique ni par la race, ni par le milieu, ni par le moment, quelque chose de propre à la personne même de l'écrivain; et ce quelque chose est vraiment « le vif de l'homme* ». Coiiriision de la critique avec l'histoire. — Enlin Taine n'envisage guère l'œuvre d'art que comme « signe » : c'est le point de vue d'un historien et d'un phi- losophe, non d'un critique. Il fallut, après lui, distinguer nettement la critique de la philosophie et de l'histoire, en y réintégrant cette notion du beau que sa méthode même le forçait de négliger. Influence de Taine sur révolution naturaliste. — Nous nous exposerions à être injustes, si nous le jugions exclusivement en qualité de critique littéraire. Il a exercé durant la seconde moitié du siècle une influence prépondérante non seulement sur la direction générale de la pensée contemporaine, niais encore sur la littéra- ture. On peut dire que le naturalisme dérive de lui. Toute révolution littéraire est le contre-coup d'une révolution philosophique. Or, la révolution naturaliste eut en Taine son philosophe. Il ne fit sans doute que préciser et or- donner des idées qui flottaient déjà dans l'atmosphère ambiante. Mais il les précisa et les ordonna avec une telle force, qu'elles semblent lui appartenir; et son nom résume ce qu'a produit de plus caractéristique le mouve- ment intellectuel de ces quarante dernières années. 1. Sainte-Beuve. — Cf. p. 461. LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 517 Scliérer, Sarcey. — Nommons encore, parmi les critiques, Schérer et Sarcey. Edmond Schérer (1815-1889), peu sensible aux beautés de la forme, porta dans la critique littéraire, outre de hau- tes préoccupations philosophiques et sociales, un esprit libre, une conscience austère, un jugement vigoureux, un style sans éclat, mais d'une forte exactitude. Francisque Sarcey (1827-1899) s'occupa presque uni- quement du théâtre. Il obtint une juste autorité par son ferme bon sens, par l'étendue de son savoir, par sa fran- chise et son indépendance. En lui sachant gré de main- tenir les règles fondamentales de l'art contre des innova- tions dangereuses, on regrette qu'il n'accueille pas mieux des innovations légitimes*, et qu'il apprécie les pièces, non pour leur substance même, pour leur valeur psycho- logique et morale, mais pour l'habileté de leur facture. L'histoire* — Pendant la seconde moitié du xix" siè- cle, l'histoire, ainsi que la critique, devient de plus en plus positive. Ses principaux représentants sont Taine, Renan et Fustel de Goulanges. Taine* — Taine appliqua comme historien la même méthode que comme critique littéraire. D'ailleurs, il avait toujours vu dans la critique une science auxiliaire de l'histoire. Et, ne les séparant point l'une de l'autre, il les fit servir également à la connaissance de l'homme. Si la Littérature anglaise consistait en une enquête sur la race anglo-saxonne, les Origines de la France contemporaine (1876-1890) sont une psychologie et une physiologie du peuple français. Qualités et défauts de l'historien. — On retrouve dans ce livre les qualités que nous avons admirées chez le critique. Entre les œuvres de Taine, c'est sans doute la plus considérable et la plus forte, soit par l'importance du sujet en lui-même, soit par l'unité de la composition, par la puissance avec laquelle l'auteur subordonne une multitude innombrable de faits à quelques lois essen- 1. Cf. le chapitre suivant. SIS' l,ITT¥RATUim PliA.XÇAISB tielles, soit enfin pa^ la gravité concise et b«ill£Maib@ du style. Mais nous y retrouvons a.u^si les dt^fauts d'un espi^it rationaliste à rex.cèîi et d'une doctinne liUJ'enient mécanique. Résumant d'un seul traiit ses. personjiages, il croit expiùiuei' tout Robespierre' en disatnjt que Rolies- piet'pe fut un cuistre, et tout Ma*pat en disaoit qii^-eMarajt fut un fou. Ces formules, inconipliètes et tifanchanjbes, accusent le vice de sa mt'l4i^de et iipu» rendent l'iùsto- rien non moins suspect q/uc le critique. Aussi bien les Ori^i/ie^ sonJL» une oeuvre d-e combat. Noi*^ y sentons dun bout à l'autre la tljèse : contre riionime en gi^néraJ, che;^ lequel il prend à l4che de re- trouver le « gorille >» prirnitif ; contre les honunes de la Révolution, q«i lui fait horreu;', et dont il nie monto'e que les. excès. Certes, sa probité scientiiiqjue reste aur-djessus de tout soupçon. Mjais, q:uelqjuue si«çère qju'il soijt, il n'est point impartial; sous l'historien se trahit le pamphlé- taire. L^é«ri«6wuu -^ Cotte passion même donne à son style plus de relief encore et plus^ d éclat. Taine n"a jamais rien, écrit d'a«*sii Yigoujpeu>x, dî'au^i pittoresque, d'aussi sai^âssanti, ({Me les récita Oâi lus portraits des Origines. Nou>s reconnaissons chez lui le logicien à la rigueur avec laquelle il compose non seulement ses livres en leur ensemble, mais ses chapitres^ et, dans chaqwe chapitre, ses paragraphes^ et^ dsans chaqjue paragi^apbe , ses phpa-- ses; nons^ le reconnaissons encore au déd;ai;î de tout mot inutile, de tout ornement qui ne fortifierait pas son. argu- mentation. Cependant, si Taine n'écrit que pour démon-» trer, il ne se con,tente pas. de conyaijicre l'esprit^, il veut émouvoir les sens. Ses qualités propres d'écrivain étaient celles qui relèvent de la^ raison ; il y a, joint, en faisant eiiort sur» soi.-mém«i celles qui relèvent de l'imagination et de la sensibi'ité. Le style de Taine unit le coloris à la vigueur; c'est le style d'un artiste autant que d un géomètre : l'artiste illustre et rehausse les preuves du géomètre par de brillantes métaphores et de magnifiques comparaisons. XE Dj'X^-'N^ËUVlÈME «lÈCLE 519 'Renati. — Ernest Renan, né à Tréguier le 27 jair- vier 1823, moi*t le 2 octobre t892, se prépara d'abol'd aU sacerdoce. iWais, ayant "éperdu la foi, il quitta en 1845 le séminaire de Saint-Sulpice. En 1849, il écrivait \ Avenir de la sôience (publié en 1890), où se tt-oilv* déjà toiit le meilleur de son esprit. Ses 'pi'Incîpaifx oiivfagcs. ■ — Philologue, R^nan s'est intéressé à une foule de question-s diverses et les a traitées dans des ouvfïiges non moins remarquables pour la. qualité du style que polir l'exactitude scientifique. Phi- losophe et moraliste, ses principaux livres ^ont : les Estais 'de morale ev de iritique (1860), les Questions contémpcrrai- nes (1868), la Réforme intelleétuelle et morale (18/1), Dialogues et fragments p/nlosopJnques (1876). Enfin, il a ra- conté lui-même ses Souvenirs d'en- fance et cfe jeunesse (1883), et s'est diverti sur le tard à exprimer dans quelques drames ou contes [Caliban, \Eau de Jouvence, le Prêtre de Némi, ÏAbbesse de Jouarre), un scepticisme insinuant et délié. Ses teuvres historiques compren»- nent, avec plusieurs volumes à' Essais, \e^ Origines du christianisme (la Vie de Jésus, 1863, les Apôtres, 1866, Saint Paul, 1869, Y Antéelirist, 1873, les Evangiles, 1877, Y Eglise chrétienne, 1870, Marc-^Aurèle, 1881) et Y Histoire du peuple d'Israël (1887-1892). Dn quoi il s'oppose A Tftinre.-— "Son seepIteisTne. — On peut rapprocher Renan de Taine, car l'un et Tau- ire ont également contribué au triomphe du positivisme dans tous les domaines de la pensée. Mai^ ce sont pour- tant deux formes d intelligence bien différentes. Tandis que le criticisme de Taine se carre en démonstrations autoritaires, celui de Renan s'atténue en imperceptibles nuances. 0ù Taine porte la candeur d'un géomètre, Re- nan met ses scrupules de casniste, ses caprices de vir- tuose, ses ironies de dilettante. Aussi fuyant et sinueux Ernest Renan (1823-1892). 520 LITTÉRATURE FRANÇAISE que Taine est direct et catégorique, Renan finit par nier la vérité elle-même, persuadé qu'on ne saurait laffirmer sans lui faire violence. Il joue avec les idées, se berce dans ses incertitudes. Au fanatisme de raffirniation et à celui de la négation, il oppose ce que lui-même appelle un doute inébranlable. Son idéalisme. — L'élégant scepticisme de Renan n'exclut point un pieux idéalisme qui survécut à ses croyances. Si sa nature intellectuelle le porte vers l'ana- lyse critique, cet idéalisme fait le fond de sa nature mo- rale; s'il n'admet de certitude que celle de la science po- sitive, le poète qui est en lui se réserve, dans les lointains d'une métaphysique subtile, quelque heureuse échappa- toire, quelque refuge abritant les rêves et l'illusion***. I/iiistorion. — Ses qualités. — C'est dans un sentiment de sympathie que Renan applique les rigou- reuses méthodes de la science à l'histoire du christia- nisme. « On ne doit écrire, a-t-il dit, que de ce que l'on aime. » Pour être l'historien d'une religion, deux condi- tions lui semblent nécessaires : il faut ne plus y croire, afin de conserver son esprit libre; et il faut y avoir cru, afin de la bien comprendre. Ces deux conditions, Renan les remplissait. Aussi son œuvre unit-elle la précision scientifi(|ue et la viç. En retraçant l'évolution qui prépare à travers les siè- cles notre monde moderne, Renan ne montre pas seule- ment une rare délicatesse de sens historique; il a le don de ranimer le passé. Son Histoire du peuple d'Israël et ses Origines du christianisme ne valent guère par la nouveauté de leurs solutions critiques; ce qui en fait surtout le prix, c'est, outre l'intelligence sympathique avec laquelle il saisit les manifestations de l'activité mentale ou morale, son génie de peintre et d'écrivain. Il accorde trop à la sensibilité et à l'imagina- tion. — Artiste plus encore que savant, Renan accorde trop au sentiment et à l'imagination. Quand les textes lui manquent, il y supplée; quand la signification en est incertaine, il les « sollicite ». L'essentiel, dit-il (préface LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 521 de la Vie de Jésus) , c'est d écrire « une œuvre dont toutes les parties se tiennent, se commandent, s'appellent », de « mettre dans les choses l'unité que révèle la cons- cience » ; cette dangereuse méthode substitue la vrai- semblance à la vérité, le goût individuel à l'objectivité critique. Souvent, vers la fin de sa carrière en parti- culier, l'histoire ne lui sert que d'un thème sur lequel il brode ses fantaisies. Du reste, il ne la considéra jamais que comme « une de ces petites sciences hypothétiques qui se défont sans cesse après s'être faites », et son scep- ticisme encouragea son dilettantisme. L'artiste. — L'artiste, chez Renan, est merveilleux. Il excelle à fondre le vrai et le vraisemblable, à tirer du plus sec document tout un tableau de vie pittoresque ou psychologique, à tracer, des lieux, des hommes, des peu- ples, un portrait finement expressif. Son style n'a pas d'é- gal pour l'élégance, la suavité, la fluide exactitude. Nous sentons chez Taine un écrivain qui s'évertue, qui se tra- vaille, qui recherche l'effet; nous saisissons dans sa ma- nière les procédés du rhéteur. Chez Renan, nulle rhéto- rique; rien d'artificiel, de contraint, de tendu. Il nous séduit sans nous surprendre, il nous fait admirer son art sans nous en découvrir le secret. Infiniment divers et nuancé, le style de Renan se plie avec une exquise sou- plesse aux plus délicates inflexions d'un esprit ondoyant et chatoyant entre tous. Fustel de Coulantes. — Son œuvre. — Fustel de Goulanges, né à Paris en 1830, mort en 1889, a écrit la Cité antique (1864) et {Histoire des institutions politiques de l'ancienne France (1874-1889). Dans la Cité antique, il prétend expliquer les formes sociales de la Grèce et de Rome par les croyances religieuses. Si sévère qu'en soit la méthode, il n'y cite pas les textes et dissimule son ap- pareil critique, h' Histoire des institutions avait été conçue d'après le même plan. Mais, quand il en publia le pre- mier volume (1874), certains « germanistes » lui repro- chèrent de ne pas connaître les travaux antérieurs, et même d'altérer les faits. Modifiant alors ses procédés, il 522 LITTÉUATURE T"R'A-NÇA IS«E donna une larj^e place aux documents, aux discussions gt aux diBsertations. De ce volume ainsi remanié, en sor- tirent trois, qui ont chacun leur titre : k Moaarch'te fran- que, 1888, la Gaule romaine et V Invasion^ . Le 'Savant. — La solidité de son savoir et la rigueur de sa discipline rattachent Fustel à l'école positiviste. 11 lu'usait des textes qu'après les avoir scrupuleusement contrôlés; et quant aux ouvrages de ses prédécesseurs, il se faisait une règle de les tenir en suspicion. Il voyaii dans l'histoire une école de libre examen. Indépendant a l'égard des autres, il Tétait aussi à l'égard de lui-même; :il réprimait avec un soin jaloux ses sympathies et ses préventions personnelles. 'Enlin, il proscrivait l'esprit de système comme l'esprit de parti, répudiait tout ce qui peut donner à la vérité un air de thèse. Le pliilosoptte. — Ge n'est pas à dire que Fustel s'interdît les vues générales. Bien au contraire, l'histoire ^a^-ait d'abord attiré non par des scènes dramatiques ou de minutieuses analyses, mais par des généralisations abstraites. Ses études les plus particulières dénotent quelque vue d ensemble, aboutissent à quelque conclusion de haute portée. Philosophe autant qu'historien, le philo- sophe, chez lui, ne se sépare pas de l'historien. Ni ger- maniste ni romaniste, il veut trouver l'origine du système féodal moins chez les Germains ou même chez les Romains que dans certaines institutions communes à tous les peu- ples, procédant de principes éternels et de besoins uni- ^-ersels. L'histoire telle qu'il la conçoit a pour véritable objet l'âme de l'homme, animal politique. Cette conception donne à son œuvre un intérêt profondément humain; elle en fait l'unité et la grandeur. Les deux principaux livres de Fustel peuvent s'appeler des synthèses sociales. L'écrivain. — Ses qualités d'écrivain sont la préci- sion et la force. Il y a beaucoup d'art chez lui; c'est un art discret et secret, qui se dérobe à l'admiration, qui veut, non pas signaler le talent de l'auteur, mais seule- 1. Les deux derniers parurent après sa mort. LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE b23 ment mettre la vérité dans tout son jour. Si certains- éru- dits ne pardonnèrent pas à Fustel ce souci de la fornre, certains littérateurs- le traitèrent de barbacole. Et, à la vérité, il écrit en savant, non pa^ en s^tyliste. Modèle accompli de la prose scientifique, son style est uni, simple, grave, sans autre élégance qu'une heureuse jus- tesse et sans autre vernis que la netteté. LECTURES Sur Taine : Bourget, Essais de psychologie contemporaine, 1883.; Brunetière, Évolution de la critique, 1889; É. Faguet, Politiques et Moralistes- dit dix-neiwième siècle (3° série), 1900; G; Monod, Renan, laine, Michelet, 1894; Sainte-Beuve, Lundis, t. XIII, Nouveaux Lundis, t. VIII; Schéi*ei*, Etudes sur la littérature con- temporaine, t. IV, VI, VII. Sur Rena>' : Bourg-et, Essais de psychologie contemporaine, \8SiS; È. Faguet, Politiques et Moralistes du dix-neuvième siècle (3* série), 1900; A. France, la Vie littéraire, t. I'"", II; J. Lemaître, les Con- temporains, t. I**"; G. MonoJ, Renan, Tàine, Michelet. 1894; Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. II, VI; Schérer, Études sur la littérature contemporaine, t. IV, V, VII, VIII, IX, X. Sur FusTEi. de Cûula>ces : Guiraud, Fustel de Coulanges, 1896. Cf. dans If» Mbrceaitx choisis . Classes d© 4*et3«, p. 3T5. •• filasse de 2«, p. 507. •*• Classe de l", p. 533. CHAPITRE V La littérature pendant les vingt dernières années du dix-neuvième siècle. RESUME Btotre littérature, pendant les vingt dernières années du dix-neuvième tiètle, semble avoir peu d'unité; les iuiluences les plus diverses s'y coimbi-r nent ou s'y heurtent. Le roman. Béaction antinaturaliste. M. Paul Boarget, né à Amiens en 1852. II est moins un ronaancier qu'un psychologue. S\ pénétrante analyse. Le moraliste. M. Pierre Loti, né à Rochefort-sur-Mer en 1850. Son « impressionnisme » : 52'» LITTÉRATURE FRANÇAISE sensibilité à la fois aiguë et trouble. Le peintre et le poète. L'écrivain. — M. Anatole France, né à Paris en 1844. Sa philosophie : le disciple de Mon- taigne et de Renan. Sa morale : ironie et pitié. Son art : perfection aisée, lluide, presque nonchalante. Le naturalisme fit-il faillite? Ce qui en périt, c'est seulement ce qu'il avait de scolastique. Désormais, plus d'école. Éduuard Rod, M. Paul Margueritte, M. J.-H. Rosny, M. Marcel Prévost, M. Maurice Barrés, Huysmans, Emile Pouvillon. Le tnéàtre. Évolution réaliste. Henry Becque (1837-1899), né à Paris. Les « Corbeaux » (1882) : il y représente la vie elle-même sans rien d'artificiel ni de convenu^ sans optimisme factice et sans pesairaisme de commande, en réduisant à leur juste part les nécessités scéniques. Le Théâtre-Libre (1887-1894). Services qu'il rendit. Mais exagérations et violences systématiques. La pièce « rosse ». Du Théâtre-Libre amendé et assoupli sort la Comédie moderne. Ses principaux représentants. M. George Anoey, M. Jules Lemaître, M. de Porto- Riche, M. Paul Hervieu, M. Eugène Brieux, M. de Curel. — M. Edmond Rostand; « Cyrano de Bergerac >'(1897). La poésie. Réaction antipamassienne. Paul Verlaine (1844-1896), né à Metz. Ses principaux recueils. 11 est l'initiateur du symbolisme. Ed quoi le symbolisme s'oppose au Parnasse : poésie suggestive, évoca- toire, musicale. Réforme de la langue et de la métrique en accord avec cette conception. Les poètes de la jeune école. M. de Régnier, Albert Samain. La critique. Le dogmatisme. Ferdinand Brunetière. De quels services la critique lui est redevable. Sa doctrine rationaliste et sa méthode évolutionniste. L'impressionnisme. M. Anatole France. — M. Jules Lemaître : la cr.tique est pour lui « un art de jouir des livres ». M. Emile Faguet. L' « intellectualisme » sans système. L'histoire. Albert Sorel, M. Ernest Lavisse. L'histoire tend à devenir œuvre d'érudition, et, par suite, à ne plus comp- ter entre les genres littéraires. État de la littérature à la fin du dix-neuvième siècle. Les écoles antérieures ont fait leur temps, et il est peu probable que de nouvelles écoles se fondent. La génération prochaine. Ce que nous devons en attendre. Xotre littérature présente a peu d'unité. — Dans les dernières années du xix* siècle, notre littéra- ture semble n'avoir guère d'unité. Les tendances les plus diverses s'y combinent ou s'y heurtent. Nous signalerons ici l'effet de chacune en étudiant tour à tour le roman, le théâtre, la poésie, la critique et l'histoire. Le roman. — Réaction antinaturaliste : le « psyeliologisine ». — Le naturalisme avait réduit LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 525 l'existence humaine à des instincts et à des appétits. Une réaction était inévitable, La renaissance du roman psy- chologique en donne tout d'abord le signal : au natura- lisme, M. Bourget opposa le « psychologisme ». Lui- même pratique une méthode positive; mais son enquête porte sur la vie morale. M. Bourg^et. — M. Paul Bourget' écrivit au début quelques volumes de vers où se manifeste sa curiosité d'analyste; puis, inaugurant un nouveau genre de criti- que littéraire, il marqua, dans ses Essais de psychologie contemporaine, l'action morale qu'exerçaient les princi- paux écrivains de l'époque sur l'âme des jeunes géné- rations. Entre ses romans, trois sur- tout sont à signaler : Crime d'amour (1886), le Disciple (1889), Cosmopolis (1893). Il a renouvelé le genre psychologi- que en mettant à profit les travaux de la science moderne. Esprit sagace et vigoureux, ses livres les moins bons renferment eux-mêmes des parties admirables par la puissance de Tana- Paul Bouroet lyse, et peut-être notre littérature (né en i852). romanesque n'a rien produit de supérieur en ce point au Disciple. On ne saurait lui reprocher de peindre exclusivement le « monde », si la sensibilité des mondains est particu- lièrement délicate et complexe; encore moins de mettre en scène des êtres d'exception, car les personnages qui intéressent le psychologue sont toujours un peu excep- tionnels. Seulement, sa préoccupation de la vie élégante dénote quelque snobisme, et, d'autre part, il a trop sou- vent étudié des passions superficielles, ou raffiné sur des cas factices. Ce qui est plus fâcheux, c'est que la psy- chologie de M. Paul Bourget ne fait pas corps avec ses personnages. Elle consiste en commentaires; et ces com- 1. Né à Amiens, en 185]. IJ2G LJTTJÎRATXnE 1-KAXÇAISE jnentaires 'éAoïtJfeiït k Tomœn. Vô^ulant éore ipsycbologuc, M. Bourget ouJalie qu'il est romancieir. OLl ccmifond :1a science, qui s.iqfMplif|ue à enregistrer la vie, et l'art, qui la recompose. Au lieu de créer des âraes , il anatomise des états d'âme. Outre le psychologue, il y a encoire chez M. Boiirgetun moralisle. Mais ses micATcries de Tomaucier imondain, et surtout son penchant pour les moins austères sujets pa- raissent assez mal s'allier à ses (jTéoccupations morale^;. La fade religiosité d'iiu cibapitii'e final ne rachète point les scènes Tvolujptueiises qui Tenaçnlissent des livres tels quj Crime d'amour et Mensonges^ . Hors du «aturalisme : M. fjeti. — M. Pierre Loti^ a écrit uiie ving- taine de volimaes, entre ksquels nous mentionnerons le Mariage de Loti f.lS80), Mon frère Ti'ea .1883), Pêcheur d' Islande (1886)^ Ramuntclio (1897). L école naturaliste n eut sur lui au- cune influence. On peut Tnêine dire qu'il s 3' oppose directement par son goût de l'exotistme et son irrépres- sible sutyjectivité. Nionxs le classerions plutôt parmi les impressionnistes^ il n'a fait 'cçoe traduire ses iiai^ressions. les impressions d'un « moi » toujours vibrant et frémis- sant. On ne trouve chez M. Loti ni pensée, car tout ce qui est intellectuel dans ses livres coœisist€ en lieux communs; ni psychologie, car il ne s'analyse pas, mais exhale son Iraae, et, d'un autre côté, les personnages qu'il rej^résente sont ides êtres purement impulsifs; ni art enfin, car sa composition et sa diction n'observent pas les « bonnes règles ». Qu'est-ce donc qui donne à ses livres tant de prix? M. Loti est un peintre, il est, toi eux encore, mn poète. 1. Bans c«s dernières années, M. Bourget a écrit plusieurs romans so- ciaux où il soutient des thèses contre l'individualisme et l'esprit démo- cratique. 2. Julien Viaud, né à Rochefort-sur-M«r en 1850, Llî DIX-XEUVIÈ5IE SIKCLE 527 Des pays à travers lescfuels }c pTomena son inquiétude, il nous a laissé d'inoitbl-iables tableaux. Et, dans ces tableaux, il s'exprime partout lui-même. Distinguons*-le des des- cripteurs. II ne décrit pas les cbefses, il n'en trace pa-s la ligure précise et pittoresque; il nous les fait voir à tra- vers ses têves, ses mélancolies, ses ressoaivenirs, ses pressentiments, qui les déforment, les reculent, leur prê- tcTit je ne sa^is q^uoi de fuyatn* et d'illusoiTe ; il nous en offre rtroins l'image réetlle que l'hallucination. Son style est rebelle à toute discipline, incapable d'au- cune syimétric, d'aucune i^uite. hn'é^uilier, ins-table, trépi- dant, ses soubresauts et ses heurts continuels trahissent la »erVO!feité de l'écTivain. Mai^, se moquant de la fhétoî"iq»e, vodre de la syntaxe, il n'en a que plus de puis- sance suggestive ; il évoque l'indicible, il reflète les dessous et 4€s lointains de l'âme; par Ves to«rs, par les sons, surtout par les rv-T^hmcs, il prête une expression infiniment pénétrante an tt moi » du poète, à s-a sensibililfé a^uë en même temps et trouble. Anatole p rancî; M. Awatote F«i*i<-e. - M. Ana- (°^ ^° ^^^*)- tôle France* a écTit, outre ses études de critiqxîe^, ^le morale^ et 'd histoire*, tï'ois recneils de contes, Balt h asar, V/ùui oifation ia<âirquent trop souvent la hâte. Mais leur œuvre capitale est Une Épo- que, récit de la Guerre et de ki Coin.m.uaie, où 1 histoire a beaucoup plas de plax^e que la iiction ^ Un peut critiquer dans cette œavre leur méthode purement analytique, la multiplicité fatigante de détails qui. ne s'ordomient pas toujours ea tableaux, la> composition tottfTue à la. fois et fragmentaire. Plusieurs scène»-: y méritent cejïendant beaucoup d'éloges pour la vigoureuse précision et la. net- teté significative. . AI. lio«iiy* — M. J.-H. Rosny^ s'opposa tout d abord au naturalisme scolastique par sa coneeption de lart profondément humaine, voire hiimanitaire; et, sil le répudia bientôt avec éclat, ce fut en protestant contre une formule sèche et stérile qui réduisait la littérature à je ne sais quelle notation mécaniqu^c. L'intérêt supérieur de ses principaux ouvrages, Daniel Valgrawe (1891), Vami- reh (1891), \ Impérieuse Bonté (1894), est dans leur noble souci de moralité individuelle et de moralité sociale, dans l'idéalisme généreux et fervent dont ils s'inspirent. En tant qu'artiste. M, Rosny manque de goàt, de mesure, de tact. Mais son style, trop souvent baroque, al>onde en belles trouvailles; ce style a une fraîcheur vivaee, une candeur hardie, je oe sais quoi de prioEÙtif et d'ingénu; il unit parfois la simplicité et la magniiîcence, la grâce et la force. m. Préi'ast* — ^ M. Marcel Prévost^ peint surtout les femmes et lamour. Capable de vigueur, ses qualités caractéristiques sont plutôt la tendresse, la délicatesse, la douceur insinuante et voluptueuse. Entre une quinzaine de romans qu'il a écrits, les Vierges fortes (1900) se dis- tinguent soit, au point de vue littéraire, par leur ampleur, leur richesse, leur ressemblance avec la vie, soit, au point 1. Quatre volumes : le Désastre, les Tronçons du glaive, les Braves Gens, la Commune. 2. Ou plutôt les deux frères Boôx. 3. Né à Paris en 1862. LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 531 ^e vue moral, par leur élévation, leur noblesse, et même leur pureté. M. Bai»i»ès. — ^I. Maurice Barrés * composa d'abord plusieurs livres obscurs et alambiqués, pleins de simula- tions insidieuses, où se rencontrent çà et là des analyses délicates, des paysages d'une vénusté souple et gracile. Le Roman de l'énergie nationale, qui comprend trois volumes (les Déracinés, 1898, \ Appel au soldat, 1899, Leurs Figures, 1902), est une œuvre d'histoire ou de sa- tire politique et sociale : l'action et la thèse elle-même en manquent de suite, de cohésion, de logique; mais nous y trouvons quelques chapitres d'une psychologie très péné- trante et plusieurs scènes vraiment fortes, sobres à la fois -et d'un puissant relief^. Huysiiiaiis. — J.-'K. Huysmans^ retraça d'abord ce que la vie peut offrir de plus abject. Son pessimisme natif le fourvoya bientôt après dans je ne sais quelle furieuse et baroque parodie de l'existence humaine [A rebours,. 1884), puis dans une sorte de diabolisme orgiaque (Là- has, 1890), et finalement dans une dévotion toute sen- suelle [En route, 1895), Ce dernier livre renferme de très beaux passages, c«ux surtout qui se rapportent à la crise morale; nous y sentons l'accent d'une angoisse et d'une détresse vraiment sincères. Ecrivain lourd, empâté, criard, M. Huysmans a une rhétorique copieuse et tru- culente. Pouvillon. — Emile Pouvillon* représente les sites et les figures de sa province natale, du Rouergue et du Quercy. Il a le trait net, vif, pittoresque. C'est l'auteur de Césette (1880), charmante pastorale, et des Antibel (1892), qui allient la simplicité de l'idylèe au pathétique de la tragédie. Le tliéàtre. — Évolution idéaliste. — Après les deux créateurs de la comédie modenie, Dumas et Augier, 1. .Né à Charmes en 1862. 2. Depuis, M. Harrés a publié quelques romans dans lesquels son talent s'est de plus en plus épuré; signalons notamment Colette Bandoche (1908). 3. Né à Paris en 1848, mort en 1907. 4. Né à Montauban eu 1840, mort en 1906. 532 LITTERATURE FRANÇAISE beaucoup restait à faire. Il fallait débarrasser le théâtre des conventions, soit techniques, soit morales, que per- pétuaient encore la routine ou les préjugés. Quelques écrivains, Zola et Daudet, avaient donné le signal. Mais Becque consacra le premier par un chef-d'œuvre la dra- maturgie naturaliste. Kecque. — Les Corbeaux de Henry Becque*, furent joués le 14 septembre 1882. Si la pièce échoua et n'eut que les trois représentations réglementaires , sa chute môme montre qu'elle inaugurait une poétique nouvelle. Ce qui fait la nouveauté des Corbeaux, c'est que Becque y montre la vie sans rien d'artificiel et de convenu. Ni thèse, ni tirade, ni raisonnements, ni mots d'esprit, ni poncif d'aucune sorte ; l'action se passe d'intrigue; l'observation, directe et sincère, répudie soit un optimisme de commande, soit, à part quelques dé- tails, un pessimisme factice; le style, enfin, est exempt de procédés livres- ques. Becque mettait la nature même sur la scène avec une vérité tout en- semble exacte et souple, minutieuse et large. Il revenait à Molière par delà Dumas et Augier, dans lesquels se retrouve encore du Scribe. Trois ans après les Corbeaux, Becque donna la Pari- sienne (1885). Mais la Parisienne, si nous y admirons son art, a quelque chose de tendu et de contraint. Elle trahit partout l'ironie misanthropique de l'auteur, appliqué à nous faire accepter sans répugnance des personnages qui, ne laissant rien éclater de scandaleux dans leurs propos ou dans leurs actes, étalent une immoralité dont ils n'ont pas conscience et dont le spectateur ne doit lui- même s'apercevoir qu'après coup. Becque y voyait une sorte de gageure; mais, par ce qu'elle a de sytématique, elle le posa en chef d'école. w \ V^ ' t HkNRY BliCQUE (1837-1899). 1. Né à Paris en 1837. mort en 1899. LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 533 I^ Tliéùtre-Lît>re. — En 1887 se fonde le Théâtre- Labre, où trioroplie la pièce « rosse ». Reconnaissons d'abord les services dont l'art dramatique lui est rede- vable. Il rendit la mi&e en scène exacte, le jeu des acteurs naturel, simplifia l'intrigue, donna enfin plus de réalité à l'action, aux personnages, au dialogue. Mais on peut aussi lui faire de -graves critiques. Les novateurs dont il joua de préférence les œuvres ne se souciaient pas assez du métier; rejetant les conventions artificielles, ils vio- laient trop souvent, de propos délibéré, celles qui sont inhérentes au genre. Et, d'autre part, la pièce-^ rosse » peint Mniquement le laid et le mal; elle ne représente que des gredins, les uns inconscients, qui trahissent kur vilenie par de prétendus mots de nature, fabriqués à plaisir, les autres cj-niques, qui affichent la leur avec impudence. A l'ancien « poncif » en succède un autre, non moins conA'entionnel. La comédie moderne. — Ces outrances lassèrent bientôt le public. Et alors, du Théâtre-Libre amendé et assoupli sort la comédie moderne. Entre ses représen- tants les plus distingués, nous citerons M. Ancey, M. Le- maître, M. de Porto-Riche, M. Hervieu, M. Brieux, M. de Curel. II. Aiieey. — M. Georges Ancey *, dans ses premières œuvres, étalart de parti pris la sottise et la méchanceté humaines, h' Ecole des i>eufs (1891) renferme encore bien des traits de « rosserie o) ; «lais il faut y louer la solide vérité de l'observation et la netteté concise de la facture. Après un silence de burtians, M. Anc-ey donna. ï Avenir, où nous ne trouvons plus rien de forcé. Pour sa réalité caractéristique à la fois et délicate, cettegcomédie est de celles qui font honnein*ià notre théâtre contemporain. M, Lemaître. — M. Jules Lemaître^ a écrit sept ou huit pièces. Citons en particulier le Député Leveau (1891), le Mariage hlaric 1891), le Pardon (1895), V Atnée (1898). On lui reproche soit de retracer parfois des personnages 1. Né à Paris en 1860. 2. Né à Vennecy (Loiret) en 1853. Sur M. Lemaître critique, cf. p. 540. 534 LITTERATURE FRANÇAISE d une complexité bien subtile, soit de ne pas serrer assez sa composition, soit d'être plutôt un moraliste qu'un « homme de théâtre ». Mais de telles critiques peuvent se tourner en éloges. Si les personnages de M. Lemaître sont complexes, c'est par là même qu'ils sont intéres- sants, ou, mieux encore, qu'ils sont vrais. Si l'action de ses comédies ne se développe pas avec une rectitude géo- métrique, laissons s'en plaindre ceux qui veulent qu'une comédie ait la forme d'un théorème. Enfin, s'il donne beaucoup de place aux analyses, ces analyses font juste- ment le mérite supérieur de son théâtre. Dégageant le genre dramatique d'une raideur fac- tice, il le rapprocha de la nature; il y introduisit tout ce que les exigences scéniques peuvent admettre d'anato- mie morale. Nous avons des pièces plus fortes que les siennes ; nous n'en avons pas de plus élégantes, de plus souples, de plus fines. m. de Porto-Kîclie. — M. Geor- ges de Porto-Riche* étudie les pas- sions de l'amour en elles-mêmes, sans se soucier de leurs effets sociaux ou domestiques. La Chance de Françoise est une petite comédie délicieuse; le Passé (1897), un peu long sans doute et que gâte du remplissage, contient plusieurs scènes d'une délicatesse exquise ou d'un tragique poignant; Jmowrewse enfin (1891) mérite d'être mise à part dans le théâtre contemporain pour ce que la psychologie sentimentale y a de profond et de douloureux. Ni Marivaux ne démêle plus subtile- ment les nuances de l'amour, ni Musset n'en peint avec plus de pathétique les entraînements, les troubles, les Jules Le.maitue (Dé en 1853). amertumes. m. Hervieu. — M. Paul Hervieu^ publia d'abord quelques romans, entre autres Peints par eux-mêmes (1893), œuvre d'un perçant ironiste, et V Armature, dont 1. Né à Bordeaux en 184». 2. Né à Neuilly-sur-Seiae eu 1857. , . ,. LE DIX-NEUVIÈME SIECLE 53& la vigueur laisse une impression de contrainte. Son début d'auteur dramatique, les Paroles restent, l'annon- çait comme un de ceux qui devaient élargir et assouplir la forme théâtrale. Mais, dans les Tenailles (1895), dans la Loi de l'homme (1897), voire dans la Course du flam^ beau, il pousse à bout le système de Dumas. On admire sa logique, sa force, sa certitude décisive; on désirerait qu'il y alliât plus de souplesse et aussi plus d'humanité. m. Brieu.T. — M. Eugène Brieux* a fait une vingtaine de pièces. Les meilleures sont Blanchette (1893), les Bienfaiteurs (1896), les Trois Filles de Monsieur Dupont (1897), le Berceau [i^^^), la Robe rouge (1900). S'il écrit sans art, son style du moins ne manque pas de vie. Peu psychologue, il vaut surtout en qualité de peintre et de moraliste. On doit reprocher au peintre quelque grossiè- reté de touche, particulièrement lorsqu'il met en scène des personnages du monde. Ses paysans, ses ouvriers,. ses petits bourgeois, sont excellents de justesse caracté- ristique. Il saisit à merveille le détail significatif, le trait qui porte. Son comique, souvent un peu lourd, a beaucoup de saveur et de relief. Quant au moraliste, nous lui vou- drions un bon sens moins court, moins borné par les préjugés sociaux. Mais, si le théâtre ne s'accommode guère d'une curiosité ondoyante et évasive, louons la droiture de M. Brieux, sa franchise et son solide équi- libre. m. de Curel. — M. François de CureP a fait V En- vers d'une sainte et les Fossiles (1892), représentées coup^ sur coup au Théâtre-Libre, V Invitée (1893), Y Amour brode ^1893), la Figurante (189(3), le Repas du lion (1898), la Nou- velle Idole (1899), la Fille sauvage (1902). ^On s'explique- fort bien que ces comédies n'aient pas eu, pour la plupart, un grand succès : l'auteur y donne presque toujours très peu de place à l'intrigue, et les personnages qu'il y met en scène sont très souvent exceptionnels. Elles ne s'ea recommandent pas moins par des mérites singulièrement 1. Né à Paris en 1858. 2. Né à Metz eu 1854. 536 LITTÉRATURE FRANÇAISE originaux et distingués, qui, d'ailleurs, se goûtent encore mieux à la lecture qu'à la représentation. M. de Gurel est un artiste et un poète, mais avant tout un psychologue, préoccupé des problèmes de la cons- cience et attentif à la vie sentiniontale. Il faut lui pardon- ner certaines négligences ou maladresses de facture, qui ne compromettent pas 1 intérêt essentiel de ses pièces. Parfois, dans l'Amour brode notamment, nous le trouvons trop subtil; mais, /dans VEnvers .d\une sainte et d.ans Vin- vitée, sa psychologie ;^, sans auctin raffinement, une rare •finesse; et les Fossiles, le Repas du lion, \diNoin>,elle Idole, sont des œuvres aussi claires que fortes. I.a eomédte roman e(»(|uc t il. lt»9tand et « Ç^-^ raiio de ller^^rera* » . — Tandis que notre théâtre mo- derne s'apjiliquait à la peinture de la réalité ambiante, une œuvre d un genre tout autre, Cyrano de Ber.'^erac fl897), fit revivre avec un éclat nonpareil la comédie roma- nesque. L'auteur, M. Edmond Rostand*, avait déjà donné les Romanesques, petite pièce ingénieuse et puérile; la Prin- cesse lointaine, aimable fantaisie poétique; la Samaritaine, « évangile en trois tableaux », où quelques passages char- mants ne rachètent pas des mignardises et des fioritures peu conformes à un tel sujet. Il donna par la suite V Aiglon (19(!)0), sorte de dra-me historique qui, malgré son habile facture, ne reçut pas le même accueil que Cyrano, et Chantecler (1910), dont l'étourdissante virtuosité méri- terait plus d'éloges, si elle évitait toujours un clinquant assez vain. Mais Cyrano suffit pour illustrer M. Rostand. L'extraordinaire succès de la pièce, que favorisa une réac- tion contre le théâtre «"rosse », était presque mérité. Sans avoir inauguré je ne sais quelle ère nouvelle, comme le prédisaient, au lendemain, certains critiques par trop enthousiastes, Cyrano fit du moins une diversion aussi brillante que passagère; et il reste un chef-d'œuvre en son genre pour la verve, la gaieté, le mouvement, l'inven- 1. Né à Marseille en 1868. LE DIX-NEUVIEME SIECLE 537 tion facile et vive, pour la grâce des scènes amoureuses et pour l'éclat des airs de bravoure. La poésie. — Réaction antipariiassienne. — La poésie des parnassiens avait été, dans son essence, une poésie logique, une poésie didactique, technique, appliquée à noter directement les choses. Contre leur discipline étroite et sèche s'insurgèrent, il y a quelque trente ans, les jeunes poètes, qui concevaient leur art tout autrement, non pas comme une transcription, mais comme une évocation. Ils s'appelèrent du nom de sym- bolistes et reconnurent leur chef dans Verlaine ^ \'erlaine. — Paul Verlaine- appartint d'abord au Parnasse et s'inspira tantôt de Le- conte de Lisle , tantôt de Banville [Poèmes saturniens , Fêtes galantes). Son originalité se dégage dans la Bonne Paul Verlaine (1844-1896). CJianson (1870j. Puis viennent les Romances sans paroles. Sagesse, Jadis et Naguère, Amour, Parallèlement, Bon- heur. Quant aux recueils qui suivent, ils n'offrent rien de nouveau et sont très loin de valoir les précédents. Après la mort de Leconte de Lisle, la nouvelle génération proclama Verlaine « prince des poètes français » et voulut en faire un chef d'école. Ni prince, à vrai dire, ni chef d'école, ce bohémien des fau- bourgs, cet impulsif sans volonté, sans discipline, sans esprit de suite, sans autre méthode que son instinct, n'en fut pas moins l'initiateur de la moderne poésie, d'une poé siequi traduit le rêve, le mystère, l'intimité mobile et fuyante de l'âme. • En parcourant les quinze volumes dont se compose son œuvre poétique, on est à chaque pas dérouté par les incertitudes de la pensée et les gaucheries de la forme. 1. Nous ne disons rien ici de Stéphane Mallarmé. Si parft)îs on devine chez lui une sorte de génie confus, sa baroque poétique le rend presque toujours inintelligible. 2. Né à Met/> en 1844, mort en 1896. 538 LITTÉRATURE FRANÇAISE Maintes pièces ne paraissent avoir aucune signification; la plupart de celles qu'on peut comprendre allient la pla- titude au tortillage. Mais il en a fait aussi quelques-unes de délicieuses, d'inoubliables, effusions toutes spontanées de son cœur, demeuré naïf jusqu'au milieu des pires éga- rements. Le nom de Verlaine demeurera coram€ celui d'un poète unique, qui, dans un siècle d'artistes raffinés, retrouva parfois l'innocence primitive. I^ «symbolisme. — Dérivée d'un idéalisme senti- mental qui s'oppose au positivisme critique du Parnasse, la poésie des novateurs remplace l'analyse par la syn- thèse, la notation par la suggestion, et, pour tout dire d'un mot, les procédés du peintre par ceirx du musicien. Réforme de la lan^^ue et de la métrique. — Une pareille conception devait nécessairement modifier la langue et la métrique. Les symbolistes rendirent la langue plus flexible et lui prêtèrent un charme subtil de viigue et flottante imprécision. Quant à la métrique, ils répudièrent ce qu'elle avait chez les parnassiens de spécieux, de concerté, de tendu; ils assouplirent les rythmes, inventèrent ou restaurèrent des mètres moins arrêt-és, moins stricts, plus « solubles* », firent préva- loir l'expression du sentiment individuel sur un méca- nisme convenu et raide. Si leur poésie est souvent obs- cure, et si, d'autre part, elle dégénère quelquefois en je ne sais quelle mélopée inconsistante et diffuse, sachons- leur gré d'avoir voulu abolir des règles factices et secouer une discipline oppressive. Les poètes de la jeune éeole. — Parmi les poè- tes de la jeune école, nous signalerons ici M. de Régnier et Samain. M. de Replier. — M. Henri de Régnier^ eut d'abord pour maîtres Leconte de Lisle et Heredia. Et cela sans doute ne l'empêcha pas de devenir symboliste, ni même d'écrire quelques recueils en vers libres; mais son édu- cation et son goût natif l'ont préservé des e-xcentricités 1. Celui de neuf syllabes et celui de onze. -2. Né à Honfleur en 1864. LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 539' OÙ beaucoup d'autres se fourvoyèrent. Poète de l'ombre et du rêve, de la lumière voilée, des mirages fugitifs, s€9 pièces se contentent parfois d'émouvoir notre rêverie en accompagnant la. sienne d'une lointaine musique. Elles éveillent dajis l'âme , quand l'intelligence précise en échappe, tout un monde de divinations furtives et de troubles ressouvenirs. M. Henri de Régnier, qui rompit de bonne heure avec ses anciens maîtres , s'est mainte- nant rapproché d'eux. Ses derniers recueils ont pour- tant une souplesse que ne connaissaient pas les paarnas- siens. Il y concilie la fluidité du symbolisme avec la pla&ticité du Parnasse. Samain. — Albert Samain* a fait des poèmes écla- tants ou fastueux; il a fait aussi un recueil de petites idylles ou scènes (^Aux flancs du vase), très remarquables par leur délicate précision. Biais c'est dans ses élégies qu'il exprima ce que son âme recelait de vraiment intime. Samain fut surtout un élégiaque, un élégiaque très doux, très tendre et d'une subtilité maladive. Nous trouvons en lui beaucoup de Baudelaire, beaucoup de Verlaine; plus sincère que l'un, il est plus pur que lautre. La critique. — Après Taine, on pouvait croire que le temps était passé des théories et des formules géné- rales. M. Anatole France, M. Jules Lemaître, M. Emile Faguet, reprirent la tradition de Sainte-Beuve. Il faut mettre à part Brunetière, qui a une doctrine et un sys- tème. Le dogiinatîsme. — BiMii»etîèr«- — Ferdinand Brunetière- rendit à la critique de grands services. Il maintint contre les dilettantes la nécessité de juger; contre les érudits, il plaida la cause des idées générales ; enfm, contre les disciples de Taine, qui n» considéraient que la signification historique des œuvres, il revendiqua le droit de les apprécier en elles-mêmes, réintégrant ainsi la critique littéraire dans le domaine qui lui est propre. 1. Né à Lille en 1859, mort en 1900. 2. Né à Toulon en 18'49, mort en 1906. 540 LITTERATURE FRANÇAISE Sa doctrine se fonde sur la « constance » de la raison humaine, sur l'autorité de la tradition universelle. C'est une doctrine imposante; seulement elle ne fournit pas de règles précises et elle suppose une confusion de l'art avec la science. Les maximes que l'on tire de la tradi- tion sont, en effet, trop générales pour avoir aucune valeur pratique; et, d'un autre côté, la raison partout et toujours identique, cette raison abstraite des géomè- tres, ne saurait juger les œuvres de l'art, si elles valent par ce que l'artiste y met de sa sensibilité et de son ima- gination. Quant à la méthode de Brunetière, elle consiste dans une application de l'évolutionnisrae à la critique. Et sans doute cette mé- thode peut lui suggérer d'ingénieux rapprochements. Mais, d'abord, elle contredit sa doctrine. Et ensuite, elle ne comporte rien que de superficiel et d'artificiel; attribuer aux genres « une vie indépendante du caprice des écri- vains », c'est faire ce qu'on appelait jadis de la scolastique. Pourtant Brunetière mérite, par son indépendance de caractère comme par la force de son esprit, une place éminente entre les critiques contempo- rains. On le voudrait seulement plus sensible à la beauté des œuvres et moins préoccupé de ses « thèses ». LHiiipressioniiisme. — M, A. France. — M. Ana- tole France* n'est pas proprement un critique, et lui- même en refuse le nom; il se borne à nous communiquer seulement l'impression de ses lectures. La critique ne compta pour lui que comme un divertissement passager. Il y porta sa grâce, sa délicatesse, l'élégance de son goût à la fois subtil et ingénu. M. J. Leniaîti-e. — M. Jules Lemaître^ est aussi un impressionniste et un dilettante. Très moderne, ses F. Brunetière (1849-1906). 1. Sur M. France romancier, cf. p. 527. 2. Sur M. Lemaitre auteur dramatique, cf. p. 533. LE DIX- NEUVIEME SIECLE 541 caprices, ou piôïtc son badinage et ses irapertinences, ne dérobent point ce qu il a de foncièrement classique. Les Contemporains, déjà, nous le montrent circonspect en même temps que curieux, fidèle à la tradition malgré son apparent modernisme, attaché aux qualités héréditaires d orare, de mesure, d équilibre, d'heureux tempérament et de juste assortiment. Et, dans ses Impressions de théâ- tre, il est loin sans doute de faire cause commune avec Sarcey; mais la différence entre eux porte moins sur les idées que sur le tour et le ton. M. Lemaître, du moins, répudie tout dogmatisme. Il voit dans la critique « un art de jouir des livres ». En appréciant les œuvres littéraires, il décrit sa propre sensibilité; rien, chez lui, de catégorique et de systémati- que. Ses jugements d ailleurs n'en valent pas moins; les jugements de M. Lemaître empruntent leur valeur soit à l'élégance de sa culture et à la finesse de ses impressions , soit à son détachement même de toute for- mule exclusive et de toute théorie pré- conçue. L'îiitelleetualisme. — HI. Fagiiet. — M. Emile Faguet' diffère de ]\L Lemaître et de M. France comme plus « cérébral n que sensitif, de Brunetière comme n'ayant aucune doctrine. La critique, selon lui, consiste dans a le don de vivre une infinité de vies étrangères avec cette clarté de cons- cience que ne peut avoir que celui qui est assez fort pour regarder en étranger sa propre âme ». Cette définition semble la réduire à un exercice tout intell^tuel ; et, d'autre part, elle exclut les systèmes, un système ayant toujours quelque chose de subjectif. Eclectique, ^L Faguet n'est pas impressionniste, car le mot suppose je ne sais quelle zansualité qui lui fait complètement défaut. Il s'intéresse Emile Faquet (ué un ISi"). 1. Né à la Hoche-sur-Von en 18'i7. 31 542 L I T T K H A T LUE F K A N Ç A, I S beaucoup plus aux itléos qu'il ne jouit des formes. Son style lui-même ne procède q.ue du cerveau ; sa^is couleur €t sans nombre, ce style vaut par la précision, la neltele, la justesse expressive. Ne demandons à. M. Fagtiet ni la grâce de M. lAMuaître ou de M. France, ni la magis- trale gravité de Brunelière. Mais, quand il s'agit d expli- quer une conception théorique , d analyser un organisme mental, nul ne saurait l'égaler. Sa qualité maîtresse est rinlelligence, une intelligence supérieuïement vigou- reuse et lucide. I/biKl)«iu*«. — ' SoreL — >l» I.avissc. — Parmi les historiens qui ont leur pJace dans no^ tre littérature, citons Sorel et M. La- visse. Aux mérites du savant, Albert Sorel* joint ceux du peintre. Ses œuvres, très louiiljles pour la solidité du fond, ne le sont pas moins pour le uiouvement des récits et l'éclat des tableaux^. M. Ernest Lavis&e^, mo- raliste surtout et politique, cherche dans le passé des exemples, des le- çons, des règles. Esprit ferme et net, il excelle à caractériser les époques ou les personnages, à les résumer en lumineuses formules. Mais 1 histoire se fait de plus en plus réaliste et posi- tive. Bannissant, comme des maîtresses d'erreur, la sen- sibilité et l'imagination, elle écarte aus-si les conceptions sysléiuatiques et même les vues d'ensemble. Œuvre d'é- rudition, l'objectivité scientifique n'y laisse rien de pro- prement littéraire. Albert Sorio. (1842-1906). Q«e MOUS (loMwera la g^éiiératioii iiotivelle? — Que nous donnera, au début de ce siècle, la génération nouvelle ? Le fait le plus caractéristique de notre époc(ue, c'est la 1. Né à Honfleur en 1842, mort en 1906. 2. Né à NouviOû-eu-Thiérache en 1842. LE DIX-N"EUVIÈME SIECLE 543 disparition des écoles. Chaque école nous a légué des œuvres durables, des oeuvres éternelles, qui entretiennent, non pas sans doute ses préjugés et ses conventions, mais son esprit général en ce qu'il comporte de supérieur aux conventions et aux préjuges. Et ainsi notre tradition s'en- richissait et s'élargissait toujours davantage. Et plus notre tradition est devenue riche et large, moins paraît probable l'avènement d'écoles nouvelles. On peut donc croire que le siècle prochain va nous donner une littérature affranchie de toute formule. Il sub- sistera toujours des « familles » intellectuelles et morales. Ceux-ci, par exemple, représenteront de préférence la beauté du monde ou de la vie, et ceux-là en représente- ront plus volontiers les misères et les laideurs. Mais ni les uns ni les autres n'assujettiront leurs œuvres à telle ou telle doctrine exclusive. L'art n'est d'aucune école, ayant pour matière la vérité complète, que chaque école commence par mutiler. Les œuvres vraies excluent toute définition scolastique. Ce sont des œuvres de ce genre que nous demandons aux jeunes écrivains et que nous avons lieu d'en attendre. LECTURES Sur m. Bourget : Brunetière, Nouceaux Essais sur la littérature contemporaine, 1895; Doumic, Écrivains d'aujourd'hui, I89i; A. France, la Vie littéraire, t. I", III, IV; J. Lemaître, les Contem- porains, t. III, IV; G. Pellissier, Essais de littérature contempo- raine, 1893, Nouveaux Essais de littérature contemporaine, 1895, Études de littérature contemporaine (1" série), 1898; Schérer, Etudes sur la littérature contemporaine, t. X. Sur M. Loti : Brunetière, Histoire et Littérature, t. II; Doumic, Études sur la littérature française, t. III, fB99 ; A. France, la Vie littéraire, t. I";J. Lemaître, les Contemporains, t. III; G. Pellissier, Nouveaux Essais de littérature contemporaine, 1895; Schérer, Etudes sur la littérature contemporaine, t. IX. Sur m. France : Doumic, Études sur la littérature française, t. II, 1898; J. Lemaître, les Contemporains, t. II, VI; G. Pellissier, Nouveaux Essais de littérature contemporaine, 1898. Sur les autres romanciers, cf., outre les ouvrages précédemment cités, G. Pellissier, le Mouvement littéraire contemporain, 1901. 544 LITTÉRATURE FRANÇAISE Sur le théâtre : Doumic, Essais sur le théâtre contemporain, 1897, De Scribe à Ibsen (sans date); J. Lemaître, Impressions de théâtre; Parigot, le Théâtre tihier, 1893; G. Pellissier, le Mouvc- ment littéraire contemporain, 1901 ; Sarcey, Quarante Ans de théâ- tre, 1900-1902; Zola, le Naturalisme au théâtre. 1880, Nos Auteurs dramatiques, 1881. Sur la poésie : Brunetière, Essais sur la littérature contempo~ raine, 1891, Evolution de la poésie lyrique, 1894; Doumic, Études sur la littérature française, t. IV, 1901 ; A. France, la Vie litté- raire, t. III; J. Lemaître, les Contemporains, t. IV; G. Pellissier, Études de littérature contemporaine (1" série), 1898, le Mouve- ment littéraire contemporain, 1901. Sur la critique : Brunetière, Évolution de la critique, 1890; Dou- mic, Écrivains d'aujourd'hui, 1894 ; A. France, la Vie littéraire, t. II, III; J. Lcmaitre, les Contemporains, t. I", II, VI, VII; G. Pellis- sier, Éludes de littérature contemporaine (1" série), 1898, le Mou- vement littéraire contemporain, 1901. INDEX ALPHABETIQUE DES AUTEURS! Ablancourt /Penot d'),1fl2. Alemboi-t (d'i, 340. Alexandre de Bernay, 22. Ainboise (François d'), 138. Amvot, 104. Ancey, 533. Andrieiix, 383. Arnauld, 180. Aubigné (d'), 101, 130. Augier, 508. Baïf, 125. Balzac (Guez de), 15T. Balzac (H. de), 4rî9, 504. Banville, 480. Barante, 466. Barbier, 421. Barrés, 531. Bartas (du), 129. Baudelaire, 481. Bavle, 293. Beaumarchais, 352. Becque, 532. Bellay (du), 114, 123. Belleau, 126,137. Belloy (de), 383. Benoit de Sainte^^fore, 2'1. Benserade, 155 (not-e). Bérangor, 404. Bernard (saint), 56. Bernard de Venladour, â3. Berrycr, 452. Bersuire, 56. Bcrlaut, 128. Bertrand de Born, 33. Bodel, 62. Bodin, 99. Boétie (La), 99. Boileau, 246. Bunald (de), 440. Bossuet, 258. Bouchet, 95. Bourdaloue, 268. Bourget, 525. Brantôme, 103. Brieux, 535. Brizeux, 421. Broglie (de^452. Brunetiéro, 539. Bruyère (La), 282. Buffou, 311. Calprenède (La), 308. Calvin, 86. Chamfort, 363. Chanson de Itoland, 13. Chapelain, 1C3. Charles d'Orléans, 72. Charron, 112. Charticr (Alain), 71. Chateaubriand, '395. Chaussée (La), 351. Chènedollé, 384. Chéuier (A.), 384. Chénier (M.-J.), :i84. Chorbuliez, 489. Chreslien de Troyes, 20. CuUiu d'Harleville, 383. Comniines, 76. % Condillac, 342. Condorcet, 342. Conrart, 160. Constant (Benjamin), 431, -550, 452. Coppce, 485. Corneille (P.), 169. Corneille (Th.), 212. 1. Cet index contient ausôik'fHre de quelques œuvres anonymes ou col- lectives. 54G CoLi-ier, 450, Cousin, 448. Crcbillon, 324 Crétin, 90. Gurel (de), 535. Dancourt, 347. Danton, 382. Daudet, 495. Delavigne, 427. Delille, 384. Descartes, 164. Deschamps (Eustache), 54. Desmarets, 212. Despcriers, 08. Despoites, 127. Deslodches, 348. Diderot, 334. Duels, 383. Duclos, 363. Dufrcsny, 347. Dumas (Alexandre), 425, 433. Dumas (.Alexandre) fils, 505. Duplessis-Mornay, 98. Encyclopédie, 340. Essarts (Herheray des), 98. Estienne (Henii), 98, 103. t:tienne, 383. Fahre d'Églantine, 383. Fabre (Ferdinand), 501. Faguet, 541. Fauchet, 103. Fayette (M"" de La), 209. Fénelon, 272. Feuillet (Octave), 489, Flaubert, 490. Fléchier, 270. Fontaine (La), 225. Foulanes, 384, Fontenellc, 295. Foy (le général), 452. France (Anatole), 527, 540.. Froissart. 56. Fromentin, 489. Furetière, 209. Fustel de Coulanges, 521. Gace Brûlé, 28. Garnier de Pont-Sainte-Maxence, 47, Garnier (Robert), 136. Gautier de Metz, 40. I>DEX ALPHABÉTIQUE Gautier (Théophile), 42C- Geoffroy de Monmouth, 17. Gerson, 56. Gombervjlle, 208. Goncourt (les), 494. Greban, 64. Gresset, 348. Grévin, 136, 137. Grinim, 342, Gringoire, 69. Guillaume de Lorris, 43. Guillaume de Poitiers, 23. Guiraud de BorneiJ, 23. Gui/of, 452, 470. Guyot de Provins, 34. Halévy, 512. Halle (Adam delà), 66. Hardy, 167. Helvétius, 342. Heredia (de), 48^, Héroët, 95. Hcrvicu, 534. Holbach (d*), 342, Hospital (Michel de 1'), leo. Hotman, S9, Hugo, 409, 424, 4 33, 477, 489. Huysmans, 531, Jacot de Forez, 22. Jodelle, 114, 134, 137. Joinville, 50. Jordan Fantosme, 47. Jouffroy, 449. Labé (Louise), 95. Labiche, 512. Lt;cordaire, 451. La Fosse, 324, Lagrangc-Chancel, 324. Lamartine, 404, 452, Lambert le Tors, 23. Lamennais, 447. Languot, 99. Larivey, 138. Lavisse, 542. I ebrun-Pindare, 384. Lebrun (Pierre), 383. L'>conle de Lisle, 481. Ledru-Rollin, 452. Lemaître (Jules), 533, 540. Lesage, 347, 357. Loti, 526. Loyal Serviteur (le), 102. INDEX ALPHABETIQUE 547 MaintenoD (M»" de), 206. Maire (Jean Le), 01, lOT Mairet, 168. Maistre (J. de), 446. Malherbe, 140. Manuel, 452. Manuel (Eugène). 484. Map (Gautier), 17. Marguerite de Navarre, 97. Marguerille, 529. Marie de France, 17, 41. Marivaux, .349, 358. Marmonlel, 342, Marot, 91. Mascaron, 270. Massillon, 270. Maupassaut, 502. Mavnard, 146. Meilhac, 512. Meilin de Saint-Gelais, 94. Mérimée, 432, 438. Meschinot, 90. Mcung (Jean de), 44. Mézeray, 327. Michel (Jean), 64, Michelet, 466. Mignet, 473. Millevoye, 384. Mirabeau, 379. Molière, 212. Molinct, 90. Monluc, 102. Mouod (.\dolphe), 451. Montaigne, 106. Montalenibert, 452. Monlchrestien, 136. Montesquieu, 300. Montpensier (M"« de), 201. Motteville (M°>« de), 201- Muset (Colin), 29. Musset, 418, 427. Nicole, 181. Nisard, 456. Noue (Ln), i03. Oresme, 56, Pailleron, 512. Palissy, 105. Paré (Ambroise), 105. Parny, 384. Pascal, 179. Pasquier, 103. Fathelin (l'Avocat), Ci,. Patru, 162. Paul (Vincent de), 260. Pelletier, 95. Pellisson, 162. Perier (Casimir), 452. Perrault, 254. Perron (du), 98. Péruse (de la), 136. Picard, 383. Piron, 348. Pisan (Christine de), 55. Pompignan (Le Franc de), .^S4- Ponsard, 427. Porto-Riche, 534. Pouvillon, 531. Prévost (l'abbé), 359. Prévost (Marcel), 530. Prose de sainte Eulalie, 8. Proudhon, 450. Quesnes de Béthune, 27. Quinault, 235, Quinot, 451. Rabelais, 81. Racan, U6. Racine, 235. Rainibaut d'Orange, 23. Rambouillet (M"« de), 153. Raymond de Toulouse, 23. Raynouard, 382. Regnard, 344. Régnier (H. de), 538. Régnier (Mathurin), 147. Renan, 519. Renaud, châtelain de Coucy, 3 Retz, 199. Richard Cœur de lion, 13. Rivarol, 364. Robert de Blois, 42. Robespierre, 381. Rochefoucaul*(La), 193. Rod, 529. Roman de Renart. 35- Ronsard, 118. Rosny, 530. Rostand, 536. Rolrou, 168. Rouget de Lisle, 384. Rousseau (J.-B.), 384. Rousseau (J.-J), 365. 548 Rover-Collard, 452. Butebcuf. 35, 63. INDEX ALPHABETIQUE Saint-Aniand, 150. Saint-Évremond, 192. Saint-Marc Girardin, 456. Saint-Pierre (Bernardin de), 'SI Saint-IU'al. 327. Saint-Simon, 289. Sainte-Beuve, ihS. Sales (François de). 98. Salle (Antoine de La), 75. Samain, 539. Sand (George), '433. Sarcey, 517. Sardou, 511. Satire Mcnippée, 100. Scarron, 209, 212. Scève, 95 Schérer, 517. Scribe, 428. Scudéry (M"« de), 155, 208. Scdainc, 352. Sénancour, 430. Serments de Strasbourg, 8. Serre (de), 452. Serres (Olivier de), 105. Sévigné (M"" de), 203. Sorel (Albert^ 542. Sorel (Charles), 209. Staël (M">« de), 3«0. Stendhal, 437. Sully (Maurice de), 56. Sully Prudhomme, 484. Taille (Jacques -de La), 1.^6. Taille (Jean de La), 136, U7. Taine, 513, 517. Thaon (Philippe de), 40. Thibaut de Champagne, 18. Thierry (Augustin), 464. Thiers^ 452, 474. Tocqueville, 452, 478. Turgot, 342, Turnèbe (Odet de), W«. Turold, 14. Tyard (Pontus de), 05, 114. Urfé (d'), 207. Vair (du), 112. Vaugelas, 163. Vauquelin de La Frcsnayo, f29. Vauvenargues, 361. Vorgniaud,'981. Verlaine, 537. Vcrtot, 327. Viaud (Théophile de), 149. Vie de saint Léger, 8. Vigny, 415,426,432. ViiUhardoui-ii, 49. Villemain, 454. Villon, 73. Voiture, 156. Voltaire, 318. Wace, 17, 48. Zola, 497. TABLE DES MATIERES PREMIERE PARTIE. — Le moyen âge. Chapitre premier. — Origine et formation de la langue fran- çaise 1 Chapitre II. — La poésie e'pîque : les trois cycles 10 Chapitre III. — La poésie lyrique 23 Chapitre IV. — La poésie satirique. — Les fabliaux et le Ro- man de Renart 30 Chapitre V. — La poésie morale et didactique 39 Chapitre VI. — La poésie historique. — Les chroniqueurs : Villehardouin, Joinville 47 Chapitre VII. — Le xiv« siècle 53 Chapitre VIIL — Le théâtre 59 Chapitre IX. — Le xv* siècle 70 DEUXIEME PARTIE. — Le seizième siècle. Chapitre premier. — La Renaissance et la Réforme : Rabe- lais et Calvin 80 Chapitre II. — Marot. — Les précurseurs de la Pléiade. . . 90 Chapitre III. — Les conteurs. — Les écrivains religieux et politiques. — Les mémorialistes. — Les érudits, traduc- teurs et écrivains scientifiques 96 Chapitre IV. — Les moralistes : Montaigne, du Vair, Charron. 106 Chapitre V. — La Pléiade 113 Chapitre VÏ. — La poésie après la Pléiade 127 Chapitre VII. — Le théâtre 133 TROISIEME PARTIE. -. Le dix-septième siècle. Chapitre premier. — Malherbe et Régnier. — Théophile , Saint-Amand 139 Chapitre II. — L'hôtel de Rambouillet. — Voiture, Balzac. — L'Académie française. — Vaugelas, Chapelain. — Descartes 152 Chapitre III. — La tragédie classique et Corneille 167 ' uapitre IV. — Pascal • 179 Chapitre V. — La littérature des « mondains ». — Saint-Evre- mond, La Rochefoucauld, Retz. — M"* de Sévigné. — M"* de Maintenon. — M"' de La Fayette 191 Chapitre VI. — Molière 212 Chapitre VII. — La Fontaine 2^25 Chapitre VIII. — Racine .?35 Chapitre IX. — Boileau. — La poétique classique. — La que- relle des anciens et des modernes 246 550 TABT.E DES M A T I K H E S Chapitre X. — L'éloquence religieuse. — Bossuet, Bourda- loue, Massillon ... 257 Chapitre XI. — Fénolon 272 Chapitre XII. — La Bruyère. — Saint-Simon 282 QUATRIÈME PARTIfi. - Le diît-huitième siècle. Chapitre premier. — Bayle, Fontenélle. — L'éspril général du xvm» siècle 2^2 Chapitre II. — Montesquieu 30O Chapitre III. — Buffon 311 Chapitre IV. -^Toltnii* 318 Chapitre V. — Diderot et ks encyclopédistes 334 Chapitre VI. — Les gonrt?s proprement littéraires : la comédie. 344 Chapitre VII. — Les genres proprement littéraires : roman- ciers et moralistes 356 Chapitre VIII. — Jean-Jacques Rousseau. — Bernardin de Saint-Pierre 305 Chapitre IX. — La Révolution et l'éloquence politique. — Les pseudo-classiques. — André Chénicr 378 CrNQUIÈ^TE PARTIE. - La première moitié du dix-neuTième siècle. CiiAPiTRE PREMIER. — M^ne de Staël. — Chateaubriand . . . 389 Chapitre II. — Le lyrisme romantique. — Lamartine. — Vic- tor Hugo. — Alfred de Vigny, — .\lfred de Musset. — Théophile Gautier 402 Chapitre IIT. — Le tliéàtre romantique 422 Chapitre IV. — Le roman »... 429 Chapitre V. — La littérature religieuse, la littérature philo- sophique, la littérature politique. — L'éloquence de la chaire et l'éloquence de la tribune 445 Chapitre VI. — La critique 453 Chapitre VII. — L'histoire 463 SIXIÈME P.\RTIE. — La seconde moitié du dix-neuvième siècle. Chapitre pre.mier. — La poésie 476 Chapitre II. — Le roman 488 Chapitre Ilf. — Le théâtre . ^ 504 Chapitre IV. — La critique et l'histoire 513 Chapitre V. — La littérature pendant les vingt dernières années du xix* siècle S23 Iî0 r^Oy^j ^^iJL^y^--dU,.,OL- - PQ Pellissier, Georges Jacques 116 Maurice P4 Précis de l'histoire de la cop.3 littérature française PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY